Né le 6 janvier 1890 à Saint-Hilaire-lez-Cambrai (Nord), Fernand Leprette a connu une enfance paysanne, avant de rejoindre Lille et Douai pour ses études. Au cours de la Première Guerre mondiale, il est engagé dans l'infanterie et l'aviation. Jamais il n’oubliera les champs de bataille, labourés par les obus, et leurs tranchées boueuses.
Pour échapper à ces visions d'horreur, il décida en 1919 de se rendre en Égypte, où il fut détaché comme professeur de français dans les écoles du gouvernement égyptien, à Alexandrie tout d’abord, puis au Caire.
En 1929, il est appelé au ministère de l'Instruction publique en qualité d'Inspecteur de l'enseignement du français. Dès lors, jusqu’à sa retraite, il mènera de front ses fonctions dans l'enseignement et sa carrière artistique et intellectuelle, en s’imprégnant du “spectacle d'une Égypte en pleine mutation” et en “œuvrant tout particulièrement pour le dialogue entre les différentes cultures qui se croisent dans le pays”.
Il meurt en 1970.
Sa “lecture” des pyramides n’est pas celle d’un égyptologue, mais plutôt d’un poète qui, tout en étant guidé par son imagination, n’en est pas moins réaliste sur un phénomène urbanistique semble-t-il inéluctable : l’envahissement par la “ville” des environs immédiats des pyramides.
photo extraite de "History.com" |
Pendant deux heures, on a roulé à travers la plus abstraite fantaisie. Mouvant comme la mer, mais plus docile, le paysage se transforme sous les yeux. Toutes les crêtes des dunes s'allongent vers le capot de la voiture. On croit les saisir. Il le faudrait pour rester maître de sa route. En vain elles vous échappent. Mais, dans un état de demi-somnambulisme, on éprouve une joie aiguë à sentir tout vaciller. On s'avance, parfois, semble-t-il, à la pointe extrême de la folie, dans l'attente d'un miracle.
(...)
Des petites montagnes bien sages, soumises aux lois des phénomènes naturels
Lorsqu'on les voit ainsi pour la première fois, dans leur cadre, les Pyramides n'étonnent point. Masses puissantes et serrées, austères sous la bure, elles sont assises largement sur le sol, mais attentives à n'offrir à la prise du temps que la commune pointe de leurs triangles, comme des boucliers solides aux lignes sobres et modestes. Elles sont de bon conseil, quoique vaines.
Le Caire ne s'est jamais soucié des Pyramides, trop loin dans les sables et sans signification pour cette capitale musulmane. Il ne les a jamais révérées, n'a jamais eu recours à elles. La fameuse route qui y mène n'a jamais rien eu d'une voie sacrée. Le khédive Ismaïl, galant et fastueux, la fit tracer pour l'impératrice Eugénie qui devait leur rendre visite. Simple attention de grand seigneur. Je connais plus d'un Cairote qui n'a pris ce chemin que jeunesse dépassée. On a beau les dire chargées de secrets mathématiques, astronomiques, religieux, les considérer comme merveilles du monde, destinées à perpétuer les ambitions les plus démesurées, ces Pyramides ne sont plus, au regard de la Ville, que des monuments déserts, retournés à l’état de petites montagnes bien sages, soumises aux lois des phénomènes naturels.
De nos jours, les Egyptiens sont gagnés par une passion qui leur était étrangère. Ils vont à la recherche de leur propre passé. (...)
Le plateau des Pyramides ne connaît plus la solitude d'autrefois. Le Caire approche, chaque jour un peu plus et lui impose une familiarité qui doit irriter les mânes de Loti. Il est devenu un but de promenade quotidienne. Au sortir des jardins de Guiza, une large avenue ouvre dix kilomètres de ligne droite. Et, tout de suite, les Pyramides sont devant vous. (...)
