Abd-ul-Aziz |
C’est ce périple que relate Louis Gardey dans son ouvrage Voyage du sultan Abd-ul-Aziz de Stamboul au Caire, publié en 1865.
Au pied des pyramides de Guizeh, nulle mention n’est faite du souverain. L’auteur décrit sa propre visite du site et de l’intérieur de la Grande Pyramide. Il a d’ailleurs tenu à avertir ses lecteurs en ces termes :”C'est sous ma seule responsabilité que ce Voyage a été écrit et publié. Je n'ai pas eu la prétention de faire un livre selon les règles de l'art. J'ai voulu raconter ce que j'ai vu ; et en même temps j'ai laissé courir ma plume dans le champ des souvenirs anciens et modernes. On m'accusera peut-être de m'être trop laissé arrêter par des réminiscences classiques et d'avoir mêlé à l'histoire beaucoup de vieille mythologie ; mais j'écris en Orient et pour l'Orient : en parcourant les lieux les plus célèbres de l'antiquité, comment ne pas parler des événements dont ils furent le théâtre et des légendes dont la fable et la poésie les ont à jamais embellis !”
On notera la description que propose Louis Gardey des conditions de vie et de travail des ouvriers sur le chantier des pyramides : “Ces malheureux ouvriers, esclaves des vains et fastueux Pharaons, ne se nourrissaient que de racines ou de mauvais légumes et couchaient à la belle étoile. Ils devaient succomber par milliers, écrasés par les pierres ou par les fatigues, ruinés par la faim ou par l'intempérie des saisons.”
Il faudra attendre les découvertes récentes du village des ouvriers pour rectifier, voire contredire, une telle lecture de l’histoire. Quant à Louis Gardey, il ne faisait que s’inspirer des relations connues de son temps, qui soulignaient à l’envi les traits tyranniques des pharaons, notamment de Khéops, au risque d’oublier qu’ils étaient de fabuleux bâtisseurs, par architectes interposés.
“Nous voici proche et en face des plus sublimes folies dont la vanité de l'être créé, qu'en théorie on nomme raisonnable, ait jamais laissé la trace ineffaçable. C'est grand, immense, de couleur un peu fauve comme le désert qui borne la plaine.
Mes lectures classiques m'ont laissé dans l'esprit que cent mille hommes à la fois étaient employés à élever ces montagnes de pierres et que tous les trois mois, pendant trente ans, cent mille hommes mouraient à la peine. Le chiffre de la mortalité est évidemment exagéré, mais il était très élevé. Ces cent mille hommes travailleurs devaient se déployer sur toute la vallée du Nil pour extraire les pierres du mont d'Arabie, pour les charrier à travers le fleuve et la plaine jusqu'aux pieds de la chaîne Lybique, pour les asseoir là les unes au dessus des autres en l'état qu'elles nous apparaissent. Ces malheureux ouvriers, esclaves des vains et fastueux Pharaons, ne se nourrissaient que de racines ou de mauvais légumes et couchaient à la belle étoile. Ils devaient succomber par milliers, écrasés par les pierres ou par les fatigues, ruinés par la faim ou par l'intempérie des saisons.
Qu'était-ce donc que cette sagesse des Égyptiens tant vantée, aux foyers de laquelle allaient s'illuminer Hésiode, Lycurgue, Solon, Thalès, Pythagore, Hérodote, Platon, Eudoxe et tant d'autres sages ?
Fouilles du village des ouvriers |
Sous l'oppression et la tyrannie les lois se taisaient, mais lorsque le soleil de justice venait à luire, elles reprenaient leur empire. Le jour où Kéops ou Choufou, Képhrem ou Chafra et Mycérinus ou Menkara, constructeurs des trois grandes pyramides, rendirent l'âme et qu'ils furent, comme les derniers de leurs sujets, apportés devant les juges des morts pour être jugés par eux, ceux-ci, l'enquête publique sur leur vie entendue, portèrent cette sentence : “Vous avez accablé vos peuples de corvées et d'impôts, nous vous déclarons indignes des honneurs de la sépulture. Vous nous avez refusé le repos et le bien-être que vous nous deviez, nous vous refusons l'obole sans laquelle l'inflexible Caron n'admet aucun mort au passage du lac Achérusie. Ces immenses tombeaux que vous vous êtes élevés sur les ruines de vos sujets, sur les cadavres de tant de créatures du soleil, nous les donnerons à ces souverains qui auront fondé des villes et des écoles pour civiliser leurs peuples, ou creusé des lacs et des canaux pour fertiliser leurs terres : tel est notre arrêt.”
Au delà de deux ou trois petits villages arabes (Elkafra), ombragés de quelques palmiers, le terrain commence à monter. A la limite de la plaine, sur les flancs des rochers qui servent d'assises aux pyramides, nous voyons un grand nombre d'excavations sépulcrales. Les
Bédouins, accourus à notre rencontre, nous apprennent que les voyageurs qui veulent voir le lever du soleil du haut des pyramides passent la nuit dans ces salles autrefois occupées par des momies.
Nous gagnons le haut du plateau à travers des sables, des décombres, des tessons de briques provenant des déblaiements faits à l'emplacement d'un temple découvert par M. Mariette et autour du Sphinx, lequel se dresse devant nous comme une apparition effroyable.
