mercredi 10 mai 2017

La Grande Galerie : une "charmante pièce d’architecture" selon Claude-Louis Fourmont (XVIIIe s)


Le texte qui suit est extrait de la Description historique et géographique des plaines d'Héliopolis et de Memphis (1755), de Claude-Louis Fourmont (1703-1780), “interprète du Roi pour les langues orientales”, qui a passé quatre années en Égypte.
Illustration de Luigi Mayer, 1803


Elles [les pyramides] ont été ainsi nommées du mot grec “feu”, à cause qu’elles se terminent en pointe comme la flamme.
Les modernes en comptent vingt : celles que l’on voit à l’Occident de la plaine de Saccha ou des Momies, sont en partie sur le rocher, en partie dans cette plaine, le long de laquelle règne le même lit de rocher, sous un sable mouvant de cinq à six pieds de hauteur. Elles n’ont pas toutes la même figure : les unes ressemblent à un pain de sucre, d’autres s’élèvent par une ligne qui approche plus de la perpendiculaire, et ne sont pas si pointues au sommet. Il y en a qui ont des marches ou degrés, de vingt, trente et quarante pieds de hauteur chacun : ce sont autant de grands carrés posés les uns sur les autres, et qui vont en diminuant à mesure qu’ils approchent du sommet de la Pyramide. Les trois grandes sont au nord de celles-ci : il y en a deux dans le Fioum, qui ne leur sont pas inférieures ; les autres sont répandues dans le désert de Libye.
Selon Pline, elles ont été bâties en partie par ostentation, et en partie par politique, afin que le peuple, occupé à ce travail, ne songeât point à se révolter. (...)


"On monte au sommet de la Pyramide par des espèces de degrés"

La première de ces trois Pyramides est située sur une espèce de rocher, dans le désert sablonneux de Libye, à la distance d’environ un quart de mille des Plaines d’Égypte, au-dessus desquelles le roc s’élève de 100 pieds. (...)
On monte au sommet de la Pyramide par des espèces de degrés, formés par les pierres qui la composent : elles sont de trois à quatre pieds d’épaisseur. La Pyramide se rétrécit de sa base environ trois pieds à chaque pierre : la même proportion est toujours observée jusqu’au sommet, qui ne finit pas en pointe, mais est terminée par un carré, qui devait être composé de neuf pieds ; mais il y en a deux qui manquent aux coins. On ne saurait que difficilement parvenir au haut de cette Pyramide, à moins que ce ne soit du côté méridional, ou à l’angle du Nord-est, parce que des autres côtés les pierres sont usées par le temps et les injures de l’air : on prétend qu’elles ont été tirées des montagnes d’Arabie, qui bornent la Haute Égypte à l’Orient. Ces pierres sont si grandes qu’une seule forme la largeur et la profondeur de chaque degré, qui sont au nombre de 207 ou 208.

