mercredi 7 novembre 2012

“Je n’allais voir les pyramides que pour suivre la mode” (abbé Albert-Louis Bunot - XIXe s.)

Que d’âneries, que d’inepties ne lit-on pas dans la très abondante littérature qui fut consacrée, au cours des siècles, aux pyramides égyptiennes !
Paix à ses cendres et à sa mémoire ! Mais que diable l’abbé Albert-Louis Bunot allait-il chercher sur le site de Guizeh ? Aussi stupéfiant que cela puisse paraître aujourd’hui, au nom d’une “philosophie chrétienne” qu’il avait bien entendu le droit de défendre et d’enseigner, il en est arrivé à proférer, au pied des pyramides, un désir implicitement injurieux à l’égard de la civilisation égyptienne qu’il était pourtant censé venu découvrir. On lit ainsi dans son ouvrage Un Pèlerinage à Jérusalem. Souvenirs de Terre-Sainte (1882) : “Je voudrais tant voir à leur sommet (il s’agit des pyramides) la croix qui fait vraiment grand tout ce qu'elle touche et couronne.”
Autres temps, autres moeurs, bien sûr...
Peu inspiré par ailleurs par des monuments qui produisaient sur lui “peu d'effet”, voire qui le laissaient “assez indifférent”, sans doute aurait-il mieux fait de poursuivre pieusement son pèlerinage en Terre Sainte, sans se contraindre à une halte sur les rives du Nil. Mais il paraît que telle était la “mode”.
Vous avez dit : “Autres temps, autres moeurs” ?


Cliché de George d'Andria (NYPL Digital Gallery)
“On compte trois lieues du Caire aux Pyramides de Giseh.
La route, bordée des deux côtés par de beaux acacias, longe une file de palais, maisons de campagne, jardins, prairies parsemées de bouquets de palmiers et de lentisques. Des massifs de nopals, de bananiers, de tamaris, de myrtes, de grenadiers et autres arbustes du Midi prêtent par leur luxuriante végétation un charme incomparable à ces palais orientaux, délicieux séjour de la mollesse et de la volupté. Dans un de ses jardins, le dernier vice-roi avait dépensé des sommes folles, 28 millions, dit-on ; il avait créé un aquarium splendide que j'ai visité ; et maintenant tout est en désarroi, en délabrement. Ainsi en est-il, à ce qu'il paraît, de ses nombreux palais qu'il ne peut suffire à habiter. Ces gens ne savent rien conserver.
Voici, entre autres, un exemple de l'incurie du gouvernement. La route que nous suivons fut ouverte pour l'impératrice Eugénie, quand elle vint à l'inauguration du canal de Suez : on ne l'entretient presque plus, en sorte que dans quelques années elle aura probablement disparu : comme d'une foule d'autres choses de ce pays, il n'en restera que le souvenir. (...)
Nous sommes au pied des Pyramides, Superbes monuments de l'orgueil des humains I
Que sont, eux aussi, devenus les Pharaons qui les ont fait bâtir ? Qui sait maintenant les noms de Chéops, Chéphrem, Mycérinus ? Qui parle encore de Sésostris ? A quelques centaines de mètres, Memphis avec son immense nécropole gît ensevelie sous le sable : et quelle ville, après Thèbes aux cent portes, eut jamais plus de renommée ? 0 vanité des vanités !
Où s'arrêteraient les réflexions suggérées par ce spectacle et en un tel lieu ?

“Du revêtement du Chéops, il ne reste que quelques minces débris épars sur le sable”
Qu'elles aient été uniquement destinées à servir de pompeux mausolées aux orgueilleux despotes Égyptiens, ou bien, comme on l'a prétendu dans ces derniers temps, que, dans la pensée intime des Pharaons, elles fussent une oeuvre de préservation contre l'envahissement progressif des sables du désert lybique, où maintenant leur base est ensevelie, les Pyramides commandent l'attention du voyageur que son plaisir ou l'intérêt de la science amènent en Egypte. Ces masses énormes que l'on aperçoit de dix à quinze lieues de distance sont de gigantesques amas de briques et de pierres de taille avec revêtement superficiel en syénite, sorte de granit égyptien aux multiples couleurs, simulant par son bariolage une composition fantaisiste, et que les minéralogistes rangent, s'il m'en souvient, dans le genre feldspath appartenant au silicates alumineux. Le temps avait épargné la roche indestructible, mais les souverains Arabes et Turcs de l'Egypte l'ont, à tour de rôle, attaquée pour en bâtir leurs palais : du revêtement du Chéops, il ne reste que quelques minces débris épars sur le sable, le Chéphrem est déjà fort entamé, et bientôt, sans doute, de nouveaux Vandales utiliseront ce qui reste.
J'avoue qu'à distance les grandes Pyramides me produisaient peu d'effet, qu'elles me laissaient assez indifférent, et que je n'allais les voir que pour suivre “la mode”, et afin de pouvoir affirmer un jour, si l'occasion s'en présentait, que j'avais écrit quelques mots “au pied des Pyramides”.

Les “pauvres ouvriers nécessaires à la confection d'un tel ouvrage”
Lorsque je fus arrivé près de la plus haute j'éprouvai une impression difficile à analyser. C'était un mélange d'admiration et de stupeur et de ce sentiment que Lacordaire caractérise par les effets qu'il produit. “Tout-à-coup et comme par hasard, les cheveux se dressent, la respiration devient étroite, la peau se contracte et un glaive va jusqu'à l'âme... C'est le sublime qui est apparu.”
J'étais littéralement écrasé, moins par l'aspect imposant du monument que par la pensée du travail immense, du temps, et du nombre des pauvres ouvriers nécessaires à la confection d'un tel ouvrage. Nul doute, bien que les saints Livres n'en parlent pas ouvertement, qu'on y ait employé les malheureux Juifs, tant persécutés par les Pharaons, oublieux des services rendus par Joseph à leur pays. Hérodote le célèbre historien grec, au second livre de ses histoires, donne un aperçu des dépenses qui durent être faites pour ces ouvrages étonnants. Je le cite aussi littéralement que possible : “Une inscription en caractères égyptiens gravée sur la pyramide fait monter à 1,600 talents d'argent (près de 5 millions) le prix des aulx, oignons, poireaux et persil dépensé par les ouvriers qui, au nombre de cent mille, employèrent vingt ans à la construction de cette pyramide et dix ans à préparer le chemin pour le transport des pierres et autres matériaux. Que n'a-t-on pas alors dépensé en outils de fer, en vivres et vêtements, etc.?”
Qu'on juge de ce qu'il a fallu pour les autres.

“Intelligence et force unies à la bravoure, tel fut l'Égyptien au temps des Pharaons”
Plusieurs de mes compagnons voulurent grimper au sommet de la plus grande pyramide “le Chéops” qui est terminée par une large plate-forme, pour jouir du coup d'oeil admirable qu'on y doit avoir. Il n'en rapportèrent, la plupart qu'une courbature qui les condamna à deux ou trois jours de repos presque absolu. C'est, avec le vertige, m'avait dit un de mes amis, la seule impression un peu durable que l’on rapporte du sommet : aussi prudemment et réservant mes forces pour un plus utile emploi, ne m'engageai-je que jusqu'à une hauteur de vingt mètres à peu près, c'est-à-dire jusqu'à la porte des chambres sépulcrales, vides du reste, appelées la chambre du roi et la chambre de la reine ; et pendant que les autres se saturaient à l'intérieur, de poussière, de chaleur, d'odeurs méphitiques et d'appréhensions sinistres sur le compte de leurs guides, j'errais avec les plus sages, au grand air, allant et venant d'une pyramide à l'autre et autour de ce sphinx merveilleux dont la tête gigantesque émerge seule du sable ou sa croupe est toute ensevelie.
Ce bloc colossal de basalte qui, d'après ses dimensions, ne doit pas peser moins de neuf millions de kilos, a-t-il été taillé sur place ou bien apporté ici du pied de la montagne lybique par des procédés qu'on s'étonne de trouver chez les peuples primitifs, mais qu'on est bien forcé d'admettre en présence des ruines diverses semées en maintes régions de notre vieux continent. Des spécialistes ont longtemps, paraît-il, discuté cette question qui semble maintenant résolue, car le sphinx paraît ne faire qu'un avec la roche sur laquelle il est posé.
C'était probablement le génie tutélaire de cette nécropole où seuls les souverains et les grands officiers de la couronne devaient, avec la grande divinité égyptienne, le boeuf Apis, avoir leur sépulture. Une tête humaine sur un corps de lion, tel est le sphinx : intelligence et force unies à la bravoure, tel fut l'Égyptien au temps des Pharaons.
Comme les siècles ont corrodé la statue de basalte, les révolutions successives et les conquêtes diverses qu'il a subies ont dégradé, avili, anéanti ce peuple que ses monuments et la civilisation qu'ils révèlent ont fait appeler le “premier peuple du monde”. Pour moi, je ne pouvais' sans émotion' me rappeler la prophétie d'Isaïe : “Onus Aegypti : Tradam Aegyptum in manu dominorum crudelium...’ , et cette malédition plusieurs fois répétée au chap. XXX d'Ézéchiel : “Je disperserai le peuple d'Egypte à travers les nations, je le disséminerai sur la terre, ventilabo eos in terris, et il sauront, tous ces orgueilleux, que je suis le seul maître, et scient quia ego Dominus.”

Un regret...
Nous nous étions privés, nous les moins amