mercredi 16 janvier 2013

Le “Séthos” de Jean Terrasson (XVIIe-XVIIIe s.) : une approche initiatique de la Grande Pyramide

Qui était Séthos, auquel l’abbé Jean Terrasson (1670-1750) a consacré l’ouvrage Séthos, histoire, ou Vie tirée des monuments anecdotes de l'ancienne Egypte ? Seti Ier, fils du pharaon Ramsès Ier, et père du pharaon Ramsès II ? Peut-être...
Qui était Amédès, présenté comme le précepteur du prince ?
L’intérêt que nous pourrions fort justement porter à de telles questions n’est nullement partagé par l’auteur. Cet homme de lettres, helléniste et latiniste français, traducteur de Diodore de Sicile (cf. Pyramidales), a d’autres visées en publiant son ouvrage, auquel il donne les contours d’une fiction, prétendument inspirée d’un manuscrit grec d’un auteur inconnu, qui lui-même aurait puisé son inspiration dans des sources égyptiennes.
Cet enchaînement de pseudo-données contraint à n’accorder aucune crédibilité historique au récit de l’abbé Terrasson, pour n’y voir qu’une “affabulation”, destinée à créer une “image mystifiée d'une Égypte antique fictive, mère des sciences et des connaissances” (Wikipédia), à la base d’un symbolisme développé par la franc-maçonnerie.
Telles sont donc les limites du texte qui suit : on n’y cherchera aucune portée historique ou égyptologique, mais plutôt l’utilisation des mystères égyptiens à des fins de parcours ou formation initiatique.


“L'éducation de Séthos ne se bornait pas à la culture de son esprit. Amédès exigeait encore de lui les exercices du corps. Il profitait même de l’abandon où il voyait ce jeune prince de la part d'un père gouverné par une seconde femme, pour le faire passer par des travaux toujours plus laborieux ou p!us périlleux à mesure qu'il avançait en âge. C'est une sorte d'épreuve que les parents les mieux intentionnés n’épargnent que trop à leurs enfants et à laquelle Amédès lui-même n’aurait peut-être pas exposé un successeur indubitable de la couronne. Mais il regardait son disciple comme devant être lui-même, ainsi particulier, l’artisan de sa fortune.
Il le faisait aller à pied en tous les lieux voisins de Memphis, dans la double vue de l’accoutumer à la fatigue, et de lui faire remarquer les singularités de son propre pays, que l’on néglige quelquefois plus que les curiosités étrangères.
Il le mena surtout plus d’une fois aux pyramides. On en voyait de son temps une centaine ensemble, mais de grandeurs fort différentes, à quatre milles de Memphis vers l’occident, et du côté de la Libye. Il n’y en avait qu’en cet endroit-là et auprès de Thèbes, dans toute l’Egypte ; et les seuls rois de ces deux villes à l’imitation les uns des autres avaient été curieux de donner cette forme à leurs tombeaux, ou de laisser ces monuments de leur grandeur et de leur puissance.

