vendredi 30 novembre 2012

Selon Charles-François Dupuis (XVIIIe s.), les pyramides sont “des monuments élevés en honneur du Dieu qui éclaire l'Univers”

Charles-François Dupuis (1742-1809) est un érudit, féru d’astronomie et de mythologie, admiré pour son éloquence et sa “latinité pure et élégante”. Il a signé sous le nom de “Dupuis, citoyen français” son ouvrage Origine de tous les cultes ou Religion universelle, publié en L’An III de la République une et indivisible (1795), et présenté comme un “véritable bréviaire de l’athéisme philosophique”. “S'appuyant sur un vaste travail comparatif, il cherche à y démontrer l'origine commune des positions religieuses et astronomiques chez les Égyptiens, les Grecs, les Chinois, les Perses et les Arabes. Son postulat est que le mot Dieu paraît destiné à exprimer l'idée de la force universelle et éternellement active, qui imprime le mouvement à toute la nature.” (Wikipédia)
Les textes que l’on lira ci-dessous sont extraits du tome 1 de l’ouvrage.
Sous un tel éclairage philosophique, l’interprétation que donne l’auteur de la fonction des pyramides s’inscrit dans un courant périphérique de l’égyptologie qui se défait aisément des contraintes de l’archéologique scientifique. Certes, les connaissances en astronomie des bâtisseurs égyptiens sont à prendre en considération pour une compréhension globale du chantier des pyramides. Par contre, les ériger en seules bases justifiant de tels édifices revient à proposer une lecture trop restrictive de l’histoire de la civilisation égyptienne.

“Quant aux pyramides et aux obélisques, rien de plus connu que la raison qui les fit consacrer dans la religion égyptienne, et que le rapport qui les lie à la Nature. C'est même comme monuments religieux qu'ils ont existé en Égypte en aussi grand nombre ; et c'est la superstition seule qui les y a si fort multipliés : car tel est le sort de notre triste humanité, de n'élever presque jamais de grands monuments que pour perpétuer ou des malheurs ou des sottises, tels que des combats ou des erreurs religieuses.
Pline, dans son Histoire naturelle, s'explique de la façon la plus claire sur le choix qu'on fit de l'obélisque et de la pyramide, de préférence aux autres figures qu'on eût pu donner aux colonnes sacrées élevées au Soleil. “C'était autant de monuments, dit Pline, consacrés à la divinité du Soleil. Leur figure même est une image des rayons de cet Astre, et le nom qu'elles portent a cette signification en égyptien.”
Le savant Jablonski (1) retrouve cette étymologie encore dans la langue copte. Il observe que le mot Pyré, qui entre dans la composition du nom de la pyramide, est encore aujourd'hui celui du Soleil en langue copte, ou dans l'ancienne langue égyptienne, dont les Coptes ont conservé les restes.

“La pyramide, comme l'obélisque, était consacrée au Dieu-Soleil”
Pyr est aussi le nom du feu chez les Grecs ; le feu et le Soleil ont une analogie trop naturelle entre eux, pour que les noms du Soleil et du feu n'aient pas eu quelque ressemblance chez deux peuples dont l'un était en partie une colonie de l'autre. Jablonski trouve l'autre partie du mot pyramide dans (muï) qui, dans la même langue, signifie éclat et rayon. Quoi qu'il en soit de l'étymologie, il est certain que la pyramide, comme l'obélisque, était consacrée au Dieu-Soleil, d'après des raisons d'analogie entre la figure pyramidale et celle sous laquelle le rayon solaire se propage et la flamme s'élève.
Timée de Locres (2), donnant les figures géométriques qui composent chaque élément, assigne au feu la pyramide. “Le triangle équilatéral, dit ce philosophe, entre dans la composition de la pyramide, qui a quatre faces et quatre angles égaux, et qui constitue la nature du feu le plus subtil et le plus mobile des éléments.”

“Une raison très philosophique”
Cette expression géométrique du feu était empruntée des Égyptiens, chez qui Pythagore, maître de Timée, avait appris sa théorie des nombres et des figures mystiques. Ce n'est donc point sans une raison très philosophique que ces sortes de formes furent données aux monuments du culte du feu et du Soleil ; la Nature même semblait en avoir tracé le dessin.
Ammien Marcellin (3) assure que l'obélisque était consacré par un culte spécial au Dieu-Soleil. L'explication qu'il nous a donnée des inscriptions hiéroglyphiques gravées sur un de ces obélisques, et que l'Égyptien Hermapion (4) avait traduites, a tous les caractères d'une inscription sacrée, telle qu'on devait en trouver sur des monuments de la religion du Soleil. C'est le Soleil, grande Divinité de l'Égypte, qui est supposé y parler au roi Ramessès : “Je t'ai donné de régner sur la terre, lui dit-il, toi que le Soleil aime, qu'aime ApolIon le fort, le fils de Dieu, lui qui a fait le monde, toi que le Soleil a choisi, roi Ramessès, immortel fils du Soleil.”
À la deuxième ligne, on lit : “Apollon le fort, vrai Seigneur des Diadèmes, qui possède l'Égypte et la remplit de sa gloire, qui embellit la ville du Soleil, qui donne la forme à la terre entière, qui honore les Dieux habitants de la ville du Soleil, que le Soleil aime.”
Nous ne rapporterons pas toute l'inscription, qu'on peut lire dans Ammien Marcellin. Il nous suffit de dire qu'à chaque ligne on trouve répété le nom du Soleil et d'Apollon ; que le Soleil s'y qualifie de grand Dieu et de Seigneur du Ciel, de maître du Temps, de Père de la lumière : toutes qualités qui appartiennent au grand Osiris, première Divinité de l'Égypte et de tout l'Univers. Il est le Mithra des Perses, et les traditions sacrées de l'Égypte portaient que c'était Mithra, qui régnait autrefois à Héliopolis, qui le premier éleva ces sortes de monuments au Dieu-Soleil, dans la ville qui lui était consacrée. On voit aisément que cette tradition est fondée sur une allusion à un des noms du Soleil, Mithra, en honneur duquel ces monuments religieux furent élevés. Voilà donc encore un monument égyptien élevé à la Nature et à un de ses premiers agents, et dont la forme est empruntée de celle sous laquelle se produit l'élément auquel il est consacré.

