samedi 5 août 2017

“La pyramide était une représentation de la terre, une image de la création de Dieu, un temple enfin qui lui était consacré” (Daniel Ramée, XIXe s.)


Extraits du Manuel de l'histoire générale de l'architecture chez tous les peuples, et particulièrement de l'architecture en France au Moyen-âge, publié en 1843, par Daniel Ramée (1806 - 1887), architecte, historien de l'architecture, historien, traducteur, restaurateur.
Son Manuel de l'histoire générale de l'architecture chez tous les peuples, publié en 1843 mais conçu dès 1823, a la particularité de ne pas s'intéresser uniquement à l'art européen, mais de prendre en compte des cultures moins fréquentées, celles des Phéniciens, des Arabes et des Indiens. Pour comprendre l'histoire de l'architecture, dit-il dans l'introduction du Manuel, il ne faut pas se contenter d'une succession de monographies, mais il faut la lier à “l'histoire universelle du genre humain et à l'histoire de chaque peuple en particulier”. Il faut donc considérer “ l'histoire primitive du genre humain, des religions, la filiation des peuples, leurs migrations, les temps et les circonstances sous l'influence desquelles chaque pays s'est peuplé”. (...) La théorie de l'architecture de Ramée repose (...) sur une conception cyclique de l'histoire qui est la lente décadence de la tradition originelle du Bien, tradition qu'il faut retrouver par une révolution.” (Françoise Hamon, Peggy Rodriguez - Institut national de l’histoire de l’art).

“Discoveries in the Great Egyptian Pyramid", by Horace Harral, 1872
“Les pyramides sont non seulement les monuments les plus remarquables de l'Égypte, par leur grandeur et leur antiquité, mais encore les plus remarquables dans l'histoire de l'architecture, parce qu'elles sont les seuls édifices d'une aussi haute antiquité parfaitement conservés aujourd'hui. Nous les plaçons, quant à l'âge, après la tour de Babel ou Babylone, et cela, parce que nous croyons avoir prouvé (...) que les plaines de la Mésopotamie ont été peuplées bien avant la vallée du Nil, et surtout bien antérieurement encore à cette partie du fleuve où se trouvait Memphis, et, qu'en outre, la forme architecturale du monument babylonien parle en faveur de sa haute antiquité, qui, de plus, est établie positivement dans les annales sacrées du peuple hébreu.

“On a toujours voulu faire passer les pyramides pour ce qu'elles ne sont pas, pour des tombeaux”

Les pyramides d'Égypte sont sans contredit les œuvres d'architecture qui ont soulevé le plus de discussions et d'opinions diverses et contraires ; et cela vient de ce qu'on a toujours voulu faire passer les pyramides pour ce qu'elles ne sont pas, pour des tombeaux. Nous (...) ajouterons encore ici, pour prouver que ces monuments ne sont pas des tombeaux, que dans les montagnes, tout auprès des pyramides, il se trouve des grottes et des souterrains, des spéos, qui servaient de tombeaux aux rois que l'histoire nous indique précisément avoir élevé ces constructions gigantesques qu'on leur donne pour dernière demeure.
Il faudrait prendre ensuite en considération les idées religieuses des Égyptiens, les prétentions si puissantes et si exigeantes de leurs dieux, dont la volonté se manifestait par la bouche et l'influence des prêtres de ce peuple superstitieux, et enfin se demander encore si le système religieux en général, et le jugement des morts en particulier, eussent permis aux princes des tombeaux plus spacieux, plus imposants, et en même temps plus durables que les monuments érigés pour y célébrer l'adoration et le culte des divinités antiques et puissantes de l'Égypte. Toutes ces raisons, jointes à ce que nous avons dit sur la forme matérielle même des pyramides, en faisant la description de celles de Méroé, nous semblent combattre fortement l'opinion que ces monuments ne sont autres que des tombeaux de rois. En outre, en leur donnant cette destination, on leur enlève leur haute et imposante antiquité, qui, à la vérité, est déjà bien vénérable par l'époque à laquelle les rois qu'on dit y avoir été enterrés ont tenu le sceptre royal des Pharaons.
Il y eut un temps en Égypte, comme dans tous les autres pays, pendant lequel on ne connaissait pas encore l'écriture. À cette époque aussi, cette contrée était dans le premier âge de la religion, qui n'était autre alors que celle de la nature.

