jeudi 17 février 2011

Les pyramides d’Égypte : des “monuments bien faits pour rabaisser l’orgueil de l’homme” (Robert Thomas Wilson - XVIIIe-XIXe s.)

Le Britannique Sir Robert Thomas Wilson (1777-1849), homme politique et général d’armée, a raconté dans son ouvrage Histoire de l’expédition de l’armée britannique en Égypte, tome 1, 1803 (extraits ci-dessous), à quelles saines occupations les militaires de son pays consacraient leurs jours de permission durant leur séjour au Caire : une visite des pyramides... histoire de “s’ennoblir l’esprit” par d’“honorables réflexions”.
La description de l’auteur se limite à des considérations très “générales” (qu’on me permette ce trop facile rapprochement !). Il les assaisonne, il est vrai, de telle ou telle appréciation personnelle (cf. Strabon, qui est renvoyé à ses chères études), de questions somme toute très classiques sur les caractéristiques techniques des pyramides, et de quelques piques bien mordantes qui ne sont pas du meilleur goût (cf. l’”état dégénéré et abruti” dont sont affublés les descendants des anciens Égyptiens).
Il n’est toutefois pas interdit de retenir de ce patchwork journalistique une impression globale, sinon de franche et durable admiration, du moins d’”éblouissement” passager face aux merveilles de pierre que l’Égypte offre à ses visiteurs.

Sir R.T. Wilson (Wikimedia commons)
“Pour soulager l'ennui que le paisible état de l'armée donnait à cette époque, et d'autant plus que l'on ne donnait pas la permission d'entrer dans le Caire, les Pyramides, seulement à la distance d'environ quatre milles, étaient devenues un constant objet d'occupation ; et même les soldats, en y allant, paraissaient y trouver une récompense pour tant de travaux et de fatigues, jouissant davantage de leurs triomphes, et sentant cette joie que les voyageurs doivent éprouver lorsqu'ils obtiennent le but principal de leurs recherches. Leurs esprits s'ennoblissaient par une fierté modeste et par d'honorables réflexions.
Les Pyramides, reconnues depuis l'antiquité la plus reculée pour une des sept merveilles du monde, vues de loin n'inspirent ni étonnement ni aucune idée d'une grande magnificence ; elles sont situées sur les limites du désert, qui s'élève comme un rocher escarpé au-dessus du pays cultivé ; leur forme, si l'un des objets de leur bâtisse était d'exciter de la surprise pour leur grandeur et leur élévation, était la plus mauvaise que l'on pût concevoir ; mais lorsqu'on arrive à la base de la grande pyramide, c'est alors que l'on est ébloui de ses merveilles. L'esprit s'égare dans des calculs, et l'œil nullement fait à regarder de telles masses, ne peut se figurer de pareilles dimensions.
La monstruosité des blocs de granit, les travaux immenses qu'on a dû employer, le levier qui a été indispensable pour soulever d'aussi énormes masses de rocher, sa beauté primitive ressortant de tant de couleurs de marbres divers, du porphyre et du granit, dont les côtés étaient revêtus, inspirent des sentiments peu communs d'admiration et d'étonnement. Cependant, lorsqu'on reporte sa pensée vers les ouvrages surprenants de génie et de savoir de ces siècles reculés dans lesquels ces édifices furent bâtis, en les comparant à l'état dégénéré et abruti des descendants de ces hommes, l'esprit ne peut s'empêcher de s'attrister de voir la dégradation d'une telle portion du genre humain, et de considérer les Pyramides comme des monuments bien faits pour rabaisser l'orgueil de l'homme.
La hauteur de la grande Pyramide a été finalement vérifiée par les Français d'être de six cents pieds, et la longueur de sa base de sept cents pieds. La quantité de pieds cubes en pierre massive est estimée par eux d'en contenir assez pour bâtir une muraille de quatre cent cinquante milles d'étendue, de trois pieds de haut, et de cinq pouces d'épaisseur.
Près du sommet, on voit encore des restes du revêtement sur lequel on suppose qu'il y a des hiéroglyphes ; sa cime est d'environ quinze toises en quarré, et sur laquelle les savants français dînèrent une fois : par la suite, elle était constamment visitée par beaucoup d'Anglais. Les noms de Bruce, d'Algernon Sydney, de Volney, et de plusieurs autres, étaient gravés sur les pierres ; et ce n'est pas peu de mérite pour eux d'avoir osé, voyageant isolément, se porter au sommet de cette triste masse.
Le coup d'œil de cette cime est terriblement stérile ; l'immense étendue de désert est seulement variée par une plaine étroite et cultivée, laquelle sépare les déserts de Lybie et d'Arabie ; et ce sol aride, et les misérables villages de la vallée, ne peuvent présenter aucune scène pittoresque ou agréable. L'œil peut seulement contempler avec quelque plaisir les eaux du Nil, l'île de Rhoda, et de beaux orangers dans les environs de Giza. Ce sont les seuls objets qui puissent soulager la vue fatiguée ; et cependant ce triste coup d'œil a tant fasciné et charmé Savary, qu'il a cru que c'est de cette misérable contrée que les poètes ont dû avoir tiré leurs idées de l'Élysée (1) ; et il en était si ravi et si enthousiasmé jusqu'à regretter de ne pas pouvoir terminer ses jours dans ce jardin fortuné. Mais Savary s'est montré mauvais juge de la beauté des pays et des femmes ; et si son paradis pouvait être transplanté en Europe, on le fuirait comme un désert, et ses houris deviendraient de vieilles vestales.


