De l’égyptologue belge Jean Capart (1877-1947), qui fut conservateur en chef aux Musées royaux d'Art et d'Histoire de Bruxelles et directeur de la Fondation Égyptologique Reine Élisabeth, ces extraits de l’opuscule Le Message de la vieille Égypte (Bruxelles, 1941), dans lequel l’auteur a regroupé quelques pages de plusieurs de ses écrits.
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photo attribuée à Mohammedani Ibrahim, photographe de Reisner (1927) |
“Si l'on voyait réunis, sur les rayons d'une bibliothèque, tous les livres écrits au sujet de la grande pyramide, on serait probablement surpris de leur nombre et personne n'oserait entreprendre la tâche redoutable de les lire tous. Malgré cela, il faut bien constater qu'il n'existe pas encore un livre d'ensemble, sérieusement documenté, “le livre” sur les pyramides.
Ces masses colossales de Guizeh ont, plus que toutes les autres, surexcité l'imagination des peuples. Les historiens arabes leur ont consacré de nombreuses pages où l'on pourrait glaner pas mal de détails piquants sur les légendes que redisaient les habitants de l'Égypte au sujet de ces constructions prodigieuses. La plupart des conteurs arabes n'ignoraient pas que les pyramides sont des tombeaux et ils ont enregistré, dans leurs indigestes compilations, des souvenirs de l'époque où les khalifes les faisaient violer pour en dérober les trésors. Mais le désir d'enjoliver les histoires a conduit ces écrivains crédules à rapporter trop souvent des détails d'une ingéniosité puérile. (...)
À toutes les époques, l'imagination s'est exercée sur les pyramides plus que sur aucun autre monument du monde entier. (...)
La seule explication logique de ce débordement d'interprétations symboliques et scientifiques qui dépassent les frontières de la simple raison, se trouve dans le caractère réellement extraordinaire que présente pour nous la grande pyramide. (...)
Prévision, ordre et calcul
Tout, dans une pyramide, révèle la prévision, l'ordre et le calcul. Quelles qu'en aient été les dimensions, la pyramide a dû exister tout entière dans l'intelligence de l'architecte avant d'être exécutée dans la pierre. Peut-on imaginer une histoire plus admirable que celle de la construction de la grande pyramide ? Il est bien certain que nous aurions peine à la raconter avec toute la précision de détails que réclamerait la curiosité (...).
Dès que le roi a commandé le travail et qu'il a donné à l'architecte les pouvoirs nécessaires pour mettre en action le machinisme formidable qui en assurera l'exécution, les forces s'organisent dans toute l'Égypte pour ce seul but.
Le bureau de l'architecte dresse les plans et calcule les quantités relatives des divers matériaux à mettre en oeuvre. Si l'on peut trouver sur le plateau même de Guizeh un calcaire grossier qui suffira pour les parties inférieures, ce n'est que dans les carrières situées sur l'autre rive du Nil, dans la région de Tourah et de Massarah, que l'on exploite la belle pierre blanche qui servira pour les maçonneries soignées et surtout pour les dallages et les revêtements.
Au début, l'architecte avait prévu que la chambre funéraire serait creusée à 40 mètres de profondeur sous le niveau du sol. Un peu plus tard, il décida d'élargir sa conception du monument et de réserver une chambre dans l'épaisseur de la maçonnerie. Pour les couloirs d'accès, les murs et les plafonds de cette chambre, il fallut des blocs de dimensions considérables, afin d'assurer la résistance aux pressions prévues. Plus tard, encore, par un nouvel agrandissement de la pyramide, l'architecte fut amené à recourir au granit. (...)
Quinze cents blocs par jour !
La masse de pierre employée dans la construction est si énorme que nous pouvons à peine nous représenter le mouvement de fourmilière de tous ces hommes, s'affairant autour de l'édifice pour traîner, élever, placer chaque pierre à l'endroit voulu. On peut admettre en moyenne deux millions six cent mille blocs d'un mètre cube, pesant chacun environ 2.500 kilos. Si la construction a duré vingt ans, comme le dit Hérodote, et qu'on a travaillé seulement trois mois par an, cela implique le placement de près de quinze cents blocs par jour ! (...)
