lundi 14 février 2011

Les pyramides d’Égypte, selon Charles-Joseph de Grave (XVIIIe s.), n’étaient pas des monuments d’orgueil ou d’ostentation, mais des ouvrages d’utilité publique

Dans son ouvrage République des Champs Élysées ou monde ancien, tome second, Charles-Joseph de Grave (ou de Graeve) (1731 ou 1736 -1805), membre du Conseil des Flandres et auteur d’ouvrages historiques, conteste l’opinion communément admise depuis Hérodote, selon laquelle les pyramides d’Égypte ont été construites pour être des sépultures royales. Il en veut pour preuve le fait que ni Hérodote, ni Diodore de Sicile, ni Strabon, ni Pline, ni qui que ce soit d’autre n’ont jamais vu de leurs yeux l’une de ces prétendues sépultures.
Les pyramides, selon l’auteur, ont donc eu une, voire plusieurs autres destinations dont il fait la synthèse sous les expressions jumelles “ouvrages d’utilité publique” ou “établissements de la plus grande utilité générale”. Les célèbres monuments du plateau de Guizeh transformés en greniers, en forteresses, en lieux d’observation astronomique, en postes de guet, en abris pour la population : voilà qui nous ramène à des théories et conjectures hors du sentier de l’orthodoxie égyptologique. Sans doute était-il inconcevable, selon l’appréciation de Charles-Joseph de Grave, que de telles montagnes de pierre, aux aménagements si complexes, aient pu être conçues et édifiées pour le repos éternel d’une seule personne, fût-elle auréolée du prestige de la fonction suprême à la tête de l’Égypte pharaonique.    
       
Photo prise en 1920 - auteur inconnu
“On est communément dans l'opinion que le but de la construction des pyramides à été de les consacrer à la sépulture des rois. Hérodote dit que le roi Chéopes, qui fit élever les pyramides, se proposait d'y ériger son tombeau. Strabon donne aux pyramides le nom de Sépultures des Rois, regum sepulturae. Il est cependant vrai que ni Hérodote, ni Strabon, qui ont visité et examiné les pyramides, n'ont aperçu aucun de ces prétendus tombeaux. Strabon raconte simplement qu'il se trouvait dans la grande pyramide une descente qui conduisait à un sépulcre, ad sepulturam, encore n'a-t-il pas vu ce sépulcre. Il veut sans doute parler d'une pierre sépulcrale de la hauteur et de la largeur de trois pieds sur un peu plus de six pieds de longueur, qu'on y a déterrée dans la suite, et dont Paul Lucas (1) fait mention dans ses voyages : encore la fosse, que cette pierre couvrait, était-elle vide.
Diodore de Sicile, quoique prévenu de l'idée que les pyramides étaient destinées à des sépultures royales, est cependant forcé de convenir qu'il n'y a jamais eu de roi qui y ait été inhumé.
Pline, après avoir passé en revue tous les anciens qui avaient traité des pyramides, ne dit pas qu’elles étaient destinées à servir de sépultures royales, mais il a donné dans une autre erreur : il regardait les pyramides comme une folle ostentation de l'opulence des rois.

