mardi 1 mars 2011

“Tout est magie autour d’elles” (comte de Marcellus -XIXe s., à propos des pyramides d’Égypte)

Marie-Louis-Jean-André-Charles Demartin du Tyrac, comte de Marcellus (1795-1861) a suivi une carrière diplomatique. Il fut secrétaire d'ambassade à Constantinople, puis chargé d'une mission dans les Échelles du Levant, et enfin, nommé premier secrétaire d’ambassade à Londres, à la demande de son ami Chateaubriand.
On le présente parfois comme le découvreur de la célèbre Vénus de Milo. En réalité, cette découverte fut faite par un paysan de l’île de Milos, à la recherche de pierres pour bâtir un mur autour de son champ. Le comte de Marcellus n’intervint que pour les tractations au nom du marquis de Rivière, ambassadeur de France à Constantinople, qui souhaitait prendre possession du chef-d'œuvre pour l’offrir au roi Louis XVIII, lequel en fit immédiatement don au musée du Louvre.
Le récit que fit le comte de Marcellus de sa visite au site de Guizeh, dans Souvenirs de l’Orient, tome 2 (1839), est plus inspiré par la fibre esthétique (les effets de la lumière sur les pyramides) et émotionnelle (réflexions dans le sépulcre royal) que par des observations techniques. À chacun son registre de compétences ! Mais qui se plaindrait que les pyramides, aujourd’hui comme hier, donnent encore à rêver ?

blason de la famille de Marcellus : 
de gueules à la tour donjonnée à dextre d'argent

“Après quelques chaumières dressées à l'abri des dattiers, j'atteignis la ligne stérile ; et là, de violentes bouffées du khamsin nous enveloppèrent d'un nuage de poussière si épais que, tout près de terre, je ne voyais plus la route frayée : force était, d'ailleurs, de tenir les yeux constamment fermés pour les dérober à cette pluie battante de petits cailloux et de sable ; nos précieuses montures résistaient seules aux assauts du vent, sans ralentir leur marche ; enfin, l'ouragan cessa comme le jour. La lune, faible encore, parut derrière la première pyramide, quand j'y arrivais ; et cette clarté, si chère aux ruines, rendit à la tombe de Chéops toute sa majesté. L'ombre du monument s'étendit au loin sur l'arène, et la nuit renouvela les illusions que le jour m'avait fait perdre. À mon approche, il m'avait semblé que la hauteur des pyramides décroissait insensiblement. Elles m'avaient apparu comme des collines géantes, quand je les contemplais des bords du Delta ; en marchant sur elles, au contraire, elles se rapetissaient, et ne se montraient plus à mes yeux que comme des constructions presque ordinaires.

Les phénomènes d'optique, les erreurs des sens se multiplient autour des pyramides, grandes créations d'une forme unique et d'un volume inimitable. Soit qu'on les observe de loin, de près, d'en haut, d'en bas, dans leurs galeries intérieures, ou sous le voile du mirage, tout est magie autour d'elles ; et c'est là, sans doute, que la physique devrait étudier et approfondir les effets de la lumière. Cette lumière y est si éclatante, si limpide et si pure !



Ma tente se dressa sur le sable, et en un instant elle fut assiégée par les Arabes des hameaux voisins, qui venaient en foule nous offrir leurs services, et par quelques Almées dont les danses devaient charmer notre veillée. Je les avais vues sans plaisir au Caire ; ici, je ne voulus occuper mes yeux que des pyramides, et je passai les premières heures de la nuit à errer autour des colosses, remontant les âges depuis Bonaparte jusqu'à ces rois inconnus qui n'ont pu jouir de leur sépulcre. Enfin, par égards pour Roschouan, qui ne voulut jamais m'abandonner pendant mes méditations, je reposai un moment sur un tapis étendu sous ma tente. Vers trois heures, les Arabes, guides des pyramides, me réveillèrent pour me conduire au haut du monument de Chéops, où j'avais désiré parvenir avant le lever du soleil. (...)

Le haut de la pyramide est un carré parfait de seize pas en tout sens. Je lus sur les pierres qui le bordent mille noms gravés ou crayonnés, auxquels, pour obéir à l'ancienne coutume, je dus joindre le mien. Deux de ces noms, Bonaparte et Chateaubriand, tracés par une main qui ne fut pas la leur, se trouvaient là tout près l'un de l'autre, toujours rapprochés dans l'histoire de leur siècle, dans la bouche de leurs contemporains, et sur le granit des pyramides, comme les deux génies des armes et des lettres. Et j'étais là, moi, pygmée, sur ce colossal ouvrage des temps mystérieux, comptant les générations évanouies, imperceptible comme un de ces grains de sable du désert qui m'environnait.