L'intérieur de la Grande Pyramide

Pour l’intérieur de la Pyramide, les Anciens n’en ont absolument rien dit. Hérodote assure qu’il y a des voûtes souterraines dans la hauteur, sur laquelle la Pyramide est fondée : il ajoute que Cheops y fit conduire l’eau du Nil, pour y faire une petite île dans laquelle devait être son sépulcre. Strabon parle d’une entrée oblique, qu’on peut voir en ôtant une pierre qui la couvre ; et Pline d’un puits de 86 coudées de profondeur, dans lequel il suppose que l’eau du Nil était amenée par des conduits souterrains.
On entre dans la Pyramide par un passage étroit et carré, qui s’ouvre vers le milieu de la face septentrionale, à la seizième pierre, sur une hauteur artificielle formée par des sables, par des petits monceaux de pierre de marbre, et de tout ce qui a été employé à la construction de la Pyramide.
Son entrée, au-dessus de laquelle est une pierre de 12 pieds de longueur, et de plus de huit de large, a environ trois pieds en carré sur une longueur en pente de cent pieds, au bout de laquelle il y a un passage très difficile, et embarrassé de sables que l’on fait nettoyer par des Arabes, lorsqu’on veut pénétrer plus avant. Au sortir de ce trou on trouve un petit vestibule, au fond duquel on s’élève sur la roche, à la hauteur d’environ quatre ou cinq pieds, pour entrer dans un second conduit qui va, en remontant insensiblement, dans la longueur de cinq pieds, dont la largeur est d’environ cinq pieds, et à peu près autant de hauteur. Le pavé est d’un marbre poli blanc ; les côtés et le haut sont d’une pierre moins unie et moins dure que celles du pavé. Au sortir de ce conduit est une petite esplanade qui mène à deux autres passages : l’un à droite conduit au puits, dont Pline fait mention, qui est presque bouché par des ruines, et n’a plus que vingt pieds de profondeur. Je descendis jusqu’au fond, et je trouvai à côté un passage, où à peine fus-je entré sept à huit pieds que la respiration me manqua de sorte que je n’osai aller plus avant. Sitôt que je fus remonté, je suivis un second passage, à la gauche du premier, qui a les mêmes dimensions, dont les pierres sont fort massives, et parfaitement bien jointes ensemble. Ce passage va toujours de niveau pendant l’espace de 110 pieds, et conduit à une chambre à moitié remplie de débris, et dans laquelle on sent une odeur de cadavres : à un peu moins de vingt pieds de long environ, dix-sept de large et pas tout-à-fait quinze de haut, les murailles en sont entières, et enduites de chaux ; le haut est couvert de plusieurs grandes pierres unies, qui font séparées les unes des autres par le bas, mais dont les parties supérieures forment un angle, en se rencontrant.

"une magnifique pièce qui ne cède à quelque bâtiment que ce soit, ni du côté de l’art, ni du côté de la richesse des matériaux"

Si l’on retourne en arrière, à travers le passage horizontal, on monte par-dessus, et on entre dans l’autre galerie : à la gauche, séparée de la premiere galerie, par la muraille dans laquelle est l’entrée qui mène au passage dont nous venons de faire mention. Cette deuxième galerie est une magnifique pièce qui ne cède à quelque bâtiment que ce soit, ni du côté de l’art, ni du côté de la richesse des matériaux : elle s’élève en formant un angle de vingt-six degrés ; sa longueur est de 154 pieds, depuis le puits, qui est au-dessus, mais un peu moins, si on la mesure par le pavé ; la hauteur en est de vingt-six pieds. Il y a deux bancs de pierre de chaque côté de la muraille et près de l’angle, où ils sont joints avec elle, il y a de petits espaces taillés en rectangles parallèles et placés de chaque côté vis-à vis les uns des autres. La pierre de cette galerie est un marbre blanc poli, taillé en grandes tables, qui sont si bien jointes ensemble qu’il faut avoir la vue très bonne pour apercevoir l’endroit où elles se joignent. Ce qui augmente la beauté de cet ouvrage, quoique par là le passage soit rendu plus difficile et plus glissant, c’est qu’il faut y aller en montant ; mais on a fait des trous dans le pavé, qui sont éloignés les uns des autres d’environ six fois la largeur de la main, dans lesquels on peut mettre le pied pendant qu’on se tient au banc d’une main. La manière dont les tables de marbre sont rangées des deux côtés de la muraille forme une charmante pièce d’architecture : tous les rangs au nombre de sept avancent l’un par-dessus l’autre, de la valeur d’environ trois pouces, le bas du rang supérieur surpassant la partie inférieure du rang qui est immédiatement au-dessous, et ainsi de suite en descendant.