Ce fantôme, à l'aspect fascinant, dont la tête seule à huit mètres du menton au sommet, semble garder les pyramides, placé qu'il est en avant de la seconde qui occupe le milieu de la ligne. Cette .tête mutilée du nez, de la bouche et des joues, a la forme humaine ; le reste du corps est d'un lion et atteint, couché dans le sable, une longueur de cinquante mètres au moins. Sur le poitrail et sur la face du colosse on distingue les différentes couches du rocher dans lequel il a été taillé et qui devait un peu dominer le plateau. Champollion a cru voir dans cette figure gigantesque un hiéroglyphe signifiant Seigneur-roi et représentant Toutmosis, ou quelque dieu égyptien. (...)
Cliché d'Antonio Beato (1868) |
Je m'abstiens (...) de l'ascension et me borne à visiter l'intérieur (du “mausolée Kéops”).
Des monceaux de décombres, provenant de la démolition du revêtement extérieur de la pyramide, en rendent l'entrée facilement accessible. Elle est pratiquée sur la face du nord, à égale distance des deux angles, et à 20 mètres au-dessus de la base. Là, pendant un moment de repos, un jeune Bédouin, boiteux d'une jambe, prépare, sans ordre, sur une pierre, une place pour mon nom qu'il me fait tracer au crayon. Puis il se met à graver mon initiale avec un couteau dont il est muni à cet effet.
Les bougies allumées, j'entre précédé de deux Arabes et suivi d'un troisième, A eux trois, ils me tiennent en équilibre ou m'enlèvent bon gré, mal gré. Je crois redescendre aux Enfers (...).
La galerie que nous suivons, vrai boyau de tranchée, quant aux dimensions, sinon quant au travail, qui est d'un poli parfait, descend, descend toujours. “Où allons-nous ?” m'écriai-je à moitié suffoqué. “Pas peur avec nous”, disent mes guides. Enfin le chemin revient horizontal et nous mène dans une chambre carrée où je puis, sinon respirer à mon aise, du moins me redresser de mon long. Cette chambre creusée dans le roc est à 32 mètres au dessous de la base de la pyramide, juste au niveau du Nil qu'un canal souterrain, au rapport d'Hérodote, mettait en communication avec la pyramide. Quel travail ! Du point où nous sommes jusqu'aux pieds de mes camarades qui foulent la plate-forme du haut, la verticale mesure 170 mètres ! quelle montagne élevée par la main de l'homme ! quel poids au-dessus de nos têtes.
A qui, à quoi fut destinée cette chambre ? à quelque momie de bœuf ou d'ibis peut-être, ou bien à quelques paquets d'oignons sacrés.
La galerie se continue un peu de l'autre côté, mais sans issue apparente. Nous remontons jusqu'à la galerie des autres chambres. Cette seconde galerie, que nous avions aperçue en descendant et d'où part un puits communiquant avec la chambre inférieure, est d'abord montante, puis horizontale, elle conduit à la chambre de la Reine, élevée de 54 mètres au-dessus de celle d'où nous venons et pratiquée, comme les autres, dans l'axe vertical de la pyramide.
“Des savants croient que la construction d'une pyramide commençait par le centre”
Galeries et caveaux, tout est vide de sarcophages et de momies.
Nous revenons sur nos pas pour aller prendre le corridor qui va à la chambre du Roi. Ce passage est plus large, plus commode ; un vestibule plus spacieux précède le caveau royal. Le sarcophage de granit rouge, qui dut recevoir la momie du roi, est encore là. Ce caveau, le plus grand des trois, et le plus élevé, est à 100 mètres au-dessous du sommet de la pyramide.
Par delà paraît un petit couloir où il semble que l'on ait dressé des échafaudages pour monter dans les cinq chambres qui ont été taillées perpendiculairement au-dessus de celle du roi afin d'alléger, croit-on, la pression pyramidale sur le caveau royal. Les couloirs et les chambres offrent un modèle d'appareillage qui n'a jamais été surpassé.
Tel est l'intérieur de ce monument colossal qui avait, dans son intégrité, 451 pieds (près de 150 mètres) de haut, au dessus du sol, avant qu'on eût enlevé les assises qui en formaient la pointe. La largeur de chaque base était, avec le revêtement, de plus de 230 mètres. Cette masse de pierres, d'environ soixante quinze millions de pieds cubes, pourrait fournir les matériaux d'un mur haut de six pieds qui ferait le tour de la France. Primitivement cette pyramide, de même que les autres, se terminait en pointe et était couverte d'un revêtement en pierre polie.
L'entrée même de la pyramide, où une dixaine de personnes peuvent maintenant se tenir réunies, était fermée.
Plus tard le bout et le revêtement ont été démolis ; ce qui fait qu'on peut en gravir le sommet. Les assises, rentrant de cinquante à soixante centimètres les unes sur les autres, forment des gradins un peu élevés, mais praticables avec l'aide des Arabes, surtout aux angles.
Des savants croient que la construction d'une pyramide commençait par le centre au tour duquel on ajoutait successivement des couches extérieures jusqu'à la mort du Pharaon qui la faisait élever, de sorte que la grandeur de la pyramide était proportionnée à la durée de son règne. A ce compte, nous devons regretter que Kéops, qui paraît avoir dépassé en âge tous les Pharaons à pyramides, n'ait pas vécu autant que Nestor : il aurait pu réaliser l'idée de la tour de Babel. Le plateau comportait encore une base beaucoup plus large.”
Source : Gallica