Godefroid Kurth est un historien belge, né à Arlon le 11 mai 1847 et mort à Asse le 4 janvier 1916.
Il doit sa réputation scientifique à son ouvrage Les Origines de la civilisation moderne (1886) où, comme dans l’ensemble de ses travaux ultérieurs, il développe la thèse selon laquelle civilisation et christianisme sont inséparables. Dans son livre Mizraim : souvenirs d'Égypte, publié en 1912, il donne à ses explications peu ou prou scientifiques (“Qu’entendons-nous par pyramides ?”) la couleur de notations plus personnelles, voire de l’émotion (“On a beau se cuirasser de scepticisme devant un spectacle qui a inspiré tant de banalités, on est saisi malgré soi par la solennité du lieu, par l'énormité de la vision, par la grandeur tragique du cadre”), tout en égratignant au passage les fauteurs de vacarme, Bédouins et Anglaises confondus.
La question récurrente des méthodes de construction des pyramides est absente de son propos. Seul le gigantisme des monuments attire son attention. Il repose, selon lui, à la fois
sur l’”absolutisme” des constructeurs égyptiens et sur le potentiel de vies humaines à leur disposition.
“Car enfin, n'est-ce pas? les Pyramides, c'est l'Egypte elle-même. Les voir, c'est l'avoir vue. Regardez plutôt les timbres-postes égyptiens ; ils portent les pyramides et le sphinx et il n'est pas un enfant à qui il soit besoin de dire quel pays ils désignent.
Je parlerai donc des Pyramides, et je commencerai par un aveu. Je n'ai pas osé me donner cette originalité d'aller en Égypte sans les voir. Je ne dis pas que je ne l'ai pas rêvé. Car enfin, qui ne connaît les Pyramides sans les avoir vues ! Le désert, les trois triangles ; devant le premier, un sphinx, qui n'a ce tableau gravé au plus profond de son imagination et à qui une visite des lieux en apprendra-t-elle davantage ?
Mais il y a le respect humain : s'il n'est pas absolument nécessaire d'avoir vu les Pyramides, il est indispensable de pouvoir dire qu'on les a vues. Et puis, il y a lieu de rendre la politesse aux quarante ou soixante siècles qui, dit-on, nous contemplent de là-haut. Allons donc les contempler à notre tour.
Qu’entendons-nous par pyramides?
Mais d'abord, qu'entendons-nous par pyramides ? Tout le monde se figure sous ce nom les trois monuments gigantesques bâtis par Chéops, par Chéfren et par Menkéré. Mais ils sont bien loin d'être les seuls de leur espèce : ils sont seulement les trois derniers et les plus grands de la vaste rangée de mausolées semblables qui s'aligne sur la rive gauche du Nil depuis le voisinage du Fayoum jusque près du Delta, au nombre de soixante-dix. Du temps des Pharaons, ils formaient comme une chaîne de collines artificielles ayant pour soubassement les terrasses du désert de Libye, et on les comptait par centaines. Toute la rive gauche, je l'ai déjà dit, était un vaste cimetière, et l'on a calculé qu'il y a là, cachés sous la terre et bien conservés, grâce à la parfaite sécheresse du sol, cent cinquante à deux cents millions de morts. Les Pyramides de Ghizeh forment à cette nécropole des propylées dignes d'elle.
J'ai dit les pyramides de Ghizeh,. pour parler comme tout le monde. L'expression est inexacte toutefois. Ghizeh est dans la vallée, sur les bords du Nil ; les Pyramides sont à Mena, à dix kilomètres de là, sur la lisière du désert. Un tramway électrique venant du Caire par Ghizeh vous conduit jusqu'au pied de la haute terrasse désertique où surgissent les trois colosses. Au pied de la terrasse est bâti l'hôtel Mena House, à l'usage des touristes. Il ne tient qu'au lecteur de constater que Mena ressemble furieusement au nom du premier roi d'Egypte, Ménès, et d'échafauder sur cette ressemblance des conclusions quelconques.
