mercredi 24 octobre 2012

“La grande pyramide, tombeau de Chéops, est l'orgueil de l'homme poussé à ses dernières limites” (Antonin Thivel - XIXe s.)

Il n’est nul besoin de trop s’attarder sur le récit que fait de son ascension de la Grande Pyramide Antonin Thivel (1840 ?-1884), dans son ouvrage L'Orient : tableau historique et poétique de l'Égypte (1880). Notons seulement que cette escalade a été pimentée d’une empoignade musclée entre notre auteur et un “Arabe à mauvaise figure”, ladite bagarre ayant dû se passer dans l’encoche de l’arête nord-est de la pyramide, pour cause d’une insulte mal digérée... Décidément, cette célèbre encoche aurait bien des secrets à nous révéler ; elle mériterait à elle seule toute une histoire !
Le récit d’Antonin Thivel, relatif aux pyramides de Guizeh, vaut surtout pour sa tonalité “romantique”. Place à l’admiration, avec une touche de pathos qui n’est pas pour nous déplaire, en dépit du décalage dans le temps et le mode oratoire !
Avouez quand même que quelqu’un qui se découvre devant les pyramides, pour les saluer avant son départ, mérite le respect...
Je vous recommande également deux détails dans les extraits qui suivent :
- la manière dont les pyramides se jaugent elles-mêmes face aux étoiles “qui scintillent sur leur front superbe” ;
- la question posée sur les capacités de “notre industrie moderne” à refaire un monument tel que la pyramide de Khéops.


Photo Marc Chartier
“On nous nomme le palais de Choubra et ses beaux jardins ; on nous vante un autre palais, celui de l'Abbasiéh ; mais nous avons bien affaire de toutes ces bagatelles ! il n'y a pour nous dans le monde qu'une seule chose, les pyramides.
Cette chose, après un détour de quelques minutes, nous apparaît tout à coup : elle grandit à chaque battement de nos cœurs; ces formes disparaissent encore. C'est bien inutile, nous les retrouvons dans notre mémoire, elles y sont fidèlement et intimement photographiées. (...)
Il y a quelques années, la visite des pyramides était difficile à cause des inondations et des nombreux brigands qui infestaient ces parages ; ceux-ci ont disparu ; on y arrive par une route magnifique plantée d'acacias ; on s'y rend en voiture ou monté sur un âne.

Une admiration mêlée d’effroi
En général, les choses qu'on ne cesse de vanter comme prodigieuses étonnent peu, mais les pyramides confondent toujours l'imagination des visiteurs ; la pensée s'arrête comme indécise devant cette masse cyclopéenne élevée à la gloire des hommes ; on doute que ce soit leur œuvre ; la première fois qu'on se trouve en face de ces merveilles d'un autre âge, on est pris d'une secrète terreur, on est saisi comme à l'approche d'un danger ; la hauteur, le gouffre béant où reposent les Pharaons nous remplit d'une admiration mêlée d'effroi.
Les ascensions ne sont pas aussi fréquentes qu'on pourrait le croire ; pour les accomplir il ne faut pas être sujet au vertige, il faut même se rappeler les exercices gymnastiques du collège, car les injures infligées par le temps à ces blocs de granit font de ces exercices une nécessité presque continuelle. La descente par l'angle opposé est également difficile. Bon nombre d'Européens se font porter jusqu'au sommet, ou aider par deux ou trois Arabes : quelle idée alors ces hommes doivent-ils se faire de nos forces physiques ! J'y ai vu hisser trois Anglais ; ils avaient eu l'extrême précaution de se faire suivre de provisions de bouche et des inséparables bouteilles de Champagne ; il s'ensuivit une fête en l'honneur (de) Bacchus et un sommeil de plusieurs heures, pendant lesquelles les Arabes, loin des yeux du Prophète, goûtèrent largement du doux nectar.

“Immuables comme l’éternité”


Source : NYPL Digital gallery

La grande pyramide, tombeau de Chéops, est l'orgueil de l'homme poussé à ses dernières limites. Les Pharaons se déifiaient, ils s'accordaient l'immortalité et préparaient tout pour être adorés après leur mort ; et s'ils bâtirent d'aussi colossales demeures funéraires, c'est avant tout pour que leur gloire stupéfiât les siècles futurs.
Les deux autres grandes pyramides sont les tombeaux de Chéphrèn et de Mycérinus ; les petites renfermaient les membres de la famille de ces rois. La grande avait primitivement 146 mètres de hauteur ; dans l'état actuel elle n'en a plus que 138 ; son cube est de 2,562,576 mètres.
Avant la conquête des Arabes, elle avait un revêtement de pierres polies qu'Amrou, d'exécrable mémoire, enleva pour construire la citadelle et les remparts du Caire. Nous empruntons ces détails à M. Mariette-Bey, savant français que le khédive s'est attaché et qui a écrit deux remarquables ouvrages sur l'Egypte.
Plus je regardais les pyramides, plus elles grandissaient à mes yeux ; je n'osais m'en approcher, retenu par une crainte mystérieuse, comme si elles avaient eu quelque chose de sacré. Élevées sur une colline, à l'entrée du désert, elles dominent et les vastes solitudes, et les plaines fertiles arrosées par le Nil, et la ville des mosquées et des palais ; elles se montrent sans artifice dans leur sauvage grandeur, tantôt désolées et redoutables sous les vents du désert, tantôt resplendissantes sous les feux du soleil ; elles paraissent immuables comme l'éternité et semblent dire aux étoiles qui scintillent sur leur front superbe : “Nous vivrons autant que vous ; si vous êtes la gloire des nuits, nous sommes les merveilles de la terre.”
En examinant ces masses étonnantes, les hommes de l'art ont de la peine à se figurer le prodigieux travail qu'elles ont coûté. M. Mariette nous dit que cent mille hommes, qui se relayaient tous les trois mois, furent employés pendant trente ans au gigantesque travail ordonné par Chéops. Sans doute il n'est pas au-dessus des forces de notre industrie moderne de refaire un monument semblable, mais le problème difficile à résoudre , même de nos jours, serait de construire des chambres et des couloirs intérieurs, qui, malgré les millions de kilogrammes qui pèsent sur eux, conserveraient à travers soixante siècles la plus parfaite et la plus étonnante régularité.
Les fondations de la grande pyramide répondent par leur solidité et leur profondeur à son élévation et à sa masse. (...)
Arrivés au pied de la pyramide, mes guides poussèrent de grands cris de joie, dansèrent autour de moi une sarabande infernale en l'honneur de ma courageuse ascension et m'accompagnèrent jusqu'au bas de la colline ; le triple bagchich ne fut pas oublié et ils partirent contents, ce qui est rare.
Je dis un dernier adieu aux monuments en me découvrant avant de les quitter. C'était le 5 janvier 1874. Les baudets qui nous avaient amenés, restaurés par une ample ration d'orge, étaient impatients de partir et fournirent jusqu'au Caire une course aussi rapide que l'eût fait un bon cheval.”

Source : Gallica