mercredi 10 octobre 2012

“Nous n'en savons pas beaucoup plus sur les grandes Pyramides que le bon Hérodote” (Henri Guerlin - XIXe-XXe s)

Henri Guerlin (1867-1922) mériterait-il d’être davantage connu ? Si c’est le cas, où trouver des éléments biographiques ? Mes recherches, pour l’heure, sont restées vaines.
Limitons-nous donc pour l’instant au contenu de son ouvrage Vers Jérusalem (1909), et plus précisément aux pages qu’il y a consacrées à sa découverte du plateau de Guizeh.
Nous y rencontrons un écrivain certes talentueux, mais inspiré par ce qui ressemble fort à du pessimisme sur l’évolution des connaissances humaines, au moins dans le domaine de l’art : “L'on y est frappé de la décadence presque constante (...), les œuvres les plus expressives, la maîtrise la plus large appartenant aux époques les plus reculées.” Et, selon lui, cette décadence s’applique également à l’Égypte dans ce qu’elle a su créer de plus beau : les pyramides.
Quant à nos connaissances relatives à ces monuments, le constat est de la même veine : on se heurte à un “mystère”, dont personne  n’a réellement trouvé la clé.
Il n’est donc d’autre issue que d’avoir recours à la référence par excellence, à savoir Hérodote, quand bien même ce dernier ne serait-il pas exempt de tout soupçon. En effet, “ce qu'il nous apprend (est basé) sur la foi sujette à caution de son cicérone”.
Allons bon ! Cela frise le retour à la case départ, celle d’un “mystère que nous ne nous chargerons pas d'éclaircir”.
N’en déplaise au sieur Guerlin, l’histoire des recherches archéologiques a fort heureusement connu quelque progrès après Hérodote, même en prenant comme repère butoir le début du XXe siècle. Mais il est vrai, à la décharge de cet auteur, que Pyramidales n’existait pas encore !

“Je pense qu'il est inutile de rappeler qu'outre les Pyramides de Gizeh, il y a plusieurs autres groupes de pyramides, et notamment, près du Caire, plus au sud, celui d'Abousir, et, encore plus au sud, celui de Sakkarah. Il est bon, si l'on veut graduer ses émotions, de commencer par ce dernier groupe. C'est l'occasion d'une promenade dans la campagne égyptienne.
On traverse le fleuve, le plus long du monde entier, puis on descend à la station de Bédrachein. Là, une foule d'âniers très bruyants et de petits ânes très calmes attendent le voyageur. A peine est-on descendu du train, qu'on est entouré d'un grand tumulte. (...)

Des fresques qui n'ont pas perdu la fraîcheur de leur coloration
C'est à peine si les pyramides sont dépouillées de leur revêtement. L'une d'elles, qui daterait d'un roi de la III" dynastie, le roi Zosir,  a perdu le sien et a été surnommée pour cette cause la pyramide à degrés. Quant au Sérapéum, où l'on enfouissait les bœufs Apis ; quant aux mastabas, ou caveaux funéraires des grands personnages de l'empire, on n'a eu qu'à soulever le linceul de sable qui les recouvrait, et on les a retrouvés tels qu'ils étaient au temps de la prospérité de Memphis. La sécheresse du désert avait conservé les fresques qui décoraient les parois, fresques infiniment précieuses et qui nous racontent avec une savoureuse bonhomie, avec une minutieuse précision, la vie familière des vieux Égyptiens. Les mastabas de Ti et de Mérouka nous ont initiés aux moindres détails de l'existence de ces familiers des Pharaons. Les jeux, les chasses, les cortèges funéraires, les scènes de danse, tout cela court sur la muraille, indiqué avec un art déjà très sûr de ses moyens. Et si la perspective est absente, il y a certaines silhouettes d'animaux d'une vérité, d'une sûreté d'indication qui ne seraient dépassées par aucun des artistes les meilleurs des époques plus récentes. Peu de scènes de la vie religieuse. Évidemment celle-ci tenait peu de place dans l'existence de l'Egypte aux environs de la Ve dynastie, c'est-à-dire il y a une soixantaine de siècles.
Soixante siècles ! Et ces fresques n'ont pas perdu la fraîcheur de leur coloration ! (...)


Trois énormes masses triangulaires, pareilles à de gros objets en terre cuite


Les grandes Pyramides se trouvent sur la même ligne que celles de Sakkarah, sensiblement plus près du Caire. Jusqu'au désert, on se rend prosaïquement en tramway, à travers des quartiers tout neufs, mais fort heureusement égayés par de luxuriantes floraisons. Puis, le Nil franchi, le tramway poursuit sa course à l'ombre légère et frissonnante d'une double rangée
d'acacias gigantesques. Sur cette route si moderne, on est tout étonné de rencontrer de temps à
autre un Bédouin farouche ou une caravane de chameaux. Un jeu de golf est installé à quelques centaines de mètres des Pyramides.
Et tout à coup le tramway s'arrête : la civilisation fait de même, et au même endroit. On a devant soi le désert et les trois énormes masses triangulaires, pareilles à de gros objets en terre cuite.
Dès que vous avez franchi la ligne de démarcation, vous appartenez au maître du désert, c'est-à-dire au Bédouin. De peur que sa victime ne lui échappe, il outrepasse même de quelques pas sa frontière naturelle. Et quand vous descendez du tramway, vous tombez dans les bras de grands et vigoureux gaillards, des Bédouins, vêtus de l'éternelle chemise bleue. Ils vous forcent à enfourcher des ânes, vous hissent sur des chameaux, bon gré mal gré, et en avant pour les Pyramides ! (...)

“Regarder, tout simplement”
Eh bien ! il y a mieux à faire (...)  aux grandes Pyramides que de se livrer à l'acrobatie ou à l'objectif d'un photographe. Et quoi donc ? C'est de regarder tout simplement.
Ces grandes masses couleur de terre cuite sont-elles vraiment par elles-mêmes de si écrasante beauté ? Je n'oserais l'affirmer. La grande Pyramide a cent trente-sept mètres de hauteur, un peu moins que la cathédrale de Cologne. Elle en aurait cent quarante-cinq, si les siècles n'avaient enfoui sous le sable une partie de sa base. Nous avons vu des élévations plus formidables. Et pourtant vous ne pouvez vous défendre d'un moment d'étonnement et d'une sensation qui ressemble au vertige. C'est que vous n'avez pas mesuré seulement l'altitude , mais le gouffre creusé par l'histoire. Et puis les Pyramides se présentent à vous comme la partie culminante de ces solitudes, pareilles à un océan doré. Piédestal incomparable ! La majesté de ces monuments s'augmente de toute cette immensité.
Et l'on comprend l'impression de terreur produite par les grandes Pyramides depuis des générations ;  terreur qui a fait naître tout un cycle de légendes, où les Pharaons constructeurs de ces trois pyramides, surtout Khéops et Khéphren, car on a su gré à Mykhérinos de sa relative modération, sont présentés comme des tyrans et couverts de malédictions.

Un “mystère”
Que faut-il croire de ces commentaires des savants, qui ont cru trouver dans les grandes Pyramides les intentions de merveilleuses réussites algébriques ? Y découvrons-nous la preuve que les mathématiques d'il y a soixante siècles étaient parvenues à un degré que l'on n'a point dépassé ? Si cela était, ce serait la confirmation de la thèse de Joseph de Maistre : l'homme a commencé par la science, la barbarie est venue ensuite, comme corollaire du péché. Selon quelle méthode ces masses démesurées furent-elles construites ? Faut-il admettre la doctrine de Lepsius, d'après laquelle un roi commençait sa pyramide au début de son règne, la faisait d'abord toute petite, puis l'augmentait par une série de revêtements, de sorte que l'on pourrait calculer la longueur de son règne à ces couches successives, comme l'âge d'un arbre à l'épaisseur de l'aubier ? Faut-il, au contraire, penser avec Maspero que les Pharaons ont donné,
dès le début de l'œuvre, les proportions définitives ? Mystère que nous ne nous chargerons pas d'éclaircir.
En somme , nous n'en savons pas beaucoup plus sur les grandes Pyramides que le bon Hérodote. Voici donc ce qu'il nous apprend, sur la foi sujette à caution de son cicérone : “Khéops commença par fermer les temples et par prohiber qu'on offrît des sacrifices ; puis il contraignit tous les Égyptiens à travailler pour lui. Aux uns, il assigna la tâche de traîner les blocs des carrières de la chaîne arabique jusqu'au Nil ; les blocs une fois passés en barque, il prescrivit aux autres de les amener jusqu'à la chaîne libyque. Ils travaillaient par cent mille hommes, qu'on relevait chaque trimestre. Le temps que le peuple pâtit se répartit de la sorte : dix années pour construire la chaussée sur laquelle on tirait les blocs, œuvre, à mon sens, de fort peu inférieure à la pyramide, car sa longueur est de cinq stades, sa largeur de dix orgyies et sa plus grande hauteur de huit ; le tout en pierres de taille et couvert de figures. On consuma donc dix années à construire cette chaussée et les chambres souterraines creusées dans la colline. Quant à la pyramide elle-même, on employa vingt-cinq ans à la faire.
Des caractères égyptiens, gravés sur elle, marquent la valeur des sommes payées en raves, oignons et aulx pour les ouvriers obligés aux travaux ; si j'ai bon souvenir, l'interprète qui me déchiffrait l'inscription me dit que le total montait à seize cents talents d'argent.”
Pure mystification du drogman, qui, très probablement, ne savait pas lire ces hiéroglyphes.

Le Sphinx : un “monstre de pierre antérieur à Khéops”


Le même mystère qui enveloppe d'inconnu toutes les Pyramides, existe pour les monuments qui les entourent. Les plus intéressants sont le temple du Sphinx, ou peut-être d'Osiris, enfoui sous le sable, et le Sphinx lui-même,  le fameux Sphinx, qui, depuis des temps insondables, regarde l'horizon avec des yeux qui semblent rêver. De quel dieu était-il l'image ? Sans doute d'un bon génie qui protégeait la plaine d'Egypte contre son ennemi, le désert envahisseur. Il tourne le dos à la solitude et regarde vers le Nil. Ce monstre de pierre est antérieur à Khéops, puisqu'une stèle, découverte par Mariette, nous apprend que ce pharaon fit construire sa pyramide auprès du temple du Sphinx, qu'il avait fait restaurer. Le sphinx avait déjà besoin d'être restauré au temps de Khéops ! Dans quel abîme de siècles cette seule révélation nous jette ! On n'y saurait penser sans une sorte d effroi. Et cependant les hommes n'ont pas respecté cette majestueuse antiquité. Les mameloucks ont pris le dieu pour cible, ont brisé son nez, ont crevé ses yeux.
Malgré cette mutilation, sa beauté souveraine subsiste,  beauté qui est en somme celle de la race, de l'immuable race de l'Egypte. Tandis que nous regardions le Sphinx, une petite fille s'est approchée de nous pour nous vendre des scarabées. 0 mystère de la transmission des types ! Elle ressemblait au Sphinx de la façon la plus frappante ! (...)

Une décadence presque constante de l’art
Si l'apparence des hommes ne change pas, leur goût et leurs connaissances se modifient incessamment. Et ce n'est pas toujours à leur avantage. L'argument que les Pyramides auraient fourni à Joseph de Maistre, au point de vue des sciences mathématiques, il le retrouverait au musée des antiquités égyptiennes, au point de vue de l'esthétique. Et l'on y est frappé de la décadence presque constante de l'art, les œuvres les plus expressives, la maîtrise la plus large appartenant aux époques les plus reculées. Puis le caractère se perd peu à peu, l'expression se fige en formules de banale pratique, le robuste et sain naturalisme des premiers âges se transforme en un fade et monotone idéalisme. Naturellement ce recul ne suit pas une courbe perpétuellement descendante. Il y a des hauts et des bas ; de mauvaises époques, comme celles de Ramsès et des Ptolémées, des renaissances soudaines comme celle qui se produisit sous la XVIIIe dynastie, ou à l'époque saïte. Mais jamais on ne retrouva la force simple de la Ve dynastie, celle qui nous a laissé les mastabas de Sakkarah. Cette période représente l'apogée de l'art égyptien, comme le Ve siècle avant notre ère celle de l'art hellénique.”
Source : Gallica


Les illustrations sont extraites de l'ouvrage