“Cette fausse opinion si généralement répandue, qui donne pour des sépultures royales des bâtiments où jamais roi n'a été enterré”
Cette opinion ne s'accorde pas avec l'idée que toute l'antiquité nous donne de la sagesse du gouvernement d'Égypte. Nul peuple n'a été plus jaloux de l'égalité que la mort met entre le sceptre et la houlette. Chez eux, (...) les rois, après leur mort, étaient jugés comme de simples particuliers. On leur avait construit des tombeaux près de Thèbes, non fastueux, mais décents, travaillés avec art et d'une forme qui, selon Strabon, leur donnait un aspect intéressant.
D'autres étaient placés dans les caves du labyrinthe, et pour preuve qu'il n'entrait pas dans l'esprit de la nation d'en faire des monuments d'ostentation, c'est qu'on défendait de les faire voir aux étrangers. Hérodote assure qu'on lui refusa l'entrée des souterrains par la raison même qu'on y avait enterré les rois, auteurs de la construction du labyrinthe.
Il est très croyable que les rois qui ont entrepris et fait exécuter ces précieux ouvrages, ont eu le dessein d'y placer leurs tombeaux, pour transmettre par ce monument la mémoire de leur nom à la postérité, et pour indiquer l'époque de leur construction. C'est sans doute dans ces vues que le roi qui avait fait creuser le Mœris, et qui avait fait poser les deux .pyramides au milieu des eaux, s'y était réservé un tombeau pour lui et son épouse. On peut raisonnablement supposer que le roi Cheopes (...) a eu la même intention, et que la pierre sépulcrale, qu'on a découverte dans la grande pyramide, avait été destinée à la même fin ; mais ne croyons pas que par esprit d'orgueil ils aient bâti exprès ces immenses édifices pour servir de décoration au faible et triste dépôt de leurs dépouilles mortelles.
Voilà à quoi se réduit cette fausse opinion si généralement répandue, et qui donne pour des sépultures royales des bâtiments où jamais roi n'a été enterré.
Une chose qui démontre que du temps des auteurs, qu'on vient de citer, on avait perdu toute idée de la destination primitive des pyramides, c'est qu'aucun d'eux ne fait mention d'une particularité infiniment intéressante que les modernes ont aperçue dans le plan de leur construction. Chazelles, membre de l'Académie des Sciences de Paris, en mesurant (en 1692) la grande pyramide, trouva que ses quatre côtés étaient directement exposés aux quatre points cardinaux du globe.

Photo datant de 1920 - auteur inconnu
Les fonctions diverses des pyramides
Ils ne disent rien aussi d'une autre circonstance qui cependant était connue du temps d'Ammien Marcellin (2). Cet auteur fait remarquer que les pyramides étaient construites sur des proportions d'après lesquelles, durant le solstice d'été, elles cessaient de rendre de l'ombre.
N'attribuons point aux jeux du hasard un plan de cette nature : il ne peut appartenir qu'à une conception sublime, et à des vues très utiles. On en peut conclure d'abord qu'un bâtiment si bien orienté doit avoir des rapports avec la science des astres. Ce qui vient à l'appui de cette idée, c'est que la grande pyramide ne se termine pas en pointe : il existe au sommet une belle plate-forme de dix ou douze grosses pierres de la longueur de seize à dix-sept pieds sur chaque côté.
Cette plate-forme était très propre à observer le ciel, pour découvrir et annoncer les nouvelles lunes ; et c'est à quoi, selon Proclus, elle avait servi (*).
Pendant l'inondation du Nil, qui dure près de quatre mois, l'Égypte ressemble à une espèce de mer. On l'a comparée à la mer Égée, parce que, durant ce déluge, les villes et les habitations de la campagne s'élèvent au-dessus des eaux comme des îles. Dans un pareil état de choses, une pyramide grande et élevée, qu'on peut apercevoir de loin, doit naturellement être d'un grand secours. C'était un phare perpétuel durant le jour, et avec du feu un phare nocturne. Plusieurs auteurs ont observé qu'elle était aperçue des marins à une immense distance. Il est de fait que la tour de l'église de Notre-Dame à Bruges, quoiqu'incomparablement moins haute, est d'un grand secours pour la navigation du nord. Le gouvernement autrichien était tellement pénétré de cette vérité, qu'il a défendu d'abattre les hautes tours des églises situées à la proximité de la mer.
Développons encore un autre avantage qu'offraient ces monuments. On sait que l'Égypte, tant du côté de la Syrie et de l'Arabie que du côté de la Lybie, est bordée de sables et de déserts. Une région située de la sorte est très sujette à être surprise par des ennemis ou par des brigands. Le meilleur moyen pour se mettre en garde contre ces irruptions subites et imprévues était de poster des sentinelles au haut de cette pyramide. On y pouvait apercevoir de loin l'approche des partis hostiles et donner l'alarme pour se mettre en défense. Les vastes appartements de la pyramide étaient très propres, dans des moments de troubles, à y mettre en sûreté des effets précieux, des enfants, des femmes, des vieillards. Elle était bâtie pour servir de forteresse, et ce qui est un indice irréfragable qu'elle était aussi consacrée à l'usage des hommes, c'est qu'on y avait pratiqué un beau puits de quatre-vingt-six pieds de grandeur, qui communiquait avec le Nil ; si cette pyramide n'eût été qu'un bâtiment destiné aux inhumations des rois, ce puits devenait inutile.