Harpocrate

La Nature imitée par ses adorateurs
La Nature est donc encore ici imitée par ses adorateurs. Aussi Abneph, auteur arabe, regarde-t-il les pyramides comme autant de monuments consacrés à la religion, et il les appelle les autels des Dieux. Lucain les appelle de même. Les historiens arabes parlent de pyramides qui avaient des portes placées chacune à une de leur quatre faces, dont l'aspect était exactement en regard avec les quatre points cardinaux du monde. Ces portes servaient d'entrée à sept petites chambres intérieures consacrées, comme le conclave Molochi, aux sept Planètes dont elles contenaient les images ou les petites idoles en or. Une de ces idoles ressemblait au fameux Harpocrate égyptien, et avait le doigt posé sur sa bouche d'une manière mystérieuse, tandis que, de l'autre main, il soutenait un livre à la hauteur de son front.
Les Sabéens, adorateurs des Astres, croyaient que sous ces monuments reposaient les cendres d'Agathodémon et d'Hermès. Quoiqu'on puisse penser de ces traditions, il résulte au moins que les Arabes croyaient que ces pyramides étaient un monument du Sabisme (5) et du culte des Astres. La distribution intérieure des chambres et leur destination supposée conduit à cette conclusion. Hermatelès, qui avait écrit sur l'Égypte, regardait aussi les obélisques comme autant de monuments du culte du Soleil, si nous en croyons Tertullien. M. de Paw (6), dans ses Recherches sur l'Égypte, pense comme nous sur les pyramides et les obélisques, qu'il regarde comme autant de monuments élevés en honneur du Dieu qui éclaire l'Univers et c'est là, suivant lui, la raison qui les a fait orienter. Il prétend, avec beaucoup de vraisemblance, que l'espèce de tombeau qu'on trouve dans l'intérieur, et qu'à tort on a pris pour le tombeau d’un ancien roi, était le Taphos Osiridis, ou un des tombeaux d'Osiris, dont le nombre était assez grand en Égypte. (...)



Rapports de la lumière et de l’ombre
M. de Paw fait une remarque qui, si le fait est vrai, s'accorde bien avec la théorie sacrée des Égyptiens, sur les rapports de la lumière et de l'ombre dans l'économie universelle du monde. Il nous assure que les pyramides étaient construites de manière que, pendant une moitié de l'année, c'est-à-dire durant tout le temps que le Soleil parcourt l'hémisphère boréal, ou les cercles des longs jours, les pyramides ne projetaient point d'ombre à midi au-delà de leurs bases, qui, à cet effet, durent être larges, vu la grande hauteur que l'on donna aux pyramides. Il regarde cette construction donnée à ces monuments comme une suite de la superstition du peuple égyptien, qui voulait que la lumière chassât l'ombre et l'obligeât à se réfugier sous la base des corps durant tout le temps que le Soleil occupait l’empire de la lumière, ou la partie du ciel qui assure au jour l'empire sur les nuits.
Cette idée des Égyptiens était très ingénieuse. En effet, il était assez naturel que les monuments du culte du Dieu de la lumière et son image imitassent en quelque sorte la nature de l'Être divin (auquel) la religion les avait consacrés. Ainsi, à l'équinoxe du printemps, la grande pyramide consommait son ombre à midi. Ce n'était qu'à l'équinoxe d'automne que l'ombre excédait la base, et que par son prolongement, elle annonçait la supériorité que la nuit et le principe ténébreux avaient reprise sur le jour et sur Osiris, principe lumière, dont Typhon était vainqueur.

“Le génie symbolique des Égyptiens”
C'est là ce que le génie symbolique des Égyptiens a voulu retracer, et ce qui nous est indiqué d'une manière trop générale par Solin, Ammien-Marcelin et Cassiodore. L'un nous dit qu'il arrivait un temps où elles sortaient de la mesure des Ombres, et n'en projetaient plus. L'autre, que cela était l'effet d'un certain mécanisme, celui sans doute de leur construction. On pouvait donc se promener alors autour des pyramides sans perdre le Soleil de vue. M. de Paw prétend que ces sortes de monuments furent d'abord élevés devant le temple de Jupiter-Ammon ; ce qui est assez naturel, puisqu'il occupe le Bélier céleste ou la première des douze maisons du Soleil, et qu'il fixe la division des deux hémisphères, dont l'un est affecté à la lumière et à la chaleur, et l'autre aux ténèbres et aux froids de l'hiver. C'est du Bélier, ou du Temple d'Ammon, que le Soleil était censé partir.
Ainsi les Grecs à Sicyone avaient représenté leur Jupiter par une pyramide. La statue de Vénus à Paphos avait la forme d'un cône ou d'obélisque. On la trouve ainsi représentée sur plusieurs médailles. On trouve aussi dans la Grèce de ces colonnes de pierre consacrées aux planètes : telles étaient les sept colonnes de Laconie, dont parle Pausanias, et qu'il dit être les anciennes statues de ces Astres. Ainsi les Indiens ont leur temple des sept Pagodes ; ce qui rentre assez dans l'idée de la pyramide aux sept chambres dont nous avons parlé plus haut, et des sept divisions de l'antre Mithriaque, ou des sept enceintes du temple de Jérusalem.