Aucune solution n'est pratiquement possible si l'on n'accepte l'emploi de nombreuses batteries d'appareils en bois disposés les uns au-dessus des autres, de gradins en gradins et qui élèvent les pierres par un procédé analogue à celui que les Égyptiens ont appliqué en tous temps pour leurs machines d'irrigation, appelées à présent des chadoufs.
Le triomphe d'une organisation excellente
Celui qui considère ces problèmes voit, dans la pyramide, le triomphe d'une organisation excellente, où la tâche de chacun est minutieusement déterminée à l'avance. Sans cela, des escouades de milliers d'ouvriers se transforment en quelques instants en une tourbe indisciplinée, dès que les ordres des chefs se mêlent et se contredisent. Les travailleurs sont comme une armée qui marche à la bataille en ordre parfait. Un rouage faussé et la troupe est livrée à une panique indescriptible. Nulle part il ne peut se produire d'arrêt imprévu. La carrière doit avoir débité ses blocs au moment où arrivent les bateaux. Au débarcadère doivent être rangés les traîneaux qui se mettent en marche régulièrement, sous peine d'être retardés en cours de route. Au pied de la pyramide, les accumulations de pierres ne tarderaient pas à former une barrière infranchissable. Les assises n'ayant pas toutes la même hauteur, les blocs qui arrivent, marqués à l'encre rouge, ne peuvent être employés au hasard, mais doivent être gardés en séries. Le matériel s'use, les hommes sont malades ou meurent. Il faut, de plus, veiller à leur logement, à leur habillement, à leur nourriture. C'est à ce dernier détail que pensaient les drogmans égyptiens qui prétendaient lire sur la pyramide, à l'intention des touristes grecs, le total des sommes dépensées en radis, en oignons et en aulx pour les ouvriers. Auprès du chantier se tenait aussi l'armée des scribes qui avaient pour mission de diriger, de contrôler toutes les opérations et d'en tenir un compte exact.(...)
Un tel travail confond l'imagination
En dépit de la complexité d'une telle organisation, l'architecte ose même un remaniement du plan intérieur. Agrandir la pyramide ne soulevait pas de difficultés. On la bâtissait par massifs s'appuyant les uns sur les autres et, presque jusqu'au dernier moment, on pouvait, en même temps qu'on l'élevait, la revêtir de manteaux s'éloignant de plus en plus de l'axe central. Au contraire, toute modification aux appartements entraînait des problèmes qui semblent insolubles, à moins d'admettre que les constructeurs laissaient, presque jusqu'à la fin des travaux, une large brèche ouverte à travers la maçonnerie, sur la face nord, où débouchaient les couloirs d'accès.
On serait tenté de dire qu'un tel travail confond l'imagination. Il faut croire cependant qu'il restait dans la limite des possibilités normales, car nous avons vu des rois non contents d'une seule sépulture ordonner la construction, simultanée ou successive, de deux tombes gigantesques. Djeser avait un immense mastaba dans la région d'Abydos et une pyramide à Saqqarah, avec ses magnifiques temples funéraires. L'effort fut répété par Snefrou, qui possédait la pyramide de Meidoum et celle de Dahchour nord, toutes deux de dimensions colossales. Ces travaux, loin d'épuiser les ressources de l'Égypte, ne firent que préparer les voies à la construction de la grande pyramide de Khéops. Si la pyramide sud de Dahchour n'est pas celle de Houni, on sera tenté d'y reconnaître une seconde pyramide de Khéops. (...)
En examinant la construction de la pyramide, nous n'avons considéré que le tombeau proprement dit. Cependant, nous avons appris, en visitant les nécropoles, que la sépulture royale comprenait deux parties : la pyramide et le temple. C'est dans ce dernier que les architectes trouvaient surtout l'occasion de montrer leur habileté et leurs ressources. C'est là qu'ils avaient à résoudre les nombreux problèmes soulevés par la traduction, en matériaux durables, des formes et des proportions de la construction en matériaux moins résistants.”