Les pyramides comme “magasins de grains” pour répondre aux temps de disette
Voilà déjà différents objets d'utilité publique que procuraient les pyramides, et qu'ont certainement eus en vue ceux qui en ont formé le plan ; mais ce n'est pas par ces considérations que le gouvernement s'est principalement décidé à cette immense entreprise : il a eu en vue un autre objet d'un intérêt d'autant plus grand, qu'il tenait de plus près au salut de l'État, et qui se manifeste distinctement dans le sens du mot pyramide.
Ce n'est pas assez que de posséder un beau pays agricole et bien cultivé ; le sort des moissons est sujet à trop d'accidents désastreux pour qu'on puisse compter avec confiance sur un succès constant. Il ne faut d'abord qu'un vent brûlant, tel qu'il a eu lieu du temps du patriarche Joseph, pour ruiner entièrement la récolte. D'ailleurs, la fécondité de l'Égypte dépendait de la régularité des débordements du Nil ; une inondation trop forte, ou trop petite, influait sensiblement sur la moisson, malgré toute la ressource du Mœris. Une sage prévoyance commandait donc de prendre des précautions contre les moments de stérilité et de disette, surtout dans des temps où les relations commerciales étaient peu étendues, les communications avec l'étranger difficiles, et l'agriculture peu avancée. Chaque État était réduit à pourvoir à ses propres besoins ; l'histoire des patriarches nous apprend que le fléau de la famine s'est manifesté souvent d'une manière effrayante dans les temps antiques. Le vrai moyen de parer à cet inconvénient, c'est de conserver, pour les temps de disette, ce qu'il y a de surabondant dans les années fertiles ; tout le monde connaît l'heureux usage que Joseph a fait des greniers de l'Égypte pendant son ministère.
L'utilité des magasins de grains une fois reconnue, il devait entrer dans l'esprit d'un gouvernement sage et paternel, de donner à ces établissements une stabilité sûre. Il convenait de mettre ces précieux entrepôts à l'abri de la cupidité des brigands et de la fureur des ennemis. Voilà ce qui a donné lieu à l'idée de construire des greniers en forme de forteresses. Cette première idée doit en avoir enfanté d'autres ; on a bien senti qu'on pouvait arranger ces bâtiments de manière à les faire servir encore à d'autres objets d'utilité publique, et même à la gloire et au lustre du pays. Toutes ces combinaisons, auxquelles on reconnaît la sagesse d'un gouvernement, ont naturellement conduit au plan des pyramides. De pareils édifices sont des greniers sûrs et fortifiés, et ils réunissent en même temps tous les autres avantages qu'on vient d'énumérer. Comme le principal avantage et le but de la construction étaient la conservation des grains, on leur a imposé un nom qui répondait à cette idée. Le mot pyramides, disons puramides, pour des raisons souvent répétées, signifie tas de grains ; il est composé de Puros en grec, froment, grains, et de Myte en teuton, tas, amas, de sorte que Puremyten veut dire à la lettre amas de grains, ou bâtiments destinés à renfermer les récoltes.(...)

