mercredi 1 décembre 2010

“Quel dommage que le Sphinx ne puisse parler ! Ou plutôt... quelle chance !” (A.B. de Guerville -XIXe-XXe s.)

Âmes sensibles, s’abstenir !
Dans le genre épique, les récits d’escalade de la Grande Pyramide m’ont réservé, au cours de mon inventaire, bien des surprises. On le sait en effet, pour de nombreux touristes ou “voyageurs”, le fait de grimper sur la plate-forme du célèbre monument représentait, à une époque plus ou moins lointaine, le meilleur de la visite, le summum de l‘exploit sportif qu’il fallait avoir accompli, quitte à ne pas se donner ensuite la peine d’en visiter l’intérieur.
J’ai jusqu’ici cherché à éviter ce genre de récit sans réelle importance pour le propos de notre blog. Il me faut toutefois faire ici une exception pour donner quelque idée de cette littérature d’un autre siècle, dont la teneur est peu conforme à nos critères actuels, abstraction faite de toute fausse pudibonderie.
Ce qu’écrit l’agent commercial américain, d’origine française, Amédée Baillot de Guerville (1868-1913) dans La nouvelle Égypte (1905) est, en ce domaine, très révélateur. Est-il besoin de le préciser ? C’est la première et la dernière fois que je me livre à un tel exercice. Et l’on remarquera, d’ailleurs, que l’auteur lui-même semble troublé par la teneur de son récit, au point de faire allusion à l’ “ombre” des pyramides... en pleine nuit !

“Il n’y a pas en ce monde route plus délicieuse que la large et belle avenue qui relie le Caire aux pyramides de Gizeh, construites à l’entrée du désert. Elle a une longueur d’une dizaine de kilomètres et est bordée de chaque côté de superbes et immenses arbres. L’animation y est grande à toutes les heures. Le matin, ce sont les cavaliers et les amazones ; les ânes, les mulets et les longues files de chameaux allant ou revenant du marché. L’après-midi, tout le Caire élégant s’y promène en voiture ou en automobile, et à gauche un tramway électrique apporte sa note moderne, criarde et monotone. Cette superbe route fut construite par le khédive Ismaïl, afin que l’impératrice Eugénie puisse se rendre en voiture jusqu'aux fameuses pyramides.

Le pèlerinage de curiosité et de plaisir
Ah ! ces pyramides, que de choses elles ont dû voir en quarante et quelques siècles, avant les exploits de Bonaparte et depuis ! Égyptiens, Grecs, Romains, Turcs, Français, Anglais y ont tour à tour planté leurs tentes et leurs drapeaux, et aujourd’hui, les touristes de tous ces pays et de bien d’autres encore y viennent chaque année par milliers, fraternisant et heureux, en un pèlerinage de curiosité et de plaisir.
On y vient pour plusieurs raisons. D’abord, parce que ce sont les Pyramides et qu’il faut avoir vu ces colosses de pierre ; ensuite parce que c’est un but de promenade agréable et que le désert avec son air pur et vivifiant exerce sur tous un très grand charme. D’aucuns y viennent pour de faire photographier avec les Pyramides, afin de pouvoir prouver aux incrédules “at home” qu’ils y sont bien venus, mais hélas ! combien de ceux-ci ont été déçus par le pseudo-photographe, dont l’appareil était une boîte à cigares vide recouverte d’un drap noir ! Après avoir posé une tête à gifles sur un corps raidi et inquiet, on donnait son nom, son adresse et son “louis” pour apprendre, quelques jours plus tard, qu’on avait tout fait rater par un mouvement nerveux quelconque !
Les abords des Pyramides sont envahis par une armée de Bédouins, ces sauvages du désert, qui ne connaissent, je crois, ni Dieu ni diable et vivent de deux désirs, assez souvent gratifiés : le vol et la femme. Habillés de longues robes, coiffés d’un turban et armés d’une solide matraque, ces chevaliers de la rapine et du viol entourent les malheureux touristes et leur font les offres les plus tentantes qui visiter le Sphinx et les Pyramides, ou pour faire l’ascension de celles-ci. (1) La plus grande prudence doit être exercée, surtout par les dames, à moins qu’elles ne soient à la recherche, ce qui arrive, paraît-il, d’une aventure bestiale.
L’ascension de la Grande Pyramide est difficile et fatigante. La rapidité avec laquelle les Bédouins l’effectuent est vraiment phénoménale. De nombreux touristes, hommes et femmes, se laissent tenter, à la grande joie des badauds.

La règle de trois
Deux Bédouins suffisent généralement à y hisser un homme, mais ils se mettent  trois au moins lorsqu’il s’agit d’une dame. Pendant que l’un des mécréants la tire par les mains, les deux autres poussent par derrière, se livrant sous les jupes à des attouchements savants et variés.
“Je ne puis comprendre, me disait un touriste, le faible que tant de femmes ont pour ces sales moricauds. L’autre jour, j’ai voulu grimper sur les Pyramides, mais je n’ai pu le faire, car je n’avais pas de gants, et il m’eût été impossible de supporter le contact de la main du Bédouin... froide, visqueuse... brr... j’aimerais mieux avoir un serpent entre les doigts.”
Mais le serpent, on le sait, a toujours un certain charme pour les femmes... ce qui les épouvante les attire en même temps.
“Voyez-vous, Monsieur, me disait un vieux portier d’hôtel, ce qui se passe à la tombée de la nuit dans tous les coins solitaires des Pyramides est incroyable... et des dames si bien, si comme il faut, et auxquelles on donnerait le bon Dieu sans confession ! Ah ! le climat égyptien est un grand coupable !”
Les Arabes commencent jeunes leurs excursions en pays étrangers. Le donkey boy qui suit en courant l’âne qu’il loue, sous le prétexte de maintenir la jupe en place, pose la main sur la jambe de l’amazone. Si celle-ci ne dit rien, il se livre à un léger chatouillement, et à moins d’être interrompu par un vigoureux coup de cravache, il ne s’arrêtera pas à si peu de chose. Certes, il y a de nombreuses femmes qui, au premier attouchement, mettent le holà en cravachant vigoureusement la brute, mais il y en a également, et elles sont nombreuses, qui, loin de se fâcher, encouragent la chose et doublent ou triplent le pourboire. Parmi ces dernières se trouvent quelques déséquilibrées à la recherche de sensations nouvelles et des centaines de vieilles filles qui, n’ayant jamais été chatouillées et tripotées, trouvent cela exquis et se sentent soudainement transportées au septième ciel de la volupté.(...)
C’est au clair de lune qu’il fait bon se promener dans le désert, et c’est alors que les Pyramides et le Sphinx mystérieux font l’effet le plus saisissant. Les amoureux le savent, et après un bon dîner à Mena House, les couples enlacés vont chercher la solitude et le bonheur à l’ombre des monstres de pierre qui, depuis des milliers d’années, servent de paravent à tout ce que l’imagination la plus folle peut rêver. Ah ! quel dommage que le Sphinx ne puisse parler ! Ou plutôt... quelle chance !”


(1) Il est incompréhensible que le gouvernement ne mette pas, une fois pour toutes, un terme à la conduite inqualifiable de ces Bédouins.

Source : Gallica  
Texte anglais

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