Je prolongeais mon extase en même temps que ma station à ce magnifique observatoire où je ne devais plus remonter, quand mes Arabes me firent expliquer par Roschouan que la chaleur toujours croissante rendrait le retour plus pénible. Je leur cédai lentement, après avoir lancé quelques pierres détachées sur les faces latérales de la pyramide où le chemin n'est plus ouvert : ma pierre bondissait de roc en roc, mais je la perdais de vue avant qu'elle eût gagné le sol. Je déchargeai mes pistolets en l'air : la détonation fut sourde, sans écho, et Ali, que j'apercevais comme un point noir au bas de la pyramide, où il m'attendait, ne l'entendit pas ; enfin je jetai un dernier regard sur cet admirable panorama, et remettant le bout de la corde à mes Arabes, je commençai à descendre. (...)

Enfin, exténué, haletant, et les jarrets rompus, je tombai sur le sable, à l'ombre de la pyramide, où je restai complètement immobile pendant dix minutes. J'avais mis une demi-heure à monter, et un quart d'heure à descendre. Quand je repris mes sens, j'étais encore à l'ombre de la pyramide ; car les pyramides ont une ombre, n'en déplaise à quelques historiens de l'antiquité. Il est vrai qu'elles n'ont pas d'ombre vers midi, dans les longs jours de l'année, et qu'alors elles ne cachent plus le soleil. C'est là l'effet que mon compatriote Ausone a voulu peindre dans ce vers : “Ipsa suas consumit pyramis umbras” (“La pyramide absorbe elle-même son ombre”). Mais cette ombre qui ne paraît pas à midi, sur des surfaces inclinées, mérite-t-elle bien le nom de phénomène ?

Je pénétrai dans l'intérieur de la grande pyramide, avec assez de peine d'abord ; il fallut glisser sur le ventre, et faire ainsi le tour d'un bloc énorme de maçonnerie qui ferme la voie. Cette masse a-t-elle été détachée des assises supérieures par l'effort du temps, ou bien a-t-elle été placée ainsi, dès la création, pour déguiser l'entrée, restée si longtemps problématique et inconnue, et pour empêcher tout accès ? Qaerite, quos agitat, mundi labor.

Après avoir surmonté ce premier obstacle, je me trouvai dans un long corridor qui conduit en montant, à la chambre sépulcrale. Ce corridor étroit a des espèces de trottoirs à gauche et à droite, de trois pieds d'élévation. Mes Arabes couraient sur les deux trottoirs à la fois, sautant de l'un à l'autre ; puis ils s'arrêtaient, les jambes écartées, secouant leurs torches ; et de loin, presque nus, ils apparaissaient sous ces voûtes lugubres comme des géants, ou plutôt comme ces spectres, fils des illusions de la nuit, qui grossissent et s'allongent dans nos imaginations rêveuses. Au milieu de ces prestiges fantasmagoriques, les cris de mes guides réveillaient les échos des sombres défilés, et mieux encore les chauves-souris, dont les ailes rasaient nos figures.







Méditations autour d’un sarcophage

Je parvins ainsi à la chambre du sarcophage royal, et je m'assis sur les rebords de granit noir, méditant sur tant de merveilles et de mystères accumulés autour d'un tombeau.

À la lueur des torches, je visitai tous les contours du royal sépulcre ; les parois de ces murs monolithes de la base au sommet, leurs signes hiéroglyphiques, les conduits qui partent du centre de l'édifice pour aboutir on ne sait où ; puis je retournai vers l'entrée par le même couloir. Je venais de dessus la pyramide ; j'étais dedans ; on me proposa d'aller dessous, et de me suspendre par une corde dans un puits profond de cent quatre-vingts pieds, dont je voyais à mes pieds l'étroite ouverture. J'étais las de la chaleur et de l'obscurité de ces vastes souterrains : je demandai à revoir le soleil. A peine réjoui de sa lumière, j'allais pénétrer dans la pyramide voisine, nouvellement ouverte par M. Belzoni ; mais on me fit observer qu'elle n'offrait qu'un intérêt secondaire et incomplet jusqu'ici.

Je me contentai de parcourir quelques catacombes ornées de bas-reliefs et de peintures funéraires, puis des sarcophages vides de leurs momies. Je fis ensuite le tour de la tête du sphinx colossal qui veille accroupi, comme un lévrier fidèle, sur ces demeures des morts. Une oie sauvage, de l'espèce particulière en Égypte, s'était posée sur cette tête du sphinx, et, se dessinant sur l'azur du ciel, elle formait comme un vivant hiéroglyphe. À notre approche, dédaignant le désert, elle s'envola pesamment vers les rives du Nil en faisant entendre un cri aigre et perçant.”

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