Les témoignages de Strabon et de Flavius Josephe sur la destination primitive des pyramides
On raconte plusieurs particularités relatives à la grande pyramide, qui frappent par leur analogie avec le tableau qu'on vient d'en tracer, et qui en sont autant de preuves secondaires.
Dans la description que Strabon fait des pyramides, il raconte un fait dont il a été témoin, et qu'il regardait comme un phénomène. "Nous trouvâmes, dit - il, devant les pyramides, des lentilles et des grains pétrifiés.» Cette circonstance indique d'abord des rapports entre les pyramides et les grains. On débitait, ajoute l'auteur, que c'étaient les restes des aliments fournis aux ouvriers. Cette explication n'est pas probable ; on n'aura pas déposé des aliments en plein air, et on n'aura pas donné à manger des grana corticata, des grains en écorce, comme les appelle Strabon ; disons plutôt que ces grains et ces lentilles auront été répandus par terre durant l'importation ou l'exportation, et qu'on aura négligé de les ramasser à cause de la grande abondance des récoltes.
La Genèse, après nous avoir donné des détails sur les premiers greniers publics érigés par le patriarche Joseph, rapporte que, du temps de Moïse, on forçait en Égypte les Hébreux à de rudes travaux. Le texte fait assez voir qu'il s'agit d'ouvrages de maçonnerie ; mais il ne détermine pas leur nature. En parlant de ces constructions, quelques-uns interprètent l'hébreu par ces mots, villes des trésors ; la version des Septante dit villes fortes ou forteresses ; la Vulgate, urbes tabernaculorum ; la traduction française, villes pour servir de magasins. Un interprète estimé, nommé Vatable, prétend que c'étaient des villes destinées à mettre en réserve le blé, l'huile et les autres richesses territoriales du pays.
Flave Josephe tranche le mot ; il compte nominativement parmi ces ouvrages, des pyramides d'une prodigieuse hauteur.
Voilà donc l'époque de la construction des pyramides, et toutes ces différentes interprétations manifestent clairement l'idée qu'on a eue du but de leur destination primitive. Les pyramides étaient, sous différents rapports, des magasins, des dépôts de trésors, des forteresses, des refuges, des entrepôts de blé et de richesses ; elles réunissaient tous ces avantages.

Photo datant de 1923 - auteur inconnu
“Les pyramides n'ont pas été des monuments d'orgueil ou d'ostentation”
Une chose à laquelle on ne songerait guère, et qui est cependant une preuve décisive que les pyramides n'ont pas été des monuments d'orgueil, ou d'ostentation, c'est qu'on avait placé une très grande Sphinx (3) devant les trois plus considérables ; la présence d'une Sphinx annonce d'une manière absolue un ouvrage d'utilité publique ; toutes les énigmes des Sphinx, dans les premiers temps, ont été des leçons morales et politiques pour gouverner sagement le peuple. Si on n'en a pas cette idée, c'est qu'on a perdu le sens de leurs oracles, on a gardé le matériel ; on s'y attache, sans pénétrer l'esprit de la chose. Il s'en présente un exemple sensible dans la fameuse énigme de la Sphinx de Thèbes devinée par Oedipe. Elle renfermait en termes mystiques une leçon morale d'un intérêt supérieur en économie politique. (4) (...)
La position de cette Sphinx devant les pyramides servait à avertir le public de ne pas regarder ces prodiges comme des monuments d'ostentation, mais comme des établissements de la plus grande utilité générale. Ne soyons donc pas surpris qu'on ait attribué à cette Sphinx le don des oracles. Ces prétendus oracles sont les différentes vues d'utilité publique, qui ont donné lieu à l'érection des pyramides, vues qu'on a considérées comme des inspirations divines. Rendre des oracles, c'était donner des conseils salutaires qu'on prenait pour l'interprétation de la volonté céleste. Les oracles des vieux temps portent tous l'empreinte d'une extrême sagesse : ils ont en différents temps et en différents lieux opéré les plus grands biens.”

(*) Au sommet de ces pyramides était une plate-forme, où Proclus in Timaeo prétend que les prêtres faisaient leurs observations astronomiques.
L’auteur réfute cette opinion, sur le fondement que cet observatoire, par son immense hauteur, aurait été trop incommode. Sans doute si la pyramide n'eût eu que cette destination, on ne l'aurait pas élevée si haut ; mais ses autres destinations demandaient une grande élévation.
Mr. De Chazelles a cru qu'on avait eu en vue de faire servir la pyramide de gnomon au cadran solaire, parce que, par les ombres, elle indiquait la conversion du soleil aux solstices.

(1) sur cet auteur : voir la note de Pyramidales
(2) sur cet auteur : voir la note de Pyramidales
(3) l’auteur emploie ce mot au féminin
(4) il faut noter ici une confusion courante entre les attributs du Sphinx de la mythologie égyptienne et ceux de “la” Sphinge de la mythologie grecque.