jeudi 20 décembre 2012

La “narration fidèle et même naïve d'un témoin oculaire” de la Grande Pyramide, reprise par Jean-Baptiste Joseph Breton (XVIIIe-XIXe s.)

Une première note de ce blog a été consacrée à l’ouvrage de Jean-Baptiste Joseph Breton, dit de la Martinière (1777-1852) L’Egypte et la Syrie, ou moeurs, usages, coutumes et monuments des Égyptiens, des Arabes et des Syriens. Précédés d’un précis historique. Ouvrage orné de quatre-vingt-quatre planches dont une partie a été exécutée d’après des dessins originaux et inédits, et l’autre d’après l’ouvrage de Louis Mayer ; accompagné de notes et éclaircissements fournis par M. Marcel, Directeur de l’Imprimerie impériale, membre de la commission d’Egypte. Voir ICI.
Il  y était question de quelques considérations générales sur les pyramides et d’une première approche de Chéops.
Dans cette seconde partie, l’auteur donne quelques détails techniques relativement sommaires sur les trois pyramides majeures de Guizeh. Mais, il est bon de le rappeler, il ne tient pas ses informations d’observations personnelles directes, mais de la consultation d’ouvrages antérieurs et des notes de Jean-Joseph Marcel, ainsi que du témoignage d’un certain M.Galland (en fait : Antoine Galland : cf Pyramidales ICI).

Illustration Louis Mayer
“L'autre estampe ci-jointe (ci-dessus) présente à nos lecteurs l'élévation de la première et de la seconde pyramide. Ils remarqueront auprès de la première les amoncellements de décombres qui se sont successivement formés autour de ses faces, surtout à l'ouverture qui sert d'entrée ; mais nous devons ajouter qu'il n'est pas en la puissance du pinceau, ni du crayon, de rendre un spectacle aussi imposant, aussi majestueux. On commence à voir les pyramides dix lieues avant d'y arriver ; elles semblent s'éloigner à mesure qu'on s'en approche, et lorsqu'on est enfin parvenu à leur pied, leur masse semble dominer au-dessus de la tête de l'observateur. Cependant le voisinage des monuments en affaiblit jusqu'à un certain point le prestige. On aperçoit aisément un homme qui se trouve sur le sommet, et sa voix réfléchie par les faces de la pyramide s'entend assez nettement à la base. C'est cette base seule qui est imposante, parce que toute ligne qui dépasse l'angle de notre rayon visuel nous cause toujours une impression fort vive. M. Volney a cherché à en donner quelque idée aux habitants de Paris, par une comparaison qui s'offre d'elle-même, et plusieurs voyageurs m'ont assuré qu'elle est très juste.
“Je ne connais rien de plus propre, dit cet écrivain, à figurer les pyramides à Paris que l'Hôtel des Invalides, vu du Cours-la-Reine. La longueur du bâtiment étant de six cents pieds, égale précisément la base de la Grande Pyramide ; mais pour s'en figurer la hauteur et la solidité, il faut supposer que la face mentionnée s'élève en un triangle, dont la pointe excède la hauteur du dôme des deux tiers de ce dôme même (il a trois cents pieds) ; de plus, que la même face doit se répéter sur quatre côtés en carré, et que tout le massif qui en résulte est plein, et n'offre à l'extérieur qu'un immense talus disposé par gradins.”

