samedi 4 décembre 2010

“Il est très douteux que l'Égyptien, qui n'a rien inventé, ait imaginé les pyramides” (Delisle de Sales - XVIIIe s.)

Le polygraphe français Jean-Baptiste Isoard de Lisle, dit Jean-Baptiste-Claude Delisle de Sales (1741-1816), est connu, dixit Wikipédia, “tant pour sa fécondité que pour la médiocrité de ses écrits philosophiques et historiques”.
Qualifié par Chateaubriand de “très brave homme”, mais également de “très cordialement médiocre”, sans doute est-ce cette seconde description qui le caractérise le mieux, notamment lorsqu’il se targue, dans l’un des 52 volumes de son Histoire des hommes, ou Histoire nouvelle de tous les peuples du monde (1780-1785), d’écrire sur les pyramides d’Égypte..
Après une longue description, sans réel intérêt, des pyramides de Saqqarah et de Guizeh, puis la relation d’une visite de l’intérieur de la pyramide de Khéops, qu’il emprunte totalement et pas à pas à de Maillet, il se livre rien moins qu’à des “vues philosophiques sur les pyramides”.
En fait de philosophie, il s’agit plutôt d’une violente et interminable diatribe, d’une attaque insensée de l’antique culture égyptienne.
De gré ou de force, Pyramidales se devait d’ouvrir ses pages à un tel brûlot dont je n’ai choisi que le best (!) of.

“La gloire de l'Égypte ne vient point de l'antiquité de sa monarchie. Cette puissance ne naquit que d'hier, si on la compare avec ces Atlantes, ces Assyriens, ces Phéniciens et ces Perses, dont la généalogie semble se confondre avec l'origine du globe. Il ne faut pas attribuer cette gloire à la sagesse de ses lois. Nous verrons bientôt s'il peut y avoir des lois sages, quand l'exécution en est confiée à un despote. Il y aurait du délire à la chercher dans l'énergie du caractère de son peuple : espèces d'automates faits pour ouvrir leur intelligence à tous les préjugés, et pour plier leur tête docile sous le joug de tous les conquérants. Cette gloire dérive uniquement de la construction des pyramides, et c'est ici que l’historien des hommes a besoin de ses balances.
D'abord il est très douteux que l'Égyptien, qui n'a rien inventé, ait imaginé les pyramides. Les premiers peuples du globe ont été dans l’usage d'élever la terre autour de la tombe de leurs héros, et de revêtir ce tertre factice de pierres de taille, pour en prévenir l'éboulement. La hauteur du monument était proportionnée à la renommée du grand homme dont il renfermait la cendre, et je ne serais point étonné que toutes ces montagnes factices qu'on rencontre de temps en temps en Asie, ne fussent d'antiques tombeaux, dont la cupidité a fait disparaître le revêtement.
Le voyageur philosophe, Richard Pockoke, a rencontré dans la Syrie plusieurs de ces montagnes faites de main d'homme, dont les murs d'appui subsistaient encore, et qui portaient sur leur cime de petites forteresses ; et il ne doute point que ce ne fussent les tombeaux des héros du premier âge.

Origine “syrienne” des pyramides égyptiennes
Il est évident que les montagnes revêtues des Syriens ont fait naître l'idée des pyramides.
Encore la forme quadrangulaire adoptée par les Égyptiens étant bien plus commode pour le revêtement que la forme circulaire des modèles, on peut soupçonner que leurs artistes, en simplifiant la construction de leurs édifices funèbres, ont moins cherché à montrer du génie, qu'à éluder les difficultés de l'architecture.
Le but moral de ces monuments, si empreints dans les montagnes factices des peuples de l'Asie, est encore manqué dans les pyramides. On n'érigeait, dans les premiers âges, de pareils mausolées qu'aux grands hommes ; en plaçant leur cendre sur des hauteurs que la nature n'avait point faites, on indiquait à un peuple, ami des emblèmes, l'élévation de leur génie, et on commandait l'admiration aux siècles à naître. Mais quand, dans des temps postérieurs, on surchargea le sol de Memphis de pyramides, quel service leurs constructeurs rendirent-ils à la morale universelle ? Ce ne fut pas la voix des peuples qui décerna l'honneur de ces mausolées, mais le caprice d'un despote ; au lieu des mains libres de la reconnaissance qui devaient ériger un tombeau au bienfaiteur des hommes, on vit des esclaves, courbés sous le poids de leurs chaînes, arroser de leurs larmes et de leur sang ces monuments qu'ils élevaient pour éterniser la mémoire de leurs Nérons ou de leurs Sardanapales.

