mardi 23 octobre 2012

“Nous devons être frappés par la simplicité de la forme des pyramides” (Imre Henszlmann - XIXe s.)

Dans sa Théorie des proportions appliquées dans l'architecture depuis la XIIe dynastie des rois égyptiens jusqu'au XVIe siècle (1860), l’architecte hongrois Imre Henszlmann (1813-1888), membre de l’Académie nationale de Hongrie et fondateur de la science des arts et de la rénovation des monuments de ce pays, dresse un tableau de l’art de bâtir chez les Égyptiens.
Il analyse les différentes caractéristiques de cette architecture, dans son origine, son environnement, ses fonctions, ses constantes et ses diverses expressions.
Au coeur de ce panorama, la pyramide trône en majesté, à la fois comme aboutissement et comme source d’inspiration, dans la mesure où elle est “le formatif et la racine dans toute l'architecture égyptienne”.

“Les Égyptiens ont commencé à construire les pyramides, situées aux environs de leur première capitale, Memphis, dans le temps de la Ille dynastie des Pharaons. L'avènement de cette dynastie, originaire de Memphis, est placé, par M. Bunsen à l'an 3453, par M. Lepsius (H) à l'an 3703 et par M. Brugsch à l'an 3900 ans avant notre ère.
D'après les témoignages des anciens auteurs, on attribue à l'époque de cette Ille dynastie l'arrêt définitif de l'écriture, l'invention de construire avec des pierres taillées en rectangle, et la rédaction scientifique des notions de l'astronomie. Nous ne serons donc pas étonnés en entendant M. Champollion-Figeac nous dire, par rapport à la construction et à l'orientation de la grande pyramide, celle de Chéops, premier roi de la IVe dynastie : “L'emploi des matériaux est remarquable en ce qu'on reconnaît sans peine qu'il est difficile d'appareiller avec plus d'exactitude, d'établir des lignes plus droites et des joints plus parfaits que ceux que présente la construction intérieure de la grande pyramide. Chaque pierre, de quatre arêtes, est incrustée dans la suivante ; la pierre inférieure, creusée de 2 pouces, reçoit une saillie égale de la pierre supérieure, et chaque arête est ainsi liée de toute sa hauteur; aussi n'a-t-on remarqué sur aucun point ni le plus léger écart ni la moindre dégradation.”
Et : “La grande pyramide est exactement orientée ; chacun de ses quatre angles fait face à l'un des quatre points cardinaux ; ce n'est encore aujourd'hui qu'avec de grandes difficultés qu'on réussirait à tracer une méridienne d'une aussi grande étendue sans dévier, et de cette orientation de la grande pyramide on a tiré ce fait d'une haute importance pour l'histoire physique du globe, c'est que depuis plusieurs milliers d'années la position de l'axe terrestre n'a pas varié d'une manière sensible. La grande pyramide est le seul monument sur la terre qui, par son antiquité, puisse fournir l'occasion d'une semblable observation.”  (...)

“Les pyramides ne sont pas des œuvres d'art, mais des œuvres de la science”

From A pictorial geography of the world. (Boston : Strong, 1849) Goodrich, Samuel G.
(Samuel Griswold) (1793-1860 (NYPL Digital gallery)

À côté de ces témoignages d'une civilisation et d'une science aussi avancées, à côté d'une sculpture déjà parfaitement développée dans les tombeaux qui entourent les pyramides et qui, pour la plupart, sont contemporains à celles-ci, nous devons être frappés par la simplicité de la forme des pyramides, par le manque de presque toute ornementation architecturale tant à leur extérieur qu'à leur intérieur, enfin par le matériel primitif des plus anciennes de ces pyramides, qui est la brique crue.
C'est que les pyramides ne sont pas des œuvres d'art, mais des œuvres de la science, inspirées, par celle-ci, dans un but d'utilité publique, et que leur emploi comme tombeaux des pharaons, qu'on a cru être le principal et même le seul, n'était que secondaire.
C'est à M. Fialin de Persigny que nous devons la découverte et la démonstration scientifique de cette grande vérité . Dans un mémoire adressé à l'Académie et publié en 1845, M. de Persigny a prouvé que “les pyramides avaient à protéger la vallée du Nil contre les irruptions sablonneuses”, et que notamment les plus grandes pyramides, celles de la province de Gizeh, devaient répondre à ce but en s'opposant aux sables, dont l'envahissement menaçait cette province du côté de la vallée du désert, appelée la vallée des Lacs de Natron. (...)

“On recherche davantage les grandes masses architecturales dans les pays plats que dans les pays accidentés”
La pyramide est le plus simple des corps géométriques, elle garantit le plus de stabilité possible ; c'est pourquoi elle était partout employée par les peuples les plus différents quand ils faisaient leur premier pas vers la civilisation. Nous reconnaissons ainsi la pyramide tronquée dans les terrasses de l'Assyrie et dans celles des Mexicains, et nous la reconnaissons même, et ici malgré son apparence moins régulière, dans les tumuli des peuples celtes. Cette forme simple se prête le mieux à l'exécution et correspond parfaitement à l'emploi de la terre dans les tumuli ou de la brique crue, que la forme de la pyramide empêche le mieux de changer de place.
La propriété de stabilité de cette forme a un autre attrait pour des peuples primitifs qui aspirent à élever des monuments durables et qui, pour atteindre ce but, n'ont encore que des forces matérielles. Mais si la pyramide, en Égypte comme ailleurs, ne rend témoignage que des premiers pas dans l'architecture monumentale en pierre, l'architecture en bois était déjà bien développée à l'époque de la construction des pyramides ; c'est ce qui est prouvé par la représentation de colonnes en bois parfaites qui se trouvent dans des tombeaux contemporains des pyramides ou au moins pas de beaucoup plus récents que celles-ci. 

Cliché G. Lékégian & Cie

Le désir de la variété fait que l'on recherche davantage les grandes masses architecturales dans les pays plats que dans les pays accidentés ; dans les endroits montagneux, ces masses ne pourraient pas lutter avec les masses naturelles, et, où il y a des collines, celles-ci, comme c'est le cas avec les acropoles grecques, élèvent naturellement les temples en leur prêtant une base plus ou moins considérable, tandis que, en Égypte et en Assyrie, il fallait ou élever artificiellement et cette base et l'édifice qui la couronne, ou faire l'édifice plus haut pour qu'il pût se passer de la base. De plus, en Égypte, les deux chaînes de montagnes bordant la vallée du Nil pouvaient bien entraîner à ériger, en imitation, deux autres chaînes de grands monuments aux bords du fleuve, afin d'interrompre ainsi l'uniformité de cette vallée large et trop peu ondoyante pour sa largeur.
M. Lepsius nous dit, dans sa Chronologie égyptienne, page 29, que les villes et les temples étaient construits, pour la plupart, aux limites de l'inondation, d'une part pour pouvoir utiliser sans restriction toutes les terres fertiles, d'autre part pour pouvoir mettre les fondations des édifices dans un terrain sec et à l'abri des eaux du Nil. Ajoutons qu'en Égypte, dès les premiers temps historiques, qui commencent avec la Ire dynastie et son chef Mènes, la société devait avoir été déjà parfaitement réglée ; cette circonstance et la facilité de se procurer les premiers besoins de la vie dans un pays aussi fertile doivent avoir augmenté considérablement la population ; il y avait donc les forces matérielles pour exécuter ces ouvrages surprenants par leurs masses. Pas beaucoup plus tard, et déjà sous la Ille dynastie, les Égyptiens apparaissent comme conquérants ; leurs victoires, poursuivies au delà des frontières, devaient accroître les richesses domestiques par les tributs des peuples soumis; les triomphes de la guerre leur fournissaient aussi, dans les vaincus, des ouvriers, et devaient inspirer le désir de manifester la gloire de l'Égypte de prime abord et dans toute l'étendue de leur patrie civilisée.
Voici les raisons pour lesquelles la tendance d'en imposer dans l'architecture par les masses, commencée avec les pyramides, non seulement n'a jamais fléchi, mais, au contraire, a toujours augmenté, en atteignant son apogée dans le plus grand lustre politique, à partir de la XVIIIe jusqu'à la XXIe dynastie, temps qui coïncide avec la plus brillante époque de l'architecture grandiose de ce peuple.