“Une autre sorte de pierre” pour le revêtement des pyramides
La première pyramide qui se présente lorsqu'on arrive de Gizéh est, comme nous l'avons déjà dit, la plus considérable. Elle est assise sur un rocher qui s'élève d'une cinquantaine de pieds au-dessus de la plaine. Sa base est ensevelie dans le sable, qui maintenant s'élève obliquement du côté du nord, jusqu'à la deuxième assise de son entrée, laquelle tenait autrefois le milieu entre la base et le sommet de cette pyramide.
La Grande Pyramide paraît avoir été originairement recouverte d'une autre sorte de pierre. Non seulement le témoignage des historiens de l'antiquité est unanime à cet égard, mais il en reste des traces sensibles. En effet, les assises qui forment à l'extérieur des espèces de degrés ne sont point uniformes, elles varient depuis deux pieds jusques à quatre pieds neuf pouces de hauteur ; enfin l'irrégularité de leur surface prouve qu'elles n'étaient qu'un noyau destiné à recevoir un revêtement d'une matière plus précieuse et mieux travaillée.
On voit encore sur le sommet de la seconde pyramide quelques fragments de cette couverture, et les trous que l'on aperçoit ça et là prouvent suffisamment que la destruction en a été opérée par la main des hommes.
À la vérité on n'est pas d'accord sur la matière dont était fait ce revêtement. Il est d'une couleur qui tire sur le blanc, et n'a guère de rapport avec le granit qui est ordinairement gris ou rouge ; les anciens voyageurs n'ont pas eu d'autre moyen de faire cette détermination que la couleur de la pierre ; les côtés de la seconde pyramide étant si escarpés et si unis que l'on parvient très difficilement à son sommet.
Il est étonnant que les ingénieurs français n'aient pas eu l'idée d'employer, pour gravir la seconde pyramide, un procédé analogue à celui qui a été mis en usage avec tant de succès pour arriver au chapiteau de la colonne de Pompée. Un ballon aérostatique eût été encore plus efficace qu'un cerf-volant, mais les expériences que fit M. Conté pour élever des aérostats en Egypte n'eurent presque pas de succès.
La troisième pyramide, nommée le Mycérinus, a été revêtue du beau granit rose d'Eléphantine, de cette pierre que Pline a désignée sous le nom de Pyropœcylon. Ce granit est un des plus beaux que l'on connaisse, et susceptible d'un poli magnifique.
“L'enlèvement du revêtement de la petite pyramide, dit le colonel Grobert, a été très moderne. Les beaux morceaux de granit d'ÉIéphantine qui sont dispersés et abondamment entassés près de sa base, conservent encore l'appareil des deux parements taillés à l'équerre, ce qui prouve incontestablement que sa surface achevée a été construite par assises.”
Illustration Louis Mayer
“Le” Chéops
Le Chéops ou la Grande Pyramide, ainsi appelée du nom de son fondateur, est la plus célèbre de toutes. M. Nouet et ses collègues en ont mesuré les dimensions par des procédés géométriques ; ils conviennent eux-mêmes de leur imperfection, par les motifs qui ont été exposés plus haut. (...)
M. Grobert a employé un procédé infiniment plus pénible, mais beaucoup plus satisfaisant, si ses mesures partielles ont été exactes. Il a eu la patience de compter le nombre des assises et de mesurer la hauteur de chacune d'elles. (...)
Près de la Grande Pyramide, il s'en trouve cinq petites, deux au midi, trois à l'orient et sur la même ligne. Ces trois dernières ont été bâties, dit-on, pour servir à la sépulture des femmes ou des concubines de Chéops. Celle qui se trouve au milieu de la face méridionale aurait une origine singulière. La fille de Chéops la fit construire, et ne rougit pas de se prostituer, pour fournir à cette dépense.
“Elle pria, dit Hérodote, tous ceux qui venaient la voir, de lui donner chacun une pierre pour des travaux qu'elle méditait. Ce fut de ces pierres, me dirent les prêtres, qu'on bâtit cette Pyramide.”