Les “prétendues” merveilles du monde
Il est très important d'observer que dans cette foule de pyramides, dont on voit encore les débris en Égypte, il n'y en a pas une qui renferme la cendre d'un grand homme. Les noms de toutes ces augustes momies qu'on y déposa, sont oubliés ou dignes de l'être. On ignore même quels furent les orgueilleux insensés qui élevèrent ces masses énormes ; les traditions orientales ne semblent s'accorder que sur celles de Cheops et de Rhodope ; l'un était un athée, et l'autre une courtisane.
Si du but moral des pyramides, on descend à un examen raisonné de leur structure, on ne tarde pas à s'étonner de son enthousiasme pour ces prétendues merveilles du monde.
L'idée d'enfermer une momie de cinq pieds entre près de deux millions de pieds cubes de pierres, est d'abord la suprême extravagance pour l'homme de goût, qui n'admire les ouvrages de l'art que dans leur proportion avec la belle nature.
Un mausolée, s'il n'est point fait au berceau de l'art, doit annoncer, par sa forme extérieure, le but de l'architecte. Tel fut l'antique monument de l'époux d'Artémise. Tels nous voyons dans nos temples les tombeaux du Maréchal de Saxe, ou du Cardinal de Richelieu. Mais que désigne un amas quadrangulaire de pierres de taille sans colonnes, sans ornements funèbres et sans statues ? Si l'histoire ne nous éclairait pas sur l'usage des pyramides, on serait moins tenté de les prendre pour des mausolées que pour des observatoires.

Les pyramides témoignent non de la grandeur du génie égyptien, mais de l’excès du despotisme des Pharaons 
La masse énorme de la pyramide n'atteste pas la grandeur du génie égyptien, mais seulement l'excès du despotisme des Pharaons. C'est Xerxès qui jette un pont sur la mer ; c'est Alexandre qui veut que le mont Athos devienne une de ses statues. 
Le transport de quelques blocs de pierre de douze pieds de diamètre à la hauteur de près de quatre-vingt toises, nous étonne d'abord ; cependant à faire taire l'enthousiasme de préjugé, on ne voit dans ces travaux d'autre prodige que celui de la patience. Un despote qui a trois cent mille bras d'esclaves à son service, pendant vingt ans, peut tout faire, excepté des ouvrages de génie. Le grand art eût été de former avec un petit nombre de bras ces montagnes de pierres de taille, ainsi que Michel-Ange a fait quand il a transporté le Panthéon sur le dôme de Saint-Pierre. Mais un Michel-Ange ne prostituerait pas son talent à faire des pyramides.
Il ne reste plus, pour justifier l'admiration de la multitude, que l'adresse ingénieuse avec laquelle les architectes des Pharaons fermaient les routes mystérieuses de leurs pyramides ; mais le talent qu'ils mettaient à exécuter en ce point les vues étroites du despotisme est d'un ordre très subalterne ; il y a peut-être vingt fois plus de combinaisons dans les automates d'un de nos fameux machinistes que dans ces pénibles jeux d'architecture, ordonnés par la jalousie des Pharaons. Cependant je doute que la célébrité de Vaucanson dure autant que les pyramides.
On peut augmenter tant qu'on veut le nombre des merveilles de l'ancien monde. Mais il me semble qu'un tombeau en pyramide, dût-il, par sa hauteur, défier les nuages, ne vaut pas, dans l'ordre des chefs-d'œuvre de l'esprit humain, un monument comme le théâtre de Pompée, ou même un simple morceau de sculpture, comme l'Apollon du Belvedère, ou le groupe de Laocoon.

Des prêtres ignorants en astronomie
Parmi les enthousiastes de l'Égypte, il s’est trouvé encore des astronomes qui, prêtant aux prêtres d'Héliopolis un génie qu'ils n'avaient pas, ont tiré des résultats sans nombre de l'exactitude avec laquelle ils ont orienté les pyramides.
Il est vrai que les quatre faces des pyramides sont tournées vers les quatre points cardinaux, ce qui n'est pas un grand effort de génie ; l'ombre d'un style suffisait pour cela, sans même qu'on fût obligé d'observer une étoile au passage du méridien.
Les prêtres, qui orientaient si bien les tombeaux de leurs rois, étaient, dans l'origine de la civilisation de l'Égypte, si ignorants en astronomie, qu'ils furent obligés d'apprendre du philosophe Thalès comment on pouvait, par le moyen de l'ombre d'une pyramide, mesurer sa hauteur. L'orgueil de ces instituteurs du monde s'abaissa jusqu'à se laisser éclairer sur ces éléments des sciences par un sage de l'Archipel. (...)
Le “mauvais goût” des architectes égyptiens
Laissons les mausolées des pharaons attester aux siècles l'opulence de ces despotes ; mais  qu’ils attestent en même temps leur vanité frivole, l'abus insolent de leur pouvoir, et le mauvais goût de leurs architectes.
Ces vues sur les monuments de l'Égypte ne s'accordent ni avec les opinions ordinaires, ni avec les livres ; mais je n'ai laissé entrevoir mon sentiment qu'après une exposition impartiale des faits. On s'imagine bien que je n'ai aucun intérêt à fronder une admiration universelle ; le même motif qui m'engage à voir sans préjugé les hommes, me conduit à voir sans préjugé leurs monuments ; et j'espère que le lecteur droit, qui m'a su gré de dire la vérité sur les rois de l'Orient, me pardonnera de la dire aussi sur les pyramides.”

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