Si absorbé qu'il soit par le battement de son pouls, il me semble que le Cairote le plus prosaïque ne peut être tout à fait insensible à la majesté du lieu, même s'il n'en a guère conscience. Au crépuscule, il y a quelques minutes pendant lesquelles les hautes parois triangulaires touchées par une lumière frisante, scintillent de mille feux comme un énorme joyau enchâssé dans l'azur. La magnificence du spectacle n'est pas moindre lorsque la nuit déroule au-dessus d'elles sa rivière de diamants.
Qu'il s'éloigne un peu dans les sables, face au vent du désert, le promeneur, dans ce décor fait pour nourrir la pensée en même temps que l'imagination, prend de soi de plus justes proportions. S'il descend vers le Sphinx qui veille depuis tant de siècles en contre-bas de la seconde Pyramide, il lira sur le visage mutilé sa propre noblesse d’homme, même lorsque celui que les Arabes appellent “Aboul Hol”, “le Père de la terreur” lui apparaît comme un veau marin en cale sèche, indifférent aux éclairs du magnésium. Le visage, c'est celui d'un roi fellah. Usé par le temps même défiguré par le malheur, il garde une physionomie complexe qui est la marque de la vie. Il y a de l’énergie dans le port de tête, dans les fortes mâchoires, les pommettes ; sa bouche est large et sensuelle ; l'ombre des orbites profondes lui fait un regard d'une mélancolie incurable. Par moments, l'on voit un sourire errer sur ses lèvres, mais comme retenu et plein d'expérience.
D'extravagants tombeaux dont la construction avait demandé un siècle
Il y a quinze ans, parce que je revenais de la guerre, son sourire me soulevait d'indignation. “Nous sommes nés, pensais-je alors, sous des cieux différents. Il sait que ma justice, mon bonheur exigent l'effort. C'est pourquoi je hais ce sourire sceptique devant l'éphémère que je suis. Mais le dégoût des mascarades, des affiches raccrocheuses, des graphiques des changes, des discours de rhéteurs, de Dada, m'a poussé jusqu'ici. Qu'as-tu à me dire ? Non. Tais-toi. Laisse-moi seulement pénétrer dans le désert.” Aujourd'hui je m'incline devant l'ancêtre.
En ce temps-là, je m'apostrophais de même avec violence devant d'extravagants tombeaux dont la construction avait demandé un siècle. “Voici qu'à ton tour, parce que tu te balades à Memphis avec un appareil photographique tout neuf, tu m'envoies de l'Éternel et de l'Infini à travers la figure. Mais les fellahs qui ont porté sur leurs épaules les Pyramides du désert, ces vains tombeaux, le souvenir de tes morts ? Qu'en fais-tu, misérable ? C'est bon l'oubli, n'est-ce pas ? Allons ! À deux genoux dans le sol pilonné ! L'obus qui t'a épargné jusqu'à présent, celui qui t'est destiné, cet obus-là, écoute-le. Crispe tes doigts sur tes paumes. Que tes dents craquent. Allons, le cou dans les épaules ! Et puis, ça ne sert à rien. Toi aussi au néant !”
Je contemple ces Pyramides d'un coeur plus apaisé. Elles ne m'étonnent plus. Elles s'imposent à moi comme des oeuvres gratuites. Par leur masse, la simplicité de leurs lignes, leur durée, elles font partie du paysage. Sur cette plaine, elles attirent, de partout, le regard. Elles font signe.
Suivant les jours, elles changent d'humeur, tantôt claires et nettes comme des pensées du matin, tantôt dérobant sous la brume une figure d'ennui, de fatigue, de torpeur, tantôt montrant un pelage hérissé. Le matin, elles sont grises, jaunes le soir. Quand le soleil se couche, elles opposent le velours noir au pastel. Elles deviennent bleues avec la nuit.
Je crois même que, pour les hommes qui s'agitent dans leur voisinage, elles ont pris une vie nouvelle. Elles les suivent dans leur fièvre de mouvement. Toutes trois, différentes de taille - la quatrième reste encore au sol -, elles se séparent et se rapprochent, s'engendrent et se résorbent, pivotent l’une autour de l'autre, se couchent l'une sur l'autre comme de belles bêtes souples qui jouent en silence. On les voit déplier un diptyque d'ombre et de lumière, s'aplatir sur leur base, s'étirer lentement. Sous l'aile d'un avion, elles sont prêtes à s'incliner, comme font les tables tournantes.