À suivre
Source : Google livres

(1) Paul Ernst Jablonski (1693-1757), théologien et orientaliste allemand, auteur de Pantheon Ægyptiorum, sive de Diis eorum Commentarius, cum Prolegomenis de Religione et Theologia Egyptiorum.
(2) Philosophe (III°-II° s. av. J.-C. ?), auteur d’un Traité de l'Âme du monde et de la Nature (traduction par M. le marquis d’Argens)
(3) Voir note de Pyramidales sur cet auteur : ICI
(4) Auteur de Rudimenta Hieroglyphicae Veterum Aegyptiorum Literaturae. “La version d’Hermapion, que l’on a longtemps considérée comme apocryphe et mensongère, est aujourd’hui devenue plus que vraisemblable, car les idées qu’elle présente sont presque toujours identiques avec celles que l’étude des monuments analogues a fait reconnaître à l’aide de la science moderne.” (F. De Saulcy, L’Étude des hiéroglyphes, Revue des Deux Mondes, Période Initiale, tome 14, 1846 (pp. 967-989).
(5) ou Sabéisme, religion des sabéens, christianisme associé au culte des astres.
(6) Sur cet auteur, voir note de Pyramidales ICI.

jeudi 29 novembre 2012

Selon Henri Joseph Gisquet (XIXe s.), les pyramides ”étaient un moyen d'influence et de prospérité pour les prêtres”

Dernier épisode de notre visite des pyramides de Guizeh en compagnie d’Henri Joseph Gisquet (1792-1866), à partir de son ouvrage L'Égypte, les Turcs et les Arabes, tome 2, 1848).
Rappel des épisodes précédents :
- description des pyramides d’Abousir et de Saqqarah (note de Pyramidales) ;
- “les dimensions et les formes apparentes” de la Grande Pyramide (note de Pyramidales);
- la construction intérieure de cette pyramide “attribuée à Chéops” (note de Pyramidales);
- l’identité des fondateurs des pyramides de Guizeh (note de Pyramidales).
L’auteur nous entraîne, pour terminer son périple intellectuel, dans des considérations “téméraires”, qui tordent prétendument le cou aux idées reçues. En préambule, il admet que toutes les pyramides “ont dû servir au même usage”. Soit ! Mais, pour des raisons qu’il emprunte essentiellement à un certain “judicieux Dupuis” (auquel Pyramidales se doit de consacrer une prochaine note), il se démarque de “l’opinion admise” en affirmant, et tentant de prouver, qu’aucune des pyramides n'a été construite par les rois, ni pour leur servir de sépulture : leur fonction n’était que religieuse et cultuelle.
Un tel discours apparaîtra, à la très grande majorité des experts en pyramidologie, comme inconcevable. Il n’en appartient pas moins à l’histoire des pyramides, dont on sait la richesse et l’extrême complexité...

Lithographie de Day & Haghe

“Les auteurs anciens et modernes sont unanimes pour reconnaître que les pyramides étaient des tombeaux. Les sarcophages que l'on peut encore voir dans celles ouvertes le prouvent évidemment.
Il ne saurait y avoir de doute sur ce point.
Mais ces monuments devaient-ils servir de sépulture aux rois qui les firent ériger ou de dépôt aux emblèmes de quelques prétendues divinités ? Leur forme favorable à la réflexion des rayons solaires ne permet-elle pas de croire qu'on les consacra au soleil, comme les obélisques ? Et dans ce cas, n'avaient-ils pas un double but ? N'étaient-ils point des espèces d'autels élevés à Osiris sous lesquels on ensevelissait soit des momies humaines, soit le symbole du dieu, ou ses dépouilles vénérées ?
D'après l'opinion admise, toutes les pyramides seraient des tombeaux humains. Cependant le judicieux Dupuis (*) développe des considérations assez puissantes pour autoriser un sentiment contraire.

Des tombeaux ? Si oui, pour quelles sépultures ?
Il n'est pas à ma connaissance qu'on ait découvert dans aucune pyramide une inscription hiéroglyphique constatant l'époque et le but de la construction ; et je dois faire observer que tous les tombeaux de quelque importance, principalement ceux des rois, en contiennent toujours qui ne laissent aucune incertitude sur l'identité de la personne inhumée. Tous les sépulcres des princes contemporains de l'époque où l'on veut que les pyramides de Ghyseh aient été construites, c'est-à-dire sous les rois de la vingtième dynastie, présentent les mêmes circonstances.
Quelle que soit l'antiquité des tombeaux et des autres édifices, on les a vus ornés de sculptures, de peintures et de hiéroglyphes qui en ont révélé l'origine et l'objet. Il faut encore admettre que les pyramides sont antérieures à l'emploi des caractères hiéroglyphiques ou qu'elles n'étaient point des tombeaux de rois. Dans le premier cas leur fondation nous reporterait bien loin de Chéops, si tant est que ce Pharaon fut le second successeur de Protée; et dans le deuxième cas nous ne pourrions voir en elles que des sépulcres sacrés, ce qui rendrait moins extraordinaire l'absence d'inscriptions.
En effet, l'on conçoit qu'une sépulture particulière ait une épigraphe : c'est une sorte de constatation de la propriété et de son but spécial ; l'on comprend la nécessité d'y graver, peindre ou sculpter l'histoire de l'individu qu'elle renferme, si l'on veut en transmettre le souvenir à la postérité. Mais une piété respectueuse pouvait interdire ces précautions dans le tombeau d'un Dieu, soit par la multiplicité des légendes souvent contradictoires, soit pour ne pas établir une certaine similitude avec ce qui se pratiquait à l'égard des hommes, soit parce que la nature même du monument et les croyances populaires en révélaient assez la destination sans le secours de signes explicatifs.