Ne pas confondre les masses avec le “caractère du colossal”
Il faut pourtant bien se garder de confondre les masses avec le caractère du colossal. Tous deux, il est vrai, ont beaucoup en commun, mais les masses en elles-mêmes ne donnent que la conscience des forces matérielles, tandis que le colossal est un caractère d'art dont l'effet sur le spectateur doit surpasser l'action des moyens par lesquels l'œuvre était produite. Ici, c'est l'apparence optique qui décide. Nos yeux, habitués dans la vie à la vue perspective, transportent cette habitude à la vue des œuvres d'art ; ils n'aperçoivent pas les détails dans les objets éloignés ; c'est pourquoi nous éloignons et, par cela, nous agrandissons involontairement les objets dont nous ne voyons pas les détails ; de l'autre côté, les contours des objets naturels deviennent moins déterminés au fur et à mesure qu'ils s'éloignent, tandis que l'objet d'art peu éloigné conserve son contour bien accusé et, par cela, doit nécessairement grandir dans notre imagination pour que les limites de ses formes précises puissent être mises en harmonie avec le manque de détails.
C'est la raison pour laquelle les objets vus à travers un brouillard qui permet encore de distinguer bien leurs masses totales, mais qui efface leurs détails, paraissent plus grands que quand ils sont éclairés par une lumière vive, et cela même abstraction faite de l'augmentation, produite par le brouillard, de l'angle visuel. Donc, pour éveiller l'idée abstraite du colossal, il faut que les masses bien et nettement accusées l'emportent sur le fini du détail. C'est ce qui arrive dans une bonne esquisse, c'est ce qui se produit dans les œuvres plastiques égyptiennes, qui, même quand elles sont d'une petite dimension, ont quelque aspect de grandeur ; c'est ce qui arrive dans l'architecture égyptienne, où c'est toujours la disposition des grandes masses qui prévaut sur le détail. La source et le modèle immédiat d'où dérive ce caractère du colossal sont les pyramides.

“L’architecture libre en pierre des Égyptiens se rattachait par trop de liens à l'architecture creusée souterraine”
Mais le caractère colossal a sa contrepartie très difficile à éviter, c'est le caractère, l'aspect du lourd, et les Égyptiens étaient enclins d'autant plus à tomber dans ce défaut, que leur architecture libre en pierre se rattachait par trop de liens à sa génératrice, à savoir à l'architecture creusée souterraine. Les liens entre ces deux genres d'art étaient si forts, que même l'influence de la légère construction en bois, quoique assez puissante pour la forme, ne pouvait pas les rompre pour les proportions. Voici la cause pour laquelle, en Grèce, où l'architecture souterraine n'était pas trop en pratique, les proportions purent assez tôt acquérir de la légèreté et devenir, plus tard, majestueuses, même sans l'emploi de ces masses énormes qui n'ont abouti, en Égypte, que jusqu'au caractère du colossal.

Le caractère “du sombre, du sérieux, du mystique”
Creator: Harral, Horace (NYPL Digital gallery)

Un autre caractère de cette architecture, dont on doit aussi rapporter l'origine jusqu'aux pyramides et aux hypogées funéraires, c'est celui du sombre, du sérieux, du mystique. Il est tout naturel que ce caractère convint parfaitement aux pyramides et aux tombeaux ; mais est-ce qu'il convenait de même aux temples considérés comme vraies demeures des dieux et de leurs animaux sacrés ? Il y a un fait qui paraît contribuer à l'explication de cette contradiction. Sur les tablettes funéraires et dans les tombeaux datant du temps des douze premières dynasties qui nous sont conservés et dont le nombre n'est pas petit, nous ne trouvons point de représentations des dieux, tandis que ces représentations abondent sur les monuments analogues du nouveau royaume. Là il y a tout au plus les noms des dieux Osiris, Anubis, etc. Ici, à côté des noms, nous voyons partout aussi les figures des dieux qui les portaient. Serait-ce donc que dans l'ancien royaume l'élément prévalant de la religion égyptienne consistait dans le culte des ancêtres, et que son autre élément relatif aux dieux était, dès son origine, plus transcendantal, pour qu'il eût admis des représentations de ces dieux ? En tout cas, il paraît que le développement de l'architecture funéraire a précédé celui des temples, la première étant souterraine et creusée, tandis que la dernière devait être une architecture libre. C'est pour cela que la disposition de la façade principale des temples se trouve déjà dans les façades à pylône des plus anciens tombeaux, et ce même pylône n'est à la fin que la face d'une pyramide tronquée, dont il imite aussi l'inclinaison. Ce n'est pas à l'architecture à laquelle on avait recours pour décorer l'extérieur ni des tombeaux ni des temples, elle y reste muette, et c'est à la sculpture et à la peinture de remplir ces surfaces dans les temples, pour la plupart trop gigantesques pour s'y pouvoir prêter, et n'excitant par leurs masses architecturales que de l'ébahissement. Quand on avait envie d'agrandir un lieu sacré, on commençait non seulement par étendre son enceinte, mais aussi par exhausser ses murs, qui cachaient l'intérieur. Point de portiques extérieurs (le peu de tels portiques conservés sont d'une époque comparativement récente) qui, comme en Grèce, invitent à y entrer, et c'est pourquoi les allées de sphinx et de béliers deviennent importantes pour conduire de loin à la porte principale, par laquelle on pénètre dans la salle hypostyle, sombre et peu éclairée, et au delà au sanctuaire, qui présente encore un air plus mystérieux tant par son obscurité que par son éloignement.

“L'architecture libre de l'Égypte dérive de l'architecture souterraine”
Cliché John et Edgar Morton
Et c'est pourtant à l'intérieur si peu éclairé des temples, et à l'intérieur des tombeaux tout à fait dépourvu de lumière, que les Égyptiens ont rapporté et restreint le luxe de leurs formes architecturales, en donnant à cet art le caractère d'une architecture de l'intérieur. C'est dans l'intérieur des tombeaux et des temples que nous trouvons le luxe, l'apogée de l'art, la colonne. C'est parce que l'architecture libre de l'Égypte dérive de l'architecture souterraine, de l'architecture des tombeaux, et parce que, d'après les vues des Égyptiens sur la continuation de la vie après la mort, c'est l'intérieur du tombeau qui l'emporte sur l'extérieur apparent; c'est dans cet intérieur donc qu'ils ont accumulé tout ce qu'ils pouvaient produire par leurs arts. Les salles, les couloirs et même les colonnes et les piliers sont peints avec une profusion de richesse qui ne pouvait pas servir aux morts, et qui semble presque exclusivement destinée à nous dévoiler, après des milliers d'années, les mœurs égyptiennes, et à nous initier dans la vie privée de cette nation à jamais mémorable.
C'est un fait bien curieux que nous trouvons cette richesse de sculpture et de peinture déjà dans les tombeaux des particuliers qui vivaient à l'époque des premières dynasties, tandis que les pyramides des souverains contemporains sont dépourvues de représentations. Tout au contraire, les tombeaux des Pharaons du nouveau royaume nous développent de grandes séries des images relatives à la vie à venir, séries qui sont si lucidement expliquées par Champollion le jeune dans ses lettres.

La “prédilection pour la hauteur”
Le cinquième caractère de l'architecture égyptienne, sa tendance ascendante, la prédilection pour la hauteur, doit être encore dérivé du modèle des pyramides. Cette tendance, abandonnée par les Grecs, ne revient que dans l'ère chrétienne avec les dômes et, plus encore, avec les tours des architectures romane et ogivale. Dans les doubles tours des cathédrales se reproduit la façade égyptienne à double pylône ; mais aucune de nos tours n'atteint la hauteur de la pyramide de Chéops, quoiqu'elles doivent être, en général, considérées plus hautes par rapport à leur base.

“Les lois de la stabilité ont certainement eu plus d'influence sur le choix de la forme pyramidale que sa similitude avec la flamme”
On a attribué un autre caractère à l'architecture égyptienne, le caractère symbolique, probablement en se rappelant la forme symbolique de la croix des églises chrétiennes ; mais le rôle de symboliser était dévolu, chez les Égyptiens, plutôt à la sculpture et à la peinture, tandis que l'architecture avait assez à faire pour vaincre les difficultés présentées par le travail des matériaux et par la production des masses qu'on lui demanda. Les lois de la stabilité ont certainement eu plus d'influence sur le choix de la forme pyramidale que sa similitude avec la flamme ; de même on peut bien se douter que les obélisques, cette forme intermédiaire entre celles du pilier et de la pyramide, et dont nous avons des exemples datant déjà de l'époque de la XIIe dynastie, étaient, comme on l'a dit, faits en imitation des rayons du soleil. En général, il n'y a que très peu de parties auxquelles on pourrait donner une signification symbolique ; ce sont (...) les chapiteaux des colonnes, et peut-être les deux pylônes qui, joints par l'entrée abaissée, peuvent rappeler, en quelque sorte, les deux bras du cynocéphale tendu vers le ciel en signe d'adoration ; mais ces deux pylônes aussi dérivent plus naturellement de la pyramide, qui reste pour nous le formatif et la racine dans toute l'architecture égyptienne.
Et cette forme pyramidale n'apparaît pas seulement dans les pylônes et dans les murs dont la face extérieure est presque toujours inclinée, mais elle se voit aussi dans le plan général qui, d'ordinaire, se rétrécit en s'éloignant de la façade ; les élévations nous montrent un décroissement analogue dans le sens de la hauteur, leurs colonnes et leurs murs étant abaissés au fur et à mesure qu'ils sont plus éloignés de l'entrée principale.”

Source : Gallica