Une architecture symbolique

L'architecture de cette époque reculée était grande, simple et imposante. Elle était symbolique, et elle devait l'être, parce que l'art cherchait, sans l'avoir trouvée, la forme qui pouvait exprimer sa pensée. L'art n'était pas encore arrivé à bâtir un temple à la divinité, parce que sans révélation, Dieu, dans la religion de la nature, n'avait point encore été personnifié. Les temples consacrés aux divinités avec un espace limité, des colonnes ou des piliers, des entablements et des couvertures, une statue même au milieu de tout cela, ne sont que des monuments d'un second âge de l'humanité, où un révélateur divin, ou se faisant passer pour tel, incarne la divinité en une seule et même personne sous trois formes différentes, et où il fait connaître les volontés d'un tel être suprême, en offrant aux mortels étonnés et ravis un code divin écrit. Avant cette révélation, Dieu est insaisissable, on le reconnaît comme l'être primordial, et le monde comme sa révélation ; voilà l'abrégé et la formule des plus anciennes religions.

“des sanctuaires élevés à la divinité du premier âge de l'Égypte”

Partout où il y a des populations primitives, il y a aussi des pyramides. Nous ne contestons pas néanmoins une date bien postérieure à quelques-uns des monuments encore existants, et qui présentent cette forme. L'habitude est une seconde nature. Des circonstances et des influences dont l'histoire ne nous a conservé aucun souvenir, ont maintenu, à côté d'une religion nouvelle, bien des idées et des choses de la religion qui l'avait précédée. Il en a été aussi de même pour l'art, et pour l'architecture surtout. Car il faut des siècles pour inventer les temples et les palais de Thèbes, le parthénon d'Athènes et la cathédrale de Reims !
Il n'y a pas de doute pour nous que les immenses pyramides de Memphis ne soient des temples, des sanctuaires élevés à la divinité du premier âge de l'Égypte, de cet âge qui précéda la venue d'Hermès, du Toth égyptien, qui, ayant passé par trois formes, Pahitnoufi (celui dont le cœur est bon), Ahirosnofri (celui qui produit les chants mélodieux) , et Méui (la pensée ou la raison), vient révéler sur les bords du Nil de nouveaux dieux, l'écriture, les nombres et les mesures !
Avant cette grande époque tout est simple, tout est primitif, tout est symbolique comme les pyramides. Dieu n'est point séparé de sa création, il forme un tout avec elle, Dieu et la terre, la terre et Dieu, sont une seule et même chose. L'architecture exprima ce que la religion pressentait. Sur une base carrée, où on voit le nombre quatre, le représentant du monde, s'élèvent quatre triangles qui se réunissent au sommet perpendiculairement au-dessus de l'intersection des deux diagonales du carré de la base. De plus, les angles de toute pyramide sont orientés exactement à l'un des quatre points cardinaux. Que voyons-nous donc dans ces formes et leur réunion intime, autre chose, si ce n'est Dieu s'élevant au-dessus de la terre, et la terre qui conserve sa position naturelle, la position horizontale, telle que les anciens se la figuraient.
Si le hasard était le seul auteur de cette forme remarquable qui exprime si parfaitement l'idée de l'ancienne religion, il serait vraiment bien extraordinaire qu'il eût formé plutôt cette combinaison que telle autre ; car malgré la forme et les éléments si simples de la pyramide, il faut pour la produire une sorte d'intelligence coordonnatrice. Et c'est précisément celle que nous apprenons à connaître chez les hommes qui suivaient le culte simple de la nature, et qui par cette coordination des choses matérielles et spirituelles ont préparé le second âge, l'âge des révélations, ou réputées telles, lors de leur apparition dans le monde. (...)
... dans le voisinage de Bénarès, dans l'Inde, il existe des temples de forme pyramidale, et qui ont une communication directe avec le Gange, par des galeries souterraines. Lorsqu'on décrivit à des brahmanes savants les pyramides d'Égypte, ces érudits conclurent immédiatement, qu'il devait y avoir dans ce pays, un fleuve sacré, et que les pyramides d'Égypte devaient avoir certaines dispositions se rapprochant de celles de leurs monuments. Il existe effectivement, dans la grande pyramide de Ghizé, un puits à l'entrée de la galerie horizontale, dans lequel on est parvenu à descendre à plus de 16 mètres au-dessous du niveau du Nil. Ce rapprochement est au moins curieux, et prouve une même croyance dans deux pays bien éloignés l'un de l'autre ; ce qui ne doit pas nous surprendre lorsque nous réfléchissons à l'origine commune des peuples et aux croyances des religions primitives, qui, sorties de la même patrie, devaient par conséquent aussi se ressembler et se continuer même en s'éloignant du centre primitif.

Une construction intérieure “fort simple”

On nous objectera peut-être que, pour élever les pyramides, il faut une certaine science qu'on ne peut accorder à la civilisation à laquelle elles appartiennent selon nous. D'abord la forme extérieure est la plus simple qu'on puisse inventer. La construction intérieure est fort simple aussi ; ce ne sont que des couloirs et que des salles. Avec les matériaux employés, la coupe des pierres se réduit à peu de chose. Cette science se complique lorsqu'on a de grands espaces vides à couvrir, lorsqu'il y a des poussées et des culées à calculer, et lorsque surtout les matériaux sont tendres et de petites dimensions. Une preuve de ce que nous avançons, se trouve en Égypte même, où on connaissait la voûte fort anciennement, mais où on n'appréciait pas son économie de matériaux et de temps. Là, séquestré du reste du monde, de trois côtés par des déserts immenses, du quatrième par la mer, il fallait trouver les moyens d'employer la quatrième caste et la plus nombreuse, celles des villes ; et pendant les inondations du Nil, la troisième caste, celle des agriculteurs. Le despotisme des Pharaons, leurs richesses, la superstition et le besoin de vivre, firent entreprendre les palais et les temples gigantesques que nous admirons.
L'usage du fer a été connu en Égypte, dans des temps très reculés, car la nécessité le fit trouver. Il fallait absolument bâtir, et bâtir en pierre, puisqu'il n'y avait point de bois. Or, pour tailler la pierre, il faut du fer, et, si la taille perfectionnée des plus anciens monuments égyptiens, des pyramides, nous étonne, pensons que le frottement d'une pierre contre une autre produit des parements et des faces plus lisses, que toute l'habileté et le talent de l'homme les peuvent produire. Mais où ce talent manque, il y supplée par la patience. C'est ce qui est arrivé souvent dans les temps primitifs. Le commerce avec les étrangers n'était pas important chez les Égyptiens. Leurs manufactures et leurs marins n'absorbaient pas une masse considérable de la population. Ils n'ont jamais eu de flottes ; leur marine ne consistait qu'en barques, qui ne s'éloignaient pas des côtes. Lorsque le roi Néchâo, au commencement du septième siècle avant Jésus-Christ, si au reste l'histoire est vraie, lorsque ce prince, disons-nous, voulut entreprendre une expédition maritime, il n'en trouva pas même les moyens dans son royaume. Il fut obligé d'engager pour son entreprise des navires phéniciens et des hommes, qui de tout temps, pour ainsi dire, furent les maîtres de la mer et du commerce entre l'Europe et l'Asie occidentale.
La civilisation égyptienne est restée concentrée aux bords du Nil. Elle était antique, grande, belle, quoique restée sans imitation; ses monuments sont là pour le prouver, et ce sont des témoins irrécusables. Mais une civilisation plus reculée encore existait dans l'Inde. Cette partie du monde ne nous offre pas de monuments d'une conservation telle que ceux de l'Égypte, parce que le changement des empires, les conquêtes et les dévastations ont passé sur eux et les ont réduits en ruines. L'Égypte, au contraire, dans un coin du grand théâtre de l'antiquité, a longtemps été épargnée ; et lorsque des conquérants sont venus la visiter, ils ont détruit tout ce qu'il était possible de détruire. Mais la solidité des monuments et le granite résistèrent à la vengeance des hommes. Voilà aussi pourquoi nous y voyons des monuments si anciens."

Une religion “qui fuyait la lumière et cherchait les ténèbres”

Les pyramides de l'ancienne Memphis se retrouvent aujourd'hui à Ghizé ; elles sont situées sur la rive gauche du Nil, en face du Caire. Il y en a six : une grande, attribuée à Chéops par Hérodote, à Chembes par Diodore ; une autre d'une proportion inférieure, élevée, dit-on, par Chéphren ; une troisième de moyenne grandeur, qui a pour auteur supposé Mycérinus, et enfin trois petites sans nom de fondateur. (...)
Le site où sont placées ces pyramides, sur la rive gauche du Nil et contre la chaîne des montagnes libyques, forme un plateau de figure elliptique, avançant vers la plaine et occupant une anfractuosité de la montagne entre deux sortes de caps ou promontoires plus élevés, qui l'entourent vers le sud et le nord. La hauteur du plateau est de 42 mètres au-dessus de la vallée ; sa longueur est d'environ 2100 mètres de l'est à l'ouest. Sa longueur, du sud au nord, est de plus de 1500 mètres. Le pied des pyramides est élevé de plus de 32 mètres au-dessus des plus fortes inondations du Nil. (...)
Les pyramides sont exactement orientées. Chacun de leurs angles est tourné très régulièrement vers un des quatre points cardinaux. Si ces monuments n'avaient été que de simples tombeaux , quels eussent été le motif et l'utilité de cette orientation régulière ? Cette circonstance s'explique tout naturellement si on admet que la pyramide était une représentation de la terre, une image de la création de Dieu, un temple enfin qui lui était consacré. Nous avons déjà dit que les corridors, les salles et les sarcophages qu'on avait trouvés dans l'intérieur de ces monuments gigantesques, ne détruisaient pas notre hypothèse. C'était dans ces souterrains artificiels, loin du soleil et des hommes, pour ainsi dire, que se célébraient les mystères du culte de la nature, de cette religion qui fuyait la lumière et cherchait les ténèbres.”