La Ville ne perd donc pas de vue les Pyramides. Mais c'est moins pour leur demander des secrets qu'avec le dessein non avoué de faire siennes ces bornes magnifiques. Peu à peu, elle garnit de villas et de palais la plaine de Guiza, elle songe à y tracer des avenues. Viendra le temps où les grands triangles, jusqu'alors en exil, rentreront dans un cadre nouveau. Les archéologues ont beau faire ; ils ne pourront pas ressusciter ce qui gisait sous les sables. En revanche, lorsqu'on survole Le Caire, le site de la ville future s'inscrit sous les yeux, entre la colline arabe et les témoins pharaoniques, à cheval sur une coulée de vermeil où des îles se posent, vertes et fraîches comme des tapis de prière.”
En ce temps-là, je m'apostrophais de même avec violence devant d'extravagants tombeaux dont la construction avait demandé un siècle. “Voici qu'à ton tour, parce que tu te balades à Memphis avec un appareil photographique tout neuf, tu m'envoies de l'Éternel et de l'Infini à travers la figure. Mais les fellahs qui ont porté sur leurs épaules les Pyramides du désert, ces vains tombeaux, le souvenir de tes morts ? Qu'en fais-tu, misérable ? C'est bon l'oubli, n'est-ce pas ? Allons ! À deux genoux dans le sol pilonné ! L'obus qui t'a épargné jusqu'à présent, celui qui t'est destiné, cet obus-là, écoute-le. Crispe tes doigts sur tes paumes. Que tes dents craquent. Allons, le cou dans les épaules ! Et puis, ça ne sert à rien. Toi aussi au néant !”
Je contemple ces Pyramides d'un coeur plus apaisé. Elles ne m'étonnent plus. Elles s'imposent à moi comme des oeuvres gratuites. Par leur masse, la simplicité de leurs lignes, leur durée, elles font partie du paysage. Sur cette plaine, elles attirent, de partout, le regard. Elles font signe.
Suivant les jours, elles changent d'humeur, tantôt claires et nettes comme des pensées du matin, tantôt dérobant sous la brume une figure d'ennui, de fatigue, de torpeur, tantôt montrant un pelage hérissé. Le matin, elles sont grises, jaunes le soir. Quand le soleil se couche, elles opposent le velours noir au pastel. Elles deviennent bleues avec la nuit.
Je crois même que, pour les hommes qui s'agitent dans leur voisinage, elles ont pris une vie nouvelle. Elles les suivent dans leur fièvre de mouvement. Toutes trois, différentes de taille - la quatrième reste encore au sol -, elles se séparent et se rapprochent, s'engendrent et se résorbent, pivotent l’une autour de l'autre, se couchent l'une sur l'autre comme de belles bêtes souples qui jouent en silence. On les voit déplier un diptyque d'ombre et de lumière, s'aplatir sur leur base, s'étirer lentement. Sous l'aile d'un avion, elles sont prêtes à s'incliner, comme font les tables tournantes.
La Ville ne perd donc pas de vue les Pyramides. Mais c'est moins pour leur demander des secrets qu'avec le dessein non avoué de faire siennes ces bornes magnifiques. Peu à peu, elle garnit de villas et de palais la plaine de Guiza, elle songe à y tracer des avenues. Viendra le temps où les grands triangles, jusqu'alors en exil, rentreront dans un cadre nouveau. Les archéologues ont beau faire ; ils ne pourront pas ressusciter ce qui gisait sous les sables. En revanche, lorsqu'on survole Le Caire, le site de la ville future s'inscrit sous les yeux, entre la colline arabe et les témoins pharaoniques, à cheval sur une coulée de vermeil où des îles se posent, vertes et fraîches comme des tapis de prière.”