Il est très difficile de monter jusqu'au sommet, et il faut être fort et courageux : chaque pierre est haute de quatre pieds au moins, et les marches ne sont formées que par l'enfoncement progressif, de trois pieds environ, de chaque pierre supérieure, pour rendre la forme pyramidale. La descente est encore plus pénible, et cependant les soldats montaient et descendaient sans cesse, n'éprouvant jamais aucun accident.
À la base de la face du nord, il y a une porte sur laquelle on voit beaucoup de hiéroglyphes. Strabon assure que cette porte était, dans l'origine, au milieu de la hauteur de la Pyramide, et que les sables mouvants ont couvert l'autre moitié. Il serait absurde d'ajouter foi à une telle fable, si l'on observait seulement qu'une si grande quantité de sables mouvants aurait nécessairement dû couvrir aussi le pays cultivé, ce qui n'a pas eu lieu ; mais les Français, en creusant aux quatre coins, ont dernièrement constaté la base, en s'assurant qu'il n'y a pas eu de changement, puisqu'elle est bâtie sur un rocher, et que, d'après les excavations tout autour, il est évident que les Pyramides ont été bâties de ce roc. Les masses prodigieuses de porphyre et de granit dont on les revêtait, étaient apportées des environs de Cossir, sur la Mer Rouge.
C'est par la porte de la face du nord qu'on entre dans l'intérieur de la Pyramide, dans le sanctuaire de cette merveille du monde. L'entrée d'abord est très étroite et très basse, mais ensuite elle s'élargit. Au bout d'une allée, on voit un puits, dont on n'a jamais vérifié la profondeur. Un autre passage conduit à diverses chambres, et dans la plus grande il y a un cercueil de pierre dont on a ôté le couvercle, ayant essayé plusieurs fois de démolir le sarcophage ; mais heureusement la dureté de la pierre résista à. la violence des barbares. Les Arabes prétendent que lorsqu'on ouvrit le cercueil, on y trouva le corps d'un homme avec son épée et quelques ornements en or ; mais ces traditions sont trop vagues pour en tirer aucune instruction positive. Il semble que le seul fait certain est que là-dedans reposait le corps du Prince à la mémoire duquel on éleva cet étonnant édifice.
Il y a deux autres grandes Pyramides, et Morad Bey essaya d'en ouvrir une ; plusieurs pierres furent retirées, mais le travail et la fatigue étaient si pénibles que l'avarice fut forcée d'abandonner l'entreprise ;(...).. On voit les ruines d'environ treize Pyramides plus petites, de nombreuses catacombes dans les rochers ; et dans plusieurs les couleurs du bas-relief sur les murs se sont parfaitement conservées. D'après ces circonstances, des pyramides semblables à Sacarah, et de la plaine des momies, il ne peut exister aucun doute que ces masses énormes n'eussent été destinées à renfermer les corps, et à perpétuer la renommée des Princes, qui se flattaient par de pareils monuments [de] rendre leurs noms éternels, mais dont les cendres sont dispersées comme celles de leurs esclaves, et dont l'histoire n'a même pas conservé le nom. Leçon terrible pour les ambitieux, et consolante pour ceux qui se sentent humiliés !
À trente toises sur la droite de la Grande Pyramide, du côté d'orient, et en face du Caire, on voit le fameux Sphinx. Cette figure monstrueuse est taillée dans le roc, et les Français ont découvert plus de sa forme qu'on n'en avait vu depuis des siècles : ses traits sont ceux d'une femme de Nubie, mais ils ont tous été mutilés par des barbares fanatiques ; on ne voit pas ses pieds ; elle n'a point de sein ; et il paraît que le roc n'a été taillé que pour désigner le dos d'un lion, afin de représenter, dit-on, que le Nil augmente lors du passage du Lion dans la Vierge. Sa hauteur est de vingt-six pieds ; la circonférence de la tête, de douze ; la longueur de son dos n'a pas été vérifiée avec exactitude, mais d'après ce que l'on en voit, elle peut être de soixante pieds ; la partie supérieure de la tête étant creuse fortifie la supposition que les prêtres, s'y tenant cachés, rendaient ces oracles que la misérable populace croyait provenir directement de Dieu. D'autres ont conjecturé qu'il existait une communication souterraine entre le Sphinx et les pyramides ; mais cette idée est erronée, puisque le cou est solide. Il est certain que le Sphinx a été taillé dans le roc sur lequel il semble maintenant s'appuyer. Le savant Bryant a donc été très exact dans son hypothèse touchant son origine.”

(1) Plusieurs grands canaux, qui séparaient Memphis des Pyramides de Sacarah, fournirent aux Grecs l'idée de leurs rivières de l'Enfer, Acheron, Cocytus et Lethé ; mais il fallait l'imagination d'un Savary pour placer les Champs-Elysées dans cette contrée, à cause de la beauté du coup d'œil.

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