Toutes les pyramides “ont dû servir au même usage”
Les pyramides ont toutes beaucoup de ressemblance entre elles par leurs formes et par leurs distributions intérieures. Il est donc à présumer que toutes ont dû servir au même usage. Eh bien ! l'on ne dit pas que les deux pyramides placées au milieu du lac Mœris fussent des tombeaux, et sans doute il n'est jamais venu à la pensée d'un Égyptien de se faire inhumer au milieu d'un lac ; ce n'était pas un bon moyen de conservation : l'humidité et les insectes qu'elle engendre, la décomposition rapide qu'elle produit, devaient nécessairement abréger la
durée de la pyramide funéraire et des momies renfermées dans sa masse. D'ailleurs le tombeau du roi Mœris existe à Thèbes.
Les myriades de sépulcres creusés au sein du Mokattan et des monts Libyens sont là pour attester les précautions que chacun prenait de mettre sa dernière demeure à l'abri d'une inondation possible.
Les deux pyramides du lac Mœris furent donc érigées dans une autre intention.
L'on est conduit par la réflexion et par l'étude des faits à dire la même chose de tous les édifices de ce genre.
De Paw les regardait comme autant de monuments élevés en l'honneur du Dieu qui éclaire l'univers, et il pensait que le sarcophage de Chéops, était le Taphos-Osiridis ou l'un des tombeaux d'Osiris fort nombreux en Égypte. Combien son opinion aurait acquis de force s'il avait eu connaissance des ossements de bœuf trouvés par Belzoni dans le sarcophage de Céphren ! N'était-ce pas une confirmation positive de son jugement ? En effet, puisque les Égyptiens avaient adopté le bœuf pour symboliser Osiris, et puisque la pyramide renfermait des os de bœuf, probablement ceux d'un bœuf Apis, il est difficile de croire qu'elle ne fut pas consacrée à cette grande divinité, pour rendre hommage à sa gloire et pour protéger les dépouilles sacrées de son emblème terrestre. (...)
“... de tous les tombeaux élevés au bienfaisant Osiris, celui qui a coûté le plus de dépense, celui qui étonne le plus par sa masse et qui a le plus résisté à l'injure du temps, c'est celui qu'on lui a avait creusé dans la grande pyramide, qu'on disait être le tombeau d'un des anciens rois d'Égypte. Ce roi, à qui on a cru devoir élever ce monument éternel comme le soleil, c'est le roi bienfaisant, le fameux Osiris qu'on disait avoir régné autrefois sur l’Égypte.” (Dupuis)
Le tombeau de l'île sacrée où les prêtres seuls étaient admis, et le tombeau de la pyramide, que Dupuis regarde comme deux choses distinctes, ne doivent en faire qu'une seule, parce que la grande pyramide se trouvait dans une île comme je l'ai expliqué ; mais il est possible qu'un tombeau y fût déjà érigé à Osiris avant la construction du grand édifice.
Diodore convient qu'on avait des opinions très variées et des notions très vagues sur les pyramides et sur leurs fondateurs. On attribuait la plus considérable à Armais ou à Chemmis, la seconde à Amasis ou à Céphren, la troisième à Inaron, à Meehen ou à la fameuse courtisane Rodopé. Cette diversité prouve que l'on ignorait, comme on ignorera peut-être toujours, les noms des véritables fondateurs.

Photo de Zangaki

“Il est, sans doute, bien téméraire d'exposer une théorie nouvelle”
Après tant d'hommes versés dans la connaissance des mystères de l'antiquité, il est, sans doute, bien téméraire d'exposer une théorie nouvelle, quelque confiance qu'elle me paraisse mériter. J'oserai pourtant dire que peut-être aucune des pyramides n'a été construite par les rois. J'applique cette remarque, non seulement aux pyramides de Ghyseh, mais encore à toutes les autres de l'Égypte et de la Nubie. Bien peu de Pharaons ont régné assez longtemps pour exécuter de pareils travaux depuis le commencement jusqu'à la fin, surtout en considérant que l'on ne fait honneur d'aucun semblable monument aux princes célèbres dont l'histoire nous est connue, et qui tinrent le sceptre pendant une longue suite d'années.
D'un autre côté, nous voyons que plusieurs princes ont successivement travaillé aux temples, aux palais de l'Égypte. Il n'est pas un de ces monuments qui soit sorti complet de la main d'un seul roi.
Nous voyons aussi, par les tombeaux de Thèbes, que la plupart des rois moururent avant de les avoir terminés ; on n'en compte que trois ou quatre auxquels il ne manque rien, tandis que les autres, notamment celui de Mœris, n'ont qu'une faible partie de l'étendue qu'ils devaient avoir. On arrêtait les travaux au moment du décès, et ce décès les interrompit presque toujours avant leur achèvement.
Par quel bonheur chaque pyramide, bien autrement longue à faire qu'un temple ou qu'un tombeau, aurait-elle été construite en entier sous un même règne ? Ce seraient là des exceptions miraculeuses ; la fausseté évidente de cette supposition est encore une preuve contre le système relatif à leur destination présumée : car si les pyramides étaient les tombeaux de leurs fondateurs, beaucoup d'entre elles seraient demeurées incomplètes.
C'est aux prêtres que, selon mes conjectures, l'on est redevable de ces prodigieux monuments.

Les pyramides “avaient pour but d'accroître l'influence des sociétés religieuses qui les fondèrent”
Les entreprises des corps religieux ne sont pas limitées à la durée de la vie d'un homme : ce qu'une génération a commencé dans un intérêt commun, d'autres générations le continuent et l'achèvent.
C'est ainsi que nos belles cathédrales furent construites. Il a fallu souvent plus d'un siècle pour les bâtir, et pourtant, que sont-elles si nous les comparons aux pyramides ?
Il ne serait pas impossible que celles-ci eussent précédé l'établissement du pouvoir monarchique en Égypte, mais le contraire n'enlèverait rien à mon hypothèse : l'on sait que même sous les rois, les collèges de prêtres étaient puissants, riches et multipliés. Souvent leur rivalité éclata, souvent elle fomenta la discorde parmi les peuples et créa des schismes. Telles divinités ou tels symboles étaient adorés par les uns et outragés par les autres, il y avait lutte pour des questions d'amour-propre, pour des opinions, pour des intérêts matériels. Chaque congrégation sacerdotale s'efforçait d'étendre son influence et sa richesse.
Si le culte du vrai dieu a suscité parmi nous tant de haines et fait répandre tant de sang, comment le polythéisme des païens n'aurait-il pas produit les mêmes désordres et des crimes analogues ? Les passions humaines : la jalousie, la cupidité, l'ambition se manifestèrent dans tous les temps, chez tous les peuples. Ne soyons donc pas étonnés de voir la nation égyptienne subir les mêmes perturbations, les mêmes calamités.
Ces considérations révèlent et font apprécier la pensée qui présidait à la fondation des pyramides.
Elles avaient pour but d'accroître l'influence des sociétés religieuses qui les fondèrent. Elles parlaient aux yeux par leurs formes extérieures, et à l'âme par les choses sacrées qu'elles étaient censées couvrir de leur masse impénétrable.
Chaque corporation de prêtres se prévalait de la possession de quelque divine relique pour imposer à la multitude ; et ces reliques étaient si bien cachées que nul ne pouvait en nier l'existence.
Voilà donc pour quelles fins les pyramides furent construites ; elles étaient un moyen d'influence et de prospérité pour les prêtres.