Après avoir été, comme je l'ai dit plus haut, sur le point de me singulariser en faisant un voyage d'Egypte sans aller aux Pyramides, j'ai fini par faire comme un vulgaire mouton du troupeau de Baedeker (*) ; je suis allé, comme il le recommande, les voir au clair de lune. Si le lecteur veut m'en croire, il n'écoutera pas les guides qui lui conseillent cette romantique promenade. Je ne dis pas que cela ne serait pas fort émouvant de contempler les grands témoins de l'histoire dans le demi-jour mystérieux des nuits égyptiennes Mais comme on fait la même recommandation à tout le monde, il s'ensuit que c'est par centaines que tous les soirs les touristes se précipitent vers la « solitude » ; je soupçonne même l'administration des tramways du Caire d'avoir des trams clair-de-lune. Si bien que quand vous arrivez, vous pourriez vous croire dans un marché, et la solitude est la seule chose que vous n'y trouvez pas. (...)
Le plus ancien cimetière du monde
Au bout de quelques minutes, nous sommes devant la pyramide de Chéops.
Plus loin se dresse celle de Chéfren, plus loin encore, celle de Menkéré. Devant nous, le Sphinx ; devant le Sphinx, les ruines du temple de Chéfren. Devant, derrière, à droite, à gauche, partout autour de nous des tombeaux, des ruines de pyramides, des mastabas, une ville souterraine entière qui fait moutonner le sol du désert. C'est ici le plus ancien cimetière du monde. Endroit propice, s'il en fut jamais, à une méditation philosophique dans le goût de celle de Volney, le mélodramatique auteur des Ruines. Peut-être m'y serais-je livré avec la fidèle complicité de la lune, qui me fut toujours propice, et aurais-je eu la chance, moi aussi, de voir apparaitre un “fantôme blanchâtre enveloppé d'une draperie immense”, qui m'aurait tenu un discours “analogue à la circonstance”, comme on disait en 1793. (...)
Eh ! sans doute, les Pyramides sont belles au clair de la lune, mais sans Arabes et sans
Anglaises ! Pour trouver la solitude ici, il faudrait y venir pendant les ardeurs de l'été, quand tous les touristes sont partis, planter sa tente à l'ombre de Chéops ou de Chéfren, comme font quelques vaillants, et laisser couler les heures du jour et de la nuit dans le tête-à-tête silencieux avec le désert et avec la mort.
Et pourtant, malgré les fâcheuses conditions que je viens de dire, l'effet que produit l'aspect nocturne des Pyramides reste grandiose et fantastique. On a beau se cuirasser de scepticisme devant un spectacle qui a inspiré tant de banalités, on est saisi malgré soi par la solennité du lieu, par l'énormité de la vision, par la grandeur tragique du cadre. Ils ont beau crier, rire et tapager, les barbares africains et européens qui m'entourent, leur vacarme se perd dans l'immensité de ce silence, et leur profane agitation ne saurait pas enlever son calme religieux et son éternelle sérénité à cet horizon sans pareil. Ah oui ! je la retrouve quand même, cette solitude que je craignais de ne pas rencontrer; je sens, ô lune, 6 étoiles, ô tombeaux, que vous n'avez qu'un témoin ici, et que je suis seul à m'entretenir avec vous du temps et de l'éternité.
Je ne crois pas qu'il y ait lieu de mettre par écrit notre dialogue. Considérez, ami lecteur, que nous voici devant ce que l'homme a élevé de plus prodigieux sur terre.
Il importe peu que les Pyramides soient ou non les plus hauts monuments du globe, la tour Eiffel n'étant pas encore un monument.
Je veux bien que les tours de Cologne aient 160 mètres de hauteur et la pyramide de Chéops seulement 137, comme le disent MM. Perrot et Chipiez. Mais avec ou sans le prix de hauteur, les Pyramides restent une œuvre stupéfiante. La base de celle de Chéops a 54,000 mètres carrés, et l'ensemble comprend 2,300,000 pierres d'un mètre cube chacune. Et que serait-ce si elles étaient intactes ! Mais il faut remarquer qu'elles sont littéralement écorchées : le magnifique revêtement qui les ornait autrefois a disparu avec l'éclat de ses couleurs, la vie de ses reliefs, l'intérêt de ses inscriptions. Seule, la pyramide de Chéfren garde à son sommet une partie de sa peau ; pour celle de Chéops, si on peut aujourd'hui la gravir, c'est parce qu'elle a perdu toute cette robe de marbre jetée autrefois sur son ossature massive. Mais Hérodote au Ve siècle avant notre ère et Abdollalif au XIIe après Jésus-Christ ont encore vu de leurs yeux la beauté complète de cette construction géante, que le temps avait respectée mieux que n'ont fait les hommes.
“Un secret, ou du moins des connaissances techniques infiniment supérieures aux nôtres”
L'état dans lequel ceux-ci ont mis ces nobles monuments est un opprobre pour l'humanité.