Une “juste admiration”
Amédès était bien aise d’épuiser cet objet dont il voulait faire tirer à son disciple plusieurs sortes d’utilités. Comme avant d’y aller, Séthos avait entendu parler plusieurs fois de ces masses énormes, Amédès s’attendait parfaitement à l’impression qu’en recevrait le jeune prince à leur premier aspect, et qui serait sans doute la même qu’en reçoivent les voyageurs qui viennent voir du bout de l’univers cette merveille du monde.
Cette impression est toujours de les trouver moins grandes qu’on n’avait pensé. Amédès ne manqua pas cette occasion de faire remarquer à Séthos que l’oeil humain n’est jamais absolument satisfait des grandeurs qui sont arbitraires, et que pour le contenter, il faudrait ce semble les porter à perte de vue.
Il n’en est pas ainsi des grandeurs déterminées par la nature, comme celles des animaux ou des arbres, qu’il n’aime point à voir représentés au-dessus de leur mesure ordinaire. C’est pour cela, lui disait-il, qu’au lieu que ce buste de femmes ou de sphinx posé à terre entre ces pyramides, et qui n’a pas quarante pieds de haut, vous paraît monstrueux par sa grosseur, la grande pyramide qui a plus d’un stade en tout sens vous paraît encore trop petite. Cela vient aussi de ce que sa hauteur n’étant pas tout-à-fait égale à la longueur d’un des côtés de sa base, elle a nécessairement l’air écrasé. Ainsi, ajoutait-il, à l’égard des édifices, on ne se sauvera jamais que par une proportion savante et gracieuse de leurs dimensions. Nonobstant tout cela, continuait-il, les pyramides considérées de plus près n’en sont pas moins merveilleuses, et vous allez revenir à une juste admiration sur leur sujet.
Premièrement, vous éprouverez vous-même par les méthodes les plus sûres qu’on vous ait enseignées dans les académies de Memphis de prendre les quatre points cardinaux du monde, avec quelle justesse leurs quatre faces sont orientées. Mais de plus quelques grands que vous aient pu paraître les plus beaux temples de Memphis, il n’en est aucun dont les dimensions approchent de celles de la grande pyramide ; quoique la forme de nos temples ait par elle-même quelque chose de plus agréable et de plus brillant.

Des “assises qui vont toujours en se rétrécissant”
En effet, la première et la plus grande pyramide, dont l’extérieur subsiste encore aujourd’hui dans son entier, a une base dont chaque côté est de sept cent quatre pieds ; et sa hauteur perpendiculaire en a six cent trente.
Toute la pyramide est formée par assises qui vont toujours en se rétrécissant jusqu’à la dernière qui laisse à la cime une plate-forme dont chacun des quatre côtés n’a plus que douze pieds. Les rebords de ces assises, dont la hauteur diminue aussi toujours en montant, servent de marches pour aller jusqu’au haut. Entre tous ceux qui se trouvaient souvent avec Séthos et Amédès à cette promenade, il n’y avait que les plus hardis qui entreprissent d’arriver jusqu’à la plate-forme ; et il n’y en avait aucun qui descendît autrement qu’en tournant le dos à la campagne, pour s’aider de ses mains, et surtout de peur que l’égarement de la vue ne fît faire quelque faux pas.
Séthos qui avait déjà passé par plusieurs exercices très hasardeux, ne comprenait point pourquoi Amédès ne lui permettait pas d’entreprendre celui-là, qui ne lui faisait aucune frayeur. Amédès lui dit enfin : Prince, l’intérêt que je prends à votre vie et à votre honneur me défend de vous exposer à cette épreuve, jusqu’à ce que vous soyez en état de descendre la pyramide la face tournée du côté de la campagne. Il ne convient pas à un prince tel que vous de donner le moindre signe de crainte en quelque occasion que ce puisse être.
A peine Amédès eut-il achevé ces paroles que Séthos courant à la pyramide et posant ses deux mains sur les premières assises qui sont hautes de quatre pieds, s’éleva avec une légèreté et une grâce merveilleuse sur chacune, jusqu’à ce qu’arrivant à celles qui n’avaient qu’un pied de haut, il les monta comme des marches ordinaires, et se trouva en peu de temps au-dessus de la plate-forme. Là, il reprit haleine un moment, et se tournant du côté des spectateurs qui étaient en grand nombre au pied de la pyramide, il descendit avec la même hardiesse qu’il aurait eue dans un escalier couvert, et dont toutes les marches auraient été très égales et très aisées. Mais son exemple rendit l’entreprise un peu plus commune ; et sept ou huit jeunes seigneurs qui, dès lors, s’attachèrent à lui plus particulièrement, le suivirent toujours d’aussi près qu’il leur fut possible, et dans ses exercices et dans ses expéditions.
C’était aussi une erreur établie ou par la timidité dont on était saisi sur le haut de la pyramide, ou par l’opinion que l’on avait de la largeur excessive de sa base, qu’il était impossible de tirer du haut une flèche qui tombât au-delà des marches d’en-bas. Nous voyons régner cette erreur de notre temps même ; et tous les voyageurs, qui cherchent assez à grossir les objets, parlent de cette impossibilité.
Le jeune prince, avant même que d’en avoir fait fait l’essai, sentit l’abus de cette opinion. S’étant bien assuré de la longueur des quatre côtés égaux de la base, telles que nous l’avons marquée, il s’engagea hardiment de tirer du milieu de la plate-forme une flèche qui tomberait non seulement au-delà d’une des faces, mais au-delà d’un des angles de la pyramide, étant dirigée suivant une diagonale qui, selon le calcul exact qu’il en avait fait, ne pouvait pas aller jusqu’à cinq cents pieds ; ce qui n’est que la moitié de la portée d’une flèche qui part de la main d’un habile archer.