Offrande à Osiris, par Prisse d'Avennes, 1807-1879

La légende d’Osiris
Le vulgaire les croyait dépositaires des corps ou de quelques parties du corps mortel d'Osiris. Il était d'autant plus facile d'accréditer cette croyance que la légende d'Osiris le représente comme ayant été coupé en 14 morceaux par Typhon.
Non seulement les pyramides de Ghyseh se rattachent à cette fable, leur situation même en est une conséquence. Voici pourquoi : Typhon ayant enfermé Osiris dans un coffre, le jeta au Nil, d'où il fut porté dans la mer, puis jusqu'à Biblos, sur les côtes de Phénicie. Isis retrouva le corps de son époux, le rapporta en Égypte et le cacha aux regards des hommes, mais Typhon le découvrit et le coupa en 14 morceaux qu'il eut soin de disperser. La déesse rassembla ces lambeaux épars, ou bien elle les enterra dans chaque lieu où elle les aperçut. De là, vient le grand nombre de tombeaux élevés à Osiris et la prétention que tant de villes affichaient relativement à la possession de ces restes précieux. Mais ceci est étranger à la question qui m'occupe ; je veux démontrer que la position des pyramides de Ghyseh fut choisie comme étant la plus convenable pour y placer le tombeau d'Osiris, parce qu'elle est rapprochée de la mer par où le corps de ce dieu fut rapporté en Égypte. Ces monuments occupent le dernier mamelon de la chaîne Lybique du côté du Delta ; de là, jusqu'à la Méditerranée, il n'existe pas un seul point où l'on puisse asseoir avec sécurité une telle pyramide, puisque le sol est une terre d'alluvion. Je suis persuadé que si le terrain l'avait permis, l'on aurait construit un mausolée à la bouche même du Nil. D'ailleurs, rien ne prouve que l'extrémité nord des monts Libyens ne fut pas très rapprochée de la mer à l'époque où le tombeau d'Osiris y fut placé.
Remarquons en outre une circonstance qui me paraît essentielle, c'est que l'ouverture des pyramides est à leur face septentrionale. N'est-ce pas aussi pour indiquer ou pour rappeler que le corps d'Osiris fut rapporté de cette direction ?

“Ce n'était donc pas un malheur pour le pays que la construction d'une pyramide”
Les détails qu'on vient de lire constituent dans leur ensemble un système nouveau en ce qui concerne l'origine des pyramides, et confirment l'opinion de Dupuis sur leur destination. Ils nous apprennent aussi pourquoi ces édifices ne portent pas d'épigraphe, pas d'inscription dédicatoire, pas de tableau hiéroglyphique ; pourquoi ils réunissent aux formes d'un tombeau, des conditions astronomiques, pourquoi leur entrée est en face du nord ; pourquoi il existe tant d'opinions contradictoires sur leurs fondateurs ; pourquoi des cérémonies religieuses étaient faites périodiquement, et pourquoi les sarcophages ne contenaient pas de squelettes
humains. Toutes ces questions qui n'étaient pas résolues, reçoivent ce me semble des réponses satisfaisantes.
L'on m'objectera peut-être le blâme sévère, dont, si nous en croyons Hérodote, les prêtres poursuivaient la mémoire de Chéops et de Céphren, qu'ils citaient comme fondateurs des deux grandes pyramides. Comment la mémoire de ces rois eût-elle été odieuse, si les pyramides avaient eu un but sacré ? Mais à mon tour je demanderai comment les prêtres allaient-ils prier, faire des libations et de pieuses cérémonies au pied des pyramides, comment avaient-ils des temples et des logements à leur base, si elles étaient les tombeaux de deux tyrans impies et cruels ? Je demanderai aussi comment les constructions de Chéops et de Chéphren, qui régnèrent, dit-on, cent-six années, furent-elles cause de la misère du peuple et de la haine vouée aux fondateurs, tandis que l'on entoure d'hommages et de reconnaissance la mémoire de Mycérinus qui, pendant un règne plus abrégé, avait aussi, à ce que l'on assure, érigé une pyramide ? Ce n'était donc pas un acte blâmable, ce n'était pas un malheur pour le pays que la construction d'une pyramide.
À défaut de motifs suffisants pour comprendre la rancune des prêtres contre Chéops et Céphren, je suis disposé à croire qu'elle avait pour cause une ardente rivalité qui peut-être existait alors entre les prêtres établis aux pyramides de Ghyseh et ceux des autres corporations. Dans cette supposition, l'envie aurait inspiré les paroles reproduites par Hérodote. Elles auraient eu pour objet d'affaiblir le respect des fidèles, et d'attirer sur un autre point leurs vœux et leurs offrandes.”