Quand on a passé par cette admirable galerie, on entre dans une autre ouverture carrée, qui a les mêmes dimensions que la précédente, et qui mène à deux petites antichambres ou cabinets, construits d’une espèce de marbre de Thébaïde. Le premier de ces cabinets est presque semblable à l’autre, qui est d’une figure oblongue, un des côtés ayant sept pieds, et l’autre trois et demi : la hauteur est de dix pieds, et le pavé uni aux côtés qui sont à l’Orient et à l’Occident a deux pieds et demi du plafonds, qui est un peu plus large que le bas. Il y a trois enfoncements ou petits sièges, dont les bords sont faits en demi-cercle.
L’antichambre intérieure est séparée de la première par une pierre de marbre rouge et tachetée, qui prend dans deux mortaises, entre deux murailles, plus de trois pieds au-dessus du pavé, et à la distance de deux pieds du plafonds.
De ces deux cabinets on entre dans une autre ouverture carrée, au-dessus de laquelle on aperçoit cinq lignes parallèles et perpendiculaires : c’est tout ce qu’on voit de sculpture dans la Pyramide. (...)
Ce passage carré est de la même largeur que le reste, et a environ neuf pieds de longueur ; il est partout couvert de marbre de Thébaïde admirablement bien mis en œuvre, et conduit au bout septentrional d’un appartement magnifique et bien proportionné. La distance du bout de la deuxième galerie jusqu’à cette entrée qui va toujours de niveau, est de vingt-quatre pieds : cette magnifique et vaste chambre, que l’art et la nature ont embellie également, est dans le centre de ces Pyramides, également éloigné de tous les côtés, et presqu’au milieu entre la base et le sommet. Les pavés, les côtés et le haut sont de marbre de Thébaïde, noirci par les torches que l’on est obligé d’y porter faute de jour : environ six rangs de pierre, tous six égaux en hauteur, en font le tour. Ces pierres sont d’une prodigieuse longueur, semblables à autant de grandes colonnes qui seraient étendues de leur long, d’un bout de la chambre à l’autre : neuf de ces colonnes couvrent le haut. La longueur du côté méridional de la chambre, exactement mesurée à l’endroit où le premier et le deuxième rang de pierre se joignent, est de trente-quatre pieds d’Angleterre : la longueur du côté occidental est de dix-sept pieds, et la hauteur de dix-neuf pieds et demi.

L' "appartement du Prince"

Dans ce superbe appartement est le monument du Prince qui a fondé la Pyramide :il est d’une pierre de marbre creusée en dedans, ouverte par le haut, et qui, lorsqu’on frappe contre, rend un son pareil à celui d’une cloche. Il est de la même sorte de pierre dont tout l’appartement est couvert.
La figure du tombeau est comme un autel, ou deux cubes bien joints ensemble : les surfaces en sont fort unies, et l’on n’y trouve aucune marque de sculpture. La superficie extérieure a en longueur sept pieds trois pouces et demi, et en profondeur trois pieds trois pouces et trois quarts : aux côtés de la chambre, qui regardent le Midi et le Nord, il y a deux entrées vis-à-vis l’une de l’autre.
Ce qui reste à observer est l’écho qui répète le même son quatre ou cinq fois, selon Plutarque ; mais la répétition s’en fait fort distinctement jusqu’à dix ou douze fois. Hérodote dit que Cheops employa à chaque trois mois cent mille hommes, tant pour tirer les pierres des montagnes d’Arabie et les conduire jusqu’au Nil, que pour les transporter depuis le fleuve jusqu’aux montagnes de Libye. Diodore en compte 360.000 et Pline 366.000. Ils y travaillèrent pendant vingt ans. Il y avait une inscription, à présent effacée, qui marquait combien il en avait coûté en raves, en oignons et en ails, pour les ouvriers, montant à 1600 talents d’argent. Une chose digne d’être observée dans la première Pyramide est que les côtés en sont tournés vers les quatre parties du monde et marquent par conséquent le vrai Méridien de l’endroit, position qui ne saurait être l’effet du hasard, et qui prouve que les Égyptiens ont fait de bonne heure de grands progrès dans l’astronomie.

La chaussée 

Le même Roi Cheops, selon Hérodote, avait fait construire une chaussée pour conduire depuis le Nil jusqu’aux montagnes de Libye les pierres qu’on avait tirées des montagnes d’Arabie. Cette chaussée avait cinq stades de longueur. (...) La pierre en était polie et sculptée d’animaux.

Cet ouvrage auquel le peuple avait été employé pendant dix ans ne le cédait guère à la construction de cette Pyramide.
On voit encore les vestiges de cette chaussée du côté du Levant, où le terrain s’étend beaucoup plus que vers le Nord ; et à l’extrémité on remarque une élévation de grosses pierres, qui s’étend le long de la plaine en allant au fleuve. Un Auteur arabe dit qu’elle était pavée de marbre granite : il ajoute que des colonnes de même marbre, élevées des deux côtés de la chauffée, soutenaient une voûte qui mettait à couvert des ardeurs du Soleil ceux qui partaient de l’extrémité de ce superbe portique pour venir visiter la Pyramide (...)