samedi 18 juin 2011

“Peut-être le mystère restera-t-il à tout jamais impénétrable” (Henri Blerzy - XIXe s. - à propos de la Grande Pyramide de Guizeh)


Henri Blerzy (1830-1904) fut un collaborateur assidu de la Revue des Deux Mondes. Dans le tome 71 (37e année, seconde période, 1867) de cette publication, il publia un article sous le titre Les astronomes devant la Grande Pyramide, dans lequel il s’intéressa plus particulièrement, en la passant au crible de la critique, à la théorie de Charles Piazzi Smyth (faussement orthographié “Smith”).

Le point de vue d’Henri Blerzy est nuancé : face à la certitude mathématique dont “les procédés de raisonnement sont dans un cadre trop étroit pour les événements du passé”, l’interprétation de la Grande Pyramide (étrangement attribuée à Khéphren) à la lumière de l’astronomie est, certes, “digne d’attention”. La configuration du monument, n’en déplaise aux archéologues, dépasse en effet la seule destination funéraire et révèle une “intention secrète”.

Mais quelle est cette intention ? Quel est ce “sens caché” ? N’en déplaise, cette fois-ci, aux astronomes illustres que furent, entre autres, Piazzi Smyth et Mahmoud-Bey, leur réponse n’est pas parfaitement “satisfaisante”.

Est-ce pour autant, dans le raisonnement, un retour à la case départ ? Pas nécessairement. L’auteur aura au moins appris - et nous avec lui - que “l’emprise d’une idée exclusive” n’est pas une bonne école de déduction dès lors qu’il s’agit de comprendre la finalité des pyramides.


“De tout temps, on s'est défié de l'ingérence des sciences exactes dans la critique historique ; il convient d'avouer que l'on en a quelque raison, car la certitude mathématique s'appuie sur des bases et emprunte des procédés de raisonnement qui sont un cadre trop étroit pour les événements du passé les plus vraisemblables, les moins contestés. Toutefois il est permis de se plaire en des spéculations scientifiques qui tentent d'expliquer les témoignages indécis de l'antiquité.
Piazzi Smyth

C'est à ce titre qu'on peut juger dignes d'attention les recherches d'un astronome écossais, M. Piazzi Smith (*), sur l'origine et le but des pyramides, curieux monuments qui sont restés le plus indéchiffrable des hiéroglyphes de l'archéologie égyptienne.

Parmi les nombreuses pyramides qui se dressent encore dans la vallée du Nil, la plus haute et la plus parfaite comme construction est celle que l'on a coutume de désigner sous le nom de la grande pyramide de Djizeh, et qui se distingue des autres par des caractères spéciaux. Elle est, paraît-il, la plus ancienne ; le pharaon Chafra ou Chephren, qui la fit édifier (**), appartenait à la deuxième dynastie et vivait, affirme-t-on, il y a quarante ou soixante siècles. La maçonnerie en a été taillée avec tant d'art et de scrupule que l'on ne distingue encore qu'avec peine, à l'intérieur des étroits couloirs qui la traversent, les joints des blocs immenses dont elle est composée. Le granit et le calcaire s'y superposent dans un ordre en apparence étudié ; cette association de matériaux divers n'aurait-elle pas un sens énigmatique qui nous échappe ? Enfin cette grande pyramide est percée de galeries inclinées ou horizontales, de chambres, de cavités obscures où certaines combinaisons semblent avoir été recherchées avec un soin tout particulier.

Certes ce n'est pas un amas informe, ainsi qu'on l'a cru longtemps. Des mesures exactes ont fait reconnaître d'exactes proportions, des rapports de grandeur simples et uniformes ; en somme, ces moellons, malgré ce que le premier aspect a de lourd et de massif, ont un sens mystérieux, réel ou emblématique, dont il est irritant de ne pas découvrir la clé. C'est d'ailleurs le plus colossal et le plus solide édifice que des hommes aient jamais dressé, si bien que d'innombrables périodes d'années ont passé sur lui sans en altérer sensiblement la forme et la structure. Les entreprises humaines, pas plus que les intempéries des saisons, n'ont pu faire autre chose qu'en égratigner la surface.

Les archéologues, se bornant à l'envisager du point de vue qui leur est habituel, l'ont comparé aux autres vestiges de l'antiquité égyptienne et en ont conclu, non sans des motifs plausibles, que c'était un tombeau plus fastueux que les autres. Une telle masse n'aurait été destinée, à les en croire, qu'à protéger pour un temps indéfini la dépouille mortelle du roi qui en prescrivit la construction. Cette interprétation se justifie par de nombreuses analogies. C'est, comme dans les tombeaux les plus authentiques, le même soin à cacher le sarcophage dans une retraite impénétrable, à barrer les issues de la chambre sépulcrale, à dérober par d'ingénieuses précautions la retraite où le mort doit attendre la résurrection future. S'il n'eût pas existé des indices d'une autre destination, il eût été permis d'affirmer que c'était bien là le but unique d'une œuvre si gigantesque ; mais comment accorder cette hypothèse avec les indications plus précises que les explorateurs, la règle et le cercle divisé à la main, ont fini par y reconnaître ?

Examinons d'abord les données principales de ce singulier problème archéologique. La base est un carré parfait, ou du moins en diffère si peu que l'on se demande si l'écart entre la forme théorique et la forme observée doit être attribué à la négligence des constructeurs ou à l'incertitude des procédés de mesure. Les quatre côtés sont dirigés très exactement vers les quatre points cardinaux, et les faces présentent toutes la même inclinaison. Les assises successives, inégales entre elles, conservent chacune une épaisseur uniforme sur le pourtour de la pyramide. La galerie qui est l'unique entrée du monument et se prolonge en ligne droite jusqu'à la chambre souterraine est juste autant inclinée au-dessous de l'horizon que l'est au-dessus la galerie ascendante qui aboutit aux chambres supérieures.

Illustration inspirée par la Constellation d'Orion, selon Johannes Hevelius (1690)

Jusqu'ici l'on pourrait ne voir en ces diverses coïncidences que des preuves du soin extrême que l'architecte du pharaon Chephren donnait à son ouvrage. Voici qui révèle mieux une intention secrète. La galerie descendante est dirigée à peu près vers le pôle du monde et devait être, il y a quatre ou cinq mille ans, au moment de la construction, comme un gigantesque tuyau de lorgnette braqué sur une étoile brillante qui jouait alors le rôle d'étoile polaire.

Le prétendu sarcophage en granit que recèle la chambre supérieure a été taillé de telle sorte que la capacité du dedans est la moitié du volume extérieur. Une dernière circonstance serait surtout remarquable, si l'état de délabrement dans lequel se trouve le dehors de l'édifice ne permettait d'en contester l'exacte vérité.

Le rapport mathématique entre la hauteur de la pyramide et le côté de la base est égal au rapport entre le diamètre et la demi-circonférence d'un cercle, en sorte que, si ce fait était admis comme certain, il faudrait admettre aussi que les Égyptiens connurent à une époque très ancienne l'un des paramètres importants de la géométrie.

Ces résultats métriques ont paru d'autant plus dignes d'attention qu'on n'en trouve pas trace dans les autres pyramides. Petites ou moyennes, elles ne sont pas, ainsi qu'on serait tenté de le croire, une reproduction fidèle de la grande. On n'y observe ni les mêmes procédés de construction, ni autant de cavités internes, ni les mêmes rapports de dimension. On soupçonnerait plutôt qu'elles sont l'œuvre d'architectes plus modernes qui ne savaient plus interpréter les symboles énigmatiques que le monument ancien leur laissait sous les yeux. Cette opinion paraît d'autant plus probable que l'image de la pyramide dessinée dans les hiéroglyphes d'une époque relativement récente n'est plus qu'un triangle indécis sans nulle ressemblance avec la forme des temps primitifs.

Faut-il croire avec M. Piazzi Smith que la pyramide eut au début de la civilisation égyptienne un sens caché dont on perdit ensuite la mémoire, ou que les prêtres, gardiens fidèles des mystères religieux, ne révélèrent jamais à leurs contemporains ? Quel serait donc ce sens ? Question posée nombre de fois et à laquelle nulle réponse satisfaisante n'a encore été faite. Le défaut commun des diverses interprétations proposées jusqu'à ce jour est de ne tenir compte que de certains caractères de l'édifice et d'en négliger d'autres qui ne sont pas moins essentiels. C'est le reproche que l'on a fait à ceux qui ne voulaient trouver là qu'un tombeau royal.

On en peut dire autant de l'explication proposée par sir John Herschel, qui n'y voyait qu'un observatoire propre à montrer, à l'époque lointaine où il fut construit, la véritable direction de l'étoile polaire.

Un astronome égyptien, Mahmoud-Bey (**), émettait, il n'y a pas longtemps, une théorie nouvelle, fondée comme la précédente sur la coïncidence avec un phénomène céleste. D'après lui, c'eût été un monument consacré à une étoile de la constellation du Chien, Sirius, qui représentait le dieu des morts dans l'ancienne mythologie égyptienne. La pyramide était inclinée de telle sorte que les rayons bienfaisants de Sirius tombaient d'aplomb sur la face méridionale de la pyramide. Aucune de ces suppositions ne rend un compte satisfaisant des minutieux détails de la structure intérieure. L'intention de l'architecte fut sans nul doute moins élémentaire et plus complexe ; c'est du moins ce que semblent révéler les particularités géométriques de ce gigantesque ouvrage.

Il est assurément plus légitime de penser que les prêtres égyptiens voulaient y figurer sous une forme sensible et néanmoins cachée des enseignements relatifs à la religion, aux mœurs ou aux sciences de leur temps. M. Piazzi Smith prétend, après bien d'autres archéologues, que les traditions qui y sont enfouies ont trait aux poids et aux mesures alors en usage. L'hypothèse n'est pas neuve, mais il s'appuie sur plus de données certaines que ceux qui l'ont précédé dans ce champ de recherches. Ainsi la longueur de la base représenterait un certain multiple de l'unité de longueur, et cette unité ne serait autre chose que la dix-millionième partie du diamètre terrestre. Le prétendu sarcophage serait une unité de poids en rapport avec la densité de la terre. Il n'est pas jusqu'à la numération décimale qui serait exprimée en caractères symboliques sur plusieurs des parois de l'édifice.
(From Oedipus Aegyptiacus)

En un mot, les Égyptiens d'il y a quatre ou cinq mille ans auraient possédé un système métrologique complet plus parfait, nous dit-on, que le système métrique dont nous sommes si fiers, et ils en auraient gravé l'indélébile souvenir sur ce monceau de pierres. Il faudrait alors supposer qu'ils possédaient des connaissances étendues en astronomie et en physique.

Quant à savoir d'où venait tant de science à des hommes qu'Hérodote représente comme très ignorants, M. Piazzi Smith se contente de dire qu'ils en avaient reçu les notions par inspiration divine. Il nous serait difficile de le suivre jusque-là. C'est une marche irrationnelle et sans issue que d'expliquer un mystère par un miracle.

Si M. Piazzi Smith se laisse entraîner trop loin dans la voie des déductions sous l'empire d'une idée exclusive, il lui reste du moins le mérite d'avoir avancé l'étude de la grande pyramide en consacrant ses loisirs et son habileté pratique d'astronome à relever des mesures exactes de cet indéchiffrable monument. Après les recherches consciencieuses et sagaces des savants français de l'expédition d'Égypte, après les travaux persévérants du colonel Howard Vyse, qui s'appliqua, il y a une trentaine d'années, à l'exploration minutieuse de ce colosse de pierre jusqu'en ses plus secrets recoins, il restait encore beaucoup à faire.

Le sujet n'est pas épuisé, puisque ces efforts n'ont pas abouti à une solution dont la vérité soit évidente. Peut-être le mystère restera-t-il à tout jamais impénétrable, signe manifeste que les peuples primitifs eurent des idées, des connaissances, des préjugés ou des sentiments que l'esprit moderne, dérouté par l'immense acquis de la civilisation, n'est plus apte à concevoir. Après avoir bravé les révolutions et les conquêtes, les ravages du temps et de l'atmosphère et les atteintes plus redoutables des races humaines qui se sont débattues à ses pieds durant des milliers d'années, la grande pyramide est encore debout, œuvre unique au monde de grandeur et d'originalité.”

(*) voir Pyramidales : Contrairement à la Grande Pyramide, la Seconde Pyramide est, selon Piazzi Smyth (XIXe s.) l'œuvre de deux architectes, sur deux périodes de construction et selon deux façons différentes de travailler

(**) erreur évidente d’attribution.

(***) voir Pyramidales : "Les pyramides ont été construites pour remplir un but astrologique et religieux concernant l'astre divin Sirius" (Mahmoud-Bey - XIXe s.)