(*) cet auteur fera prochainement l’objet d’une note dans Pyramidales.
Source : Gallica

mercredi 28 novembre 2012

Les surprenantes explications d’Henri Joseph Gisquet (XIXe s.) sur l’identité des fondateurs des pyramides de Guizeh

Quatrième et avant-dernier épisode de notre visite du plateau de Guizeh en compagnie d’Henri Joseph Gisquet (1792-1866), à partir de son ouvrage L'Égypte, les Turcs et les Arabes, tome 2, 1848).
Rappel des épisodes précédents :
- description des pyramides d’Abousir et de Saqqarah (note de Pyramidales) ;
- “les dimensions et les formes apparentes” de la Grande Pyramide (note de Pyramidales);
- la construction intérieure de cette pyramide “attribuée à Chéops” (note de Pyramidales)
Suivant le plan qu’il s’est fixé à lui-même, l’auteur aborde maintenant la question “Quels sont les fondateurs des pyramides de Guizeh” ? Déjà, lors des développements précédents, une de ses formulations suscitait l’intérêt lorsqu’il écrivait que la Grande Pyramide était “attribuée à Chéops”. Est-ce à dire que cette attribution, contrairement à ce qui est généralement admis, n’est pas certaine ? À ses yeux, pour le moins, dans la lignée des informateurs desquels il s’inspire...
La réponse apportée ne me semble pas d’une parfaite limpidité, dans la mesure où elle repose sur une confusion due à la diversité des sources auxquelles il est fait référence (Chéops et “Souphi(s) étant bien, n’est-ce pas, le même personnage). La conclusion, sous forme d’hypothèse il est vrai, est déroutante : Khéops, Khéphren et Mykérinos retrouvent une étrange jeunesse, puisque leurs règnes se situent à une époque “infiniment plus reculée”, tandis qu’un certain Souphi, l'un des rois de la quatrième dynastie, le vingt-sixième après Ménès, se voit attribuer le privilège d’avoir élevé la Grande Pyramide ! Ceci n’est évidemment qu’un raccourci, dont on lira ci-dessous les développements. Mais on peut se demander si, à force de mettre globalement en doute les allégations d’Hérodote, Henri Joseph Gisquet n’y est pas allé un peu fort en besogne, au risque de se méprendre à son tour...
On peut retenir en outre la leçon de méthodologie en matière d’histoire qui est donnée à notre brave Hérodote. Sans vouloir être désobligeant, il me semble qu’on est loin de la belle déclaration de principe énoncée en préambule par l’auteur lorsqu’il affirmait vouloir “asseoir (son) opinion bien plus que (...) combattre celles émises par tant d'hommes éclairés” !



“Reportons-nous maintenant par la pensée à l'époque où les pyramides avaient une robe de granit brillante comme de l'acier poli, où le massif, haut de 120 pieds, qui porte Chéops était entouré d'un bras du Nil, où les flancs de cette colline, ciselés, sculptés, offraient dans leur étendue les péristyles des temples et les portes des palais habités par les prêtres ; où le sphinx imposant élevait sa noble tête à cent pieds au-dessus du niveau de la plaine, et semblait sortir du sein de la montagne pour en interdire l'accès aux impies ; et nous apprécierons dans notre extase la beauté sublime de la réunion de ces monuments, auxquels rien de ce qui est et de ce qui fut sur le globe ne saurait être comparé.
Les auteurs grecs, latins, ainsi que les modernes, ont blâmé amèrement la construction de ces magnifiques édifices ; ils ont prodigué l'épithète d'insensé aux princes qui, dit-on, les firent ériger dans l'unique intérêt de leur gloire. On les accuse d'avoir accablé le peuple d'impôts, arraché à leurs familles des millions de malheureux pour les enchaîner à des travaux entrepris par une vaine et coupable ostentation, et ordonné la fermeture des temples pour accroître le nombre des travailleurs.

“On taxe (les rois fondateurs des pyramides) d'impiété ; on leur impute la fermeture des temples. Mais ces griefs sont-ils fondés ?”
S'il était vrai que l'orgueil eût seul guidé les fondateurs dans leur entreprise gigantesque, et que la misère du peuple fût devenue la conséquence de leur folle obstination, l'on ne saurait trop flétrir la mémoire de ces despotes présomptueux. Mais si le sentiment religieux avait été leur principal mobile, s'ils avaient voulu, par exemple, édifier ces beaux monuments pour attester leur piété et pour en faire hommage aux grandes divinités de leur pays, mériteraient-ils le blâme dont on les poursuit ? Supposons même que leur but eût été de bâtir pour eux-mêmes des tombeaux capables de résister à l'action du temps, aux efforts des humains, et de conserver leurs momies jusqu'à la fin des siècles ; oserait-on leur en faire un reproche, s'ils avaient une foi profonde dans le dogme de la résurrection?
Quel est l'homme qui, sous l'influence d'une telle conviction, n'emploierait pas sa vie entière et tous ses moyens, à se préparer une dernière demeure indestructible ?
On les taxe d'impiété ; on leur impute la fermeture des temples. Mais ces griefs sont-ils fondés ? Étaient-ils impies les rois qui ont donné aux pyramides les formes qui les ont fait considérer comme les autels des dieux, comme des piédestaux du soleil et de la lune, leurs principales divinités ? Étaient-ils ennemis de la religion, ont-ils pu ordonner la fermeture des temples, ceux qui entouraient leurs sépulcres de temples et de prêtres, et qui prescrivaient des cérémonies dévotieuses et périodiques?
Ont-ils ruiné le peuple, ceux qui lui donnèrent une occupation lucrative ? Non, sans doute, car le travail est, pour la classe laborieuse, le meilleur moyen d'acquérir le bien-être. Or, c'est en les payant qu'ils employèrent tant d'ouvriers ; la preuve en ressort de cette même inscription, qui constate le chiffre de la dépense ; elle est citée par les historiens et surtout par ceux qui se portent accusateurs. Ils ont fourni eux-mêmes la meilleure réfutation de leurs injustes reproches.

“Il est évident que les récits d'Hérodote, en ce qui concerne les pyramides, ne sont pas conformes à la vérité”
Hérodote
C'est sur l'autorité d'Hérodote que ces plaintes ont été formulées. C'est d'après les passages tronqués de son histoire qu'on a reproduit, sans les soumettre à une analyse raisonnée, des faits inexacts et souvent contradictoires. On devrait distinguer deux hommes dans Hérodote, l'homme qui raconte ce qu'il a vu, et le narrateur qui répète ce qu'on lui a dit. Il a soin de mettre sa responsabilité à couvert dans la plupart des cas en révélant l'origine de ses informations. Ce sont les prêtres qui l'ont instruit sur les faits historiques, et je suis obligé de répéter que les prêtres l'ont trompé. Peut-être qu'un vif ressentiment poursuivait la mémoire des rois, qui, jaloux de leur autorité, ont su renfermer celle des prêtres dans de justes limites ; peut-être qu'on leur a imputé des torts imaginaires. En tout cas, il est évident que les récits d'Hérodote, en ce qui concerne les pyramides, ne sont pas conformes à la vérité.
Non seulement je les trouve inexacts pour les choses que les prêtres lui ont apprises, mais aussi pour quelques-unes de celles qu'il a dû apprendre par lui-même. Remarquons d'abord son silence inexplicable au sujet du sphinx ; rappelons son assertion étrange relativement à la prétendue contiguïté des pyramides ; ajoutons l'erreur qu'il a commise en affirmant que la grande pyramide avait seule des galeries et qu'elle est aussi haute que large ; ajoutons encore que, d'après lui, la petite pyramide serait au milieu des trois, tandis qu'elle est au sud des deux autres. Terminons enfin par la fable absurde (*) que les prêtres racontèrent à Hérodote comme un fait certain sur l'origine de ce dernier monument. (...)
Quel conte ridicule ! Comment un homme sérieux peut-il sans les flétrir répéter de tels mensonges !
Faisons une simple remarque. Trois cent mille pierres au moins sont entrées dans la construction de la petite pyramide : la fille de Chéops aurait donc obtenu de trois cent mille amants, comme supplément de salaire, cette quantité de pierres ?
Or supposons qu'elle ait exercé pendant trente années l'honnête métier que son père lui avait, dit-on, assigné; dans ce cas elle aurait eu dix mille amants par année, soit environ trente par jour !
Quelle tâche, bon dieu ! quel supplice affreux s'il fallait le subir non point pendant trente années, mais pendant trente jours ! (...)
Hérodote, que tant d'écrivains ont copié de confiance, attribue l'une des pyramides de Ghyseh à Chéops, une autre à la fille de ce roi, une autre à Céphren, et une quatrième à Mycérinus. Il n'y en a pourtant que trois. N'est-ce pas là une nouvelle preuve que cet historien a composé son ouvrage d'après des souvenirs confus, ou bien qu'on a tronqué et falsifié des récits où fourmillent tant d'erreurs, où se remarquent tant de lacunes.

“Ce qu'Hérodote nous apprend sur les prétendus fondateurs des deux pyramides principales ne mérite guère plus de crédit”
Ce qu'il nous apprend sur les prétendus fondateurs des deux pyramides principales ne mérite
guère plus de crédit, car il se borne à reproduire les propos des prêtres. Ces prêtres étaient ignorants ou trompeurs. On en jugera par une seule citation relative à l'histoire du Pharaon Rhampsinite, prédécesseur immédiat de Chéops.
Laissons parler Hérodote :”Après cela, me dirent les mêmes prêtres, Rhampsinite descendit vivant sous terre, dans ces lieux que les Grecs croient les enfers ; il y joua aux dés avec Cérès ; tantôt il gagna, tantôt il perdit. Quand il revint sur terre, la déesse lui fit présent d'une serviette d'or. Les mêmes prêtres me dirent aussi que les Égyptiens avaient institué une fête qui dure autant de temps qu'il s'en passa depuis la descente de Rhampsinite jusqu'à son retour. Je sais que de mon temps ils célébraient encore cette fête, mais je ne puis assurer s'ils l'ont établie pour ce sujet ou pour quelque autre.
Les prêtres pendant cette fête revêtent l'un d'entre eux d'un manteau tissu et fait le jour même de la cérémonie, et, lui couvrant les yeux d'un bandeau, ils le mettent dans le chemin qui conduit au temple ; ensuite ils se retirent. Ils me dirent qu'après cela deux loups conduisaient le prêtre, qui avait les yeux bandés, au temple de Cérès, qui est éloigné de la ville de vingt stades, et qu'ensuite ils le ramenaient au même endroit.”
Hérodote laisse à chacun la faculté de croire ou de ne pas croire, et sans doute beaucoup de personnes en usent largement ; mais si la raison de notre auteur résiste aux exigences d'une aveugle crédulité ou s'il n'a pas connu le sens mystique de ces fables, elles n'en doivent pas moins mettre en suspicion tout ce que les prêtres ont raconté. De deux choses l'une : ou ces prêtres prenaient à la lettre les faits tels qu'ils les enseignaient à leur interlocuteur, ou ils cachaient sous un voile impénétrable la véritable signification de quelques légendes. Dans l'un comme dans l'autre cas, il y aurait fiction : gardons-nous de prendre cette fiction pour
de l'histoire.