Des lieux obscurs et profonds
Mais tout cela ne regardait encore que l’extérieur de la pyramide, et Séthos pressait toujours Amédès de lui en faire visiter le dedans. On n’en aurait pas permis l’entrée aux profanes, tel qu’était encore Séthos, si le roi qui l’avait fait construire y avait été enseveli ; mais comme tombeau vide, on le laissait parcourir à ceux qui en avaient la patience et le courage. Comme il s’agissait de traverser des lieux obscurs et profonds, Amédès était persuadé que cette épreuve était excellente contre les terreurs paniques qui saisissent la plupart des gens dans les ténèbres, et contre la crainte des fantômes dont le bruit populaire remplissait alors comme à présent les édifices inhabités. Mais cette vue n’était rien encore en comparaison d’un dessein bien plus grand qu’il conçut à cette occasion, et qui devait mettre le comble à l’éducation de Séthos.
C’est pour cela qu’Amédès lui dit en le ramenant seul un soir : Prince, la visite de l’intérieur de la pyramide, de la manière dont il est important pour vous de la faire, est une entreprise toute différente de celle que vous avez dans l’esprit. Ses routes secrètes mènent les hommes chéris des dieux à un terme que je ne puis seulement pas vous nommer, et dont il faut que les dieux fassent naître en vous le désir.

“Je plains ceux qui n’ont satisfait qu’une curiosité très imparfaite”
L’entrée de la pyramide est ouverte à tout le monde ; mais je plains ceux qui, sortant par la même porte qu’ils y sont entrés, n’ont satisfait qu’une curiosité très imparfaite, et n’ont vu que ce qu’il leur est permis de raconter. Un discours si nouveau pour le jeune prince jetait dans son âme une impatience qui allait jusqu’à lui faire prendre la résolution d’éclaircir incessamment cette énigme, en trompant même la vigilance de son gouverneur, s’il refusait de l’accompagner. Amédès, qui lut cette pensée dans ses yeux, ne lui donna pas le temps de répondre, et il lui dit : Seigneur, je vous conduirai moi-même à cette entreprise qu’il est comme impossible de commencer seul, quoiqu’il faille l’achever seul. Mais il ne m’est pas permis de vous exposer aux dangers que l’on y court, jusqu’à ce que les occasions qui pourront se présenter avec le temps m’aient suffisamment assuré de votre courage, et surtout de votre prudence. J’ai lieu d’être content des marques que j’en ai eues jusqu’à présent. L’âge où vous entrez en exigera de plus grandes, et vous fournira bientôt sans doute le moyen de les donner. N’écoutez donc point votre impatience, et reposez-vous sur la mienne ; mais commencez, en gardant le secret sur le peu que je viens de vous dire, à vous accoutumer à de plus grands.
Le jeune prince, qui ne pouvait encore fixer son idée sur le sens de ces paroles, dit à Amédès que, sans vouloir pénétrer plus avant dans le mystère dont il s’agissait, la première marque qu’il voulait donner de la prudence que son maître souhaitait de voir en lui, était de se fier entièrement à sa conduite.”
Source : archive.org