Ils ont essayé de les anéantir systématiquement, et il n'y ont pas réussi. Il faut lire dans Abdollalif le récit de cette entreprise de démolition ; on travailla pendant une année entière, sous le sultan Osman ben Yousouf, à détruire la pyramide de Menkéré, puis on perdit courage et on se contenta de l'avoir égratignée.
Il est une question que tout voyageur se pose à l'aspect des Pyramides : “Comment a-t-on pu ?” et on y fait diverses réponses.
Puisque aujourd'hui, avec le perfectionnement de nos instruments et la puissance de nos machines, nous nous sentons incapables de créer des œuvres pareilles, ne faut-il pas admettre que les Égyptiens avaient un secret, ou du moins des connaissances techniques infiniment supérieures aux nôtres et perdues depuis lors ?
Mais non : leur secret, si c'en était un, s'appelait l'absolutisme. Les gigantesques monuments qu'ils nous ont légués se sont édifiés à force de vies humaines sacrifiées.
D'immenses troupeaux de fellahs étaient amenés à pied d'œuvre sous le fouet des piqueurs, comme des bestiaux, et condamnés au travail jusqu'à ce que mort s'ensuive.
L'Exode nous dit comment cela se passait encore deux mille ans après, du temps de Moïse. Et un relief nous met le spectacle sous les yeux. On a sculpté dans la carrière la statue colossale de Duhotep, chef du nome du Lièvre; elle a six mètres et demi de hauteur, et il s'agit maintenant de l'amener à destination. A cette fin, on y a attaché des cordes auxquelles sont attelés 172 hommes qui tirent de toutes leurs forces : on en aurait employé le double ou le triple, s'il l'avait fallu.
“Condamnés au travail jusqu'à ce que mort s'ensuive”
Tous les chefs-d'œuvre architectoniques de l'Orient s'expliquent ainsi. Voici un passage que je retrouve dans des notes prises en 1880 au British Muséum de Londres sur l'art assyrien : “Sennachérib fait bâtir. On voit des multitudes d'hommes attachés à des cordes et traînant un de ces monstrueux taureaux ailés à figure humaine qui gardaient l'entrée des palais de Ninive. Ils tirent de toutes leurs forces, pendant que les piqueurs leur caressent les épaules à grands coups de fouet, et que' d'autres multitudes travaillent avec des leviers puissants à soulever le monstre. Le roi, ombragé par un dais, est debout sur son char au sommet de la colline, et il contemple ce grand effort de sueur et de sang.”
Mettez ici Pharaon à la place de Sennachérib et un sphinx ou un Ramsès à la place d'un taureau ailé, et il n'y aura rien à changer pour faire de ce tableau une scène égyptienne.
Et cela a duré des milliers d'années !
Lorsque l'Egypte devint un peuple conquérant, on attela de préférence les captifs à ces travaux forcés. Alors, sous un soleil de plomb, surveillés par des soldats sans pitié qui les bâtonnaient, ces malheureux peinaient aux carrières pour en extraire les blocs gigantesques, traînant des statues d'un million de kilogrammes, comme celle de Ramsès qu'on peut voir encore au Ramesseum. Diodore de Sicile a assisté aux drames cruels qui se sont déroulés dans ces enfers terrestres à une époque où les plus grands monuments étaient achevés : qu'était-ce donc du temps qu'on les bâtissait ?
Mais l'Egypte conserve tout, et le XIXe siècle a vu se reproduire les scènes qui ont marqué la construction des Pyramides. (...)
Voilà à quel prix on eut les Pyramides : il suffisait d'y mettre les vies humaines.
Elles sont les lugubres témoins des souffrances de l'humanité. Si leurs pierres pouvaient parler, quel poème de douleur et de mort chacune d'elles nous raconterait ! Et quelle pyramide d'un autre genre on ferait avec les ossements des multitudes infortunées qui ont succombé sous ce travail meurtrier!
Il faut prendre en pitié les braves gens qui viennent ici s'extasier sur la grandeur des civilisations d'autrefois et aussi les visionnaires qui rêvent je ne sais quelle explication mystique de leur architecture géante : art occulte, procédés perdus, symbolisme des nombres.
Non, les pyramides n'ont pas de secret, n'en déplaise au Sphinx et à ses dévots. (...)
Source : Gallica
(*) sur cet auteur : la page que Pyramidales lui a consacrée.