“Le” Chéphen et “le” Mycérinus
La deuxième pyramide a été bâtie par Céphren, fils de Chéops. La première avait coûté des trésors immenses. Il fallut renoncer pour celle-ci au revêtement en marbre d'Ethiopie ; quoique par sa hauteur le Céphren rivalise le Chéops, la base en est beaucoup plus étroite, et par conséquent la masse prodigieusement différente. On a néanmoins disposé ce monument avec beaucoup d'art. Vu de loin, il semble par l'effet naturel de la perspective égaler dans toutes ses dimensions la Grande Pyramide ; on a profité pour cela de la disposition du sol qui s'élève considérablement entre les deux monuments.
La troisième, appelée le Mycérinus, a été érigée par un autre fils du même monarque. Dès le temps d'Hérodote, on faisait l'honneur de sa construction à la courtisane Rhodope ; plusieurs modernes n'ont pas été éloignés d'adopter cette idée ; elle est cependant fausse, et nous semble suffisamment repoussée par (...) Hérodote. (...)
Illustration de Louis Mayer
Intérieur de la Grande Pyramide
Les Français, pendant l'expédition, n'étaient pas seulement jaloux de monter sur la Grande Pyramide, et de graver leurs noms à côté de ceux des voyageurs de toutes les nations qui ont visité ce même monument ; ils pénétraient aussi dans l'intérieur. Leurs rapports se trouvent en concordance parfaite avec la description que Maillet, et après lui l'ingénieux Savary ont donnée de l’intérieur du Chéops.
On ne connaît pas avec précision l'époque où a été faite l'excavation que l'on voit sur une des faces de cette pyramide, ni par quel ordre elle a été pratiquée. Ebn-abd-el-Hokm, auteur arabe, rapporte que le calife Abbasside Almamoun fit faire cette ouverture il y a un millier d'années. On trouva vers le sommet une chambre où était un cercueil de pierre contenant une statue d'homme. Dans la statue était une momie avec des ornements d'or et de pierres précieuses. Sa tête était ornée d'une escarboucle de la grosseur d'un œuf, et brillant de l'éclat du soleil, ajoute le même auteur.
Il  n'y reste plus aujourd'hui qu'un sépulcre vide. On descend par un passage ou galerie inclinée de soixante-quatorze pieds de longueur, trois pieds neuf pouces de hauteur, et trois pieds deux pouces de large. À l'extrémité de cette galerie se trouve un espace irrégulier de huit pieds de largeur et de dix pieds de hauteur, formé par une ouverture qui communique à la seconde galerie. Celle-ci, large de trois pieds et haute de quatre, monte à la distance de quatre-vingt-seize pieds ; on y trouve une ouverture qui communique à un puits de quatorze pouces de largeur. Maillet a fait sur ce puits une conjecture assez bizarre. Il prétend que c'est par ce puits que les esclaves enfermés vivants avec le roi défunt devaient rendre leurs immondices, afin apparemment que la momie du personnage sacré ne fût point incommodée de leur odeur, à l'époque de sa résurrection qui devait avoir lieu au bout de mille ans, selon les dogmes des prêtres égyptiens.
Le passage de la deuxième à la troisième galerie est le plus périlleux de ce trajet ; il faut se servir des pieds et des mains, et s'appuyer sur les entailles qui ont été pratiquées dans la muraille

Recours à un témoin oculaire
Mais ici, au lieu de nous confondre en calculs avec les géomètres, nous préférons copier la narration fidèle et même naïve d'un témoin oculaire.
“Pendant que nous étions occupés à descendre la première galerie, dit M. Galland, il prit fantaisie à quelques jeunes gens de se pousser, et se trouvant les derniers, ils firent nécessairement participer toute la société aux suites de leurs folies, car nous tombâmes tous successivement les uns sur les autres, comme des capucins de cartes.
“Une torche qui brûlait au bas nous éclairait à peine, et n'indiquait au plus que le lieu où nous devions faire halte, marcher à quatre pattes, et prendre une nouvelle direction.
“La seconde galerie, beaucoup plus large et plus élevée que la première, présente aussi moins de difficultés, si l'on excepte un endroit où il faut gravir un rocher assez haut, et qui donne peu de prise.
La chambre de la reine est un trou plein d'ordures et de décombres ; je n'ai été que jusqu'à la porte. Celle du roi placée au-dessus, mais beaucoup plus haut, est plus vaste et plus élevée ; elle est recouverte à l'intérieur d'un enduit absolument noir, effet de la fumée des torches et des chandelles des curieux, et tellement dur qu'on a de la peine à y graver son nom.
“On avait cru découvrir une autre chambre immédiatement au-dessus, et l'on y faisait déblayer ; mais on pense que ce n'est autre chose qu'une seconde voûte pour servir d'auxiliaire. La commission faisait faire aussi des travaux dans le puits qu'on rencontre en montant ; je n'ai pas eu la curiosité de le voir. J'étais indisposé : il faisait là-dedans une chaleur suffocante, et l'on y respirait un air si lourd et si infect que je me sentis défaillir. Pendant qu'on examinait la pierre qui avait contenu le cercueil, tout en chantant des antiennes ou des libera, je pris le parti de redescendre tout seul, au risque de me casser le cou, ou de tomber dans le puits.
“Enfin, après bien des peines et des dangers, je sortis de ce lieu infernal, et je respirai l'air pur avec une satisfaction indicible.”
Source : Google livres