Les “allégations choquantes” des prêtres
Prêtre égyptien en prière
À la suite de ces anecdotes, les prêtres expliquèrent la vie de Chéops, successeur de Rhampsinite ; il régna, dirent-ils, cinquante ans, érigea la grande pyramide pour lui servir de tombeau, opprima le peuple, et fut à sa mort remplacé par son frère Céphren, qui occupa le trône cinquante-six années et fit construire la seconde pyramide.
Remarquons d'abord que la naissance des deux frères est nécessairement antérieure à l'avènement de Chéops : donc Céphren aurait vécu plus de cent six années. C'est un fait bien rare qu'une telle longévité.
Mais passons à une autre allégation qui rend celle-là encore plus choquante. Les prêtres dirent que Mycérinus, fils de Chéops, succéda à Céphren. Si Chéops avait un fils, pourquoi le sceptre aurait-il passé dans les mains de Céphren ? On ne s'explique pas là-dessus, mais les narrateurs affirment que Mycérinus était bien le fils de Chéops et qu'il hérita du trône à la mort de Céphren.
L'on ajoute que l'Égypte, heureuse et florissante sous ce bon roi, oublia ce qu'elle avait souffert.
Une assez longue période dut s'écouler dans cet état de quiétude, si l'on en juge par tous les événements accomplis.
Cependant, toujours au dire des prêtres, un oracle apprend à Mycérinus qu'il ne doit plus vivre que sept années. Le roi réclame, il gémit et se plaint aux dieux de la rigueur avec laquelle ils veulent abréger son existence. Mes prédécesseurs, disait-il, ont prolongé la leur au-delà des limites ordinaires ; pourquoi donc m'accordez-vous si peu de temps?
Quand les précepteurs d'Hérodote interprétaient et dénaturaient ainsi les annales de l'Égypte, ils perdaient de vue une chose essentielle, c'est que leur Mycérinus aurait eu plus de cinquante-six ans à la mort de Céphren ; qu'il en aurait eu au moins soixante-six à celle où le prétendu oracle lui fut révélé, et qu'ainsi ses plaintes contre l'injustice des dieux, ses protestations au sujet d'un mort prématurée n'eussent pas été bien légitimes, puisque les dieux lui laissaient la vie jusqu'à ce qu'il eût à peu près trois quarts de siècle.
Pour augmenter le poids de ces observations, je dois rappeler qu'Hérodote et Diodore de Sicile ont fixé la chute de Troie à une époque correspondante au règne de Protée (Protée Thonoris, le même que Rhamsés IX dans le tombeau duquel Champollion le jeune s'était établi à Thèbes) ; c'est à ce roi qu'Hélène et Pâris allèrent demander asile et protection, c'est lui qui fit un accueil bienveillant à la belle fugitive, chassa honteusement son ravisseur et la rendit à Ménélas. Protée ou Rhamsés IX était le dernier roi de la dix-neuxième dynastie. Rhamphis ou Rhampsinite, son successeur, fut le premier Pharaon de la vingtième. Hérodote place Chéops immédiatement après Rampsinite ; Céphren après Chéops et Mycérinus après Céphren.
Il résulterait de cette chronologie que la construction des pyramides de Ghyseh serait postérieure à la ruine de Troie et que les rois Chéops, Céphren et Mycérinus désignés comme fondateurs de ces monuments seraient les deuxième, troisième et quatrième Pharaons de la vingtième dynastie.

Diodore de Sicile et Champollion-Figeac à la rescousse
Cette dynastie, originaire de Thèbes, a fourni douze règnes ayant une durée totale de 178 ans, d'après les déductions logiques de M. Champollion-Figeac, et rien d'important ne se passa durant cette période. Diodore de Sicile le constate en ces termes, du moins pour les sept premiers règnes : “Les rois qui succédèrent à Rhamsis (Rhampsinite) pendant l'espace de sept générations vécurent tous dans une profonde oisiveté, et ne s'occupèrent que de leurs plaisirs. Aussi les chroniques sacrées ne nous transmettent sur leur compte le souvenir d'aucun monument magnifique, ni d'aucun acte digne de trouver place dans l'histoire.”
Tiendrait-on ce langage, si les trois premiers de ces rois eussent fait construire les grandes pyramides ?
Mais une autre objection non moins grave se présente : les tombeaux de ces mêmes Pharaons composant la vingtième dynastie se trouvent à Thèbes, mêlés à ceux de la dix-huitième et de la dix-neuvième dynastie. Donc les pyramides ne furent pas construites pour servir de sépultures à trois d'entre eux. Concluons de tous ces arguments que Chéops, Céphren et Mycérinus, dont les noms d'ailleurs ne se trouvent ni sur les monuments de l'Égypte, ni dans Manéthon, ni dans les chroniqueurs plus anciens, mais peuvent y figurer sous d'autres désignations, ne sont pas les fondateurs des pyramides, et que, dans tous les cas, ces beaux édifices ne contiennent pas leurs tombeaux.

“Admettre comme une hypothèse la réalité des règnes de ces trois princes (Chéops, Céphren et Mycérinus) à une époque infiniment plus reculée”
Tête supposée de Khéops, (musée national d'art égyptien de Munich)
Cependant l'on peut admettre comme une hypothèse la réalité des règnes de ces trois princes à une époque infiniment plus reculée ; des traditions en auraient transmis le souvenir de génération en génération, et, par suite d'une confusion fâcheuse, Hérodote et les prêtres se seraient trompés de trente à quarante siècles sur leur antiquité. Je maintiens au surplus que tous ces passages d'Hérodote ne doivent pas être conformes au texte primitif.
Les faits nombreux et concluants énumérés par M. Champollion-Figeac ; le tombeau d'un officier de Sésostris découvert dans le fossé de la seconde pyramide, l'inscription hiéroglyphique gravée sur le sphinx sous le règne de Thouthmosis IV, antérieur à Sésostris de plus de deux siècles et demi, les tombeaux de rois beaucoup plus anciens, trouvés en fouillant le roc près de Chéops, l'absence totale d'inscriptions et d'hiéroglyphes à l'extérieur comme à l'intérieur des pyramides et beaucoup d'autres indices très significatifs pour lesquels je suis obligé de renvoyer le lecteur à l'ouvrage de ce savant, lui font présumer que les pyramides ont précédé l'usage de l'écriture ; “au moins l'introduction de l'écriture alphabétique dans le système hiéroglyphique”. “L'on peut, dit-il, considérer en toute conscience les pyramides de Sakkara et de Ghyseh, comme les plus anciens ouvrages sortis de la main des hommes, et antérieurs à toutes les autres preuves connues de l'antiquité des sciences, des efforts et des succès de l'intelligence humaine.”
En définitive, Souphi, l'un des rois de la quatrième dynastie, le vingt-sixième après Ménès, éleva la grande pyramide.
Sensaouphi, son successeur, fit bâtir la seconde, et Mankerri qui vint après eux érigea la troisième.
Ces travaux remontent à plus de cinq mille années avant l'ère chrétienne.”

(*) au sujet de la prostitution de la fille de Khéops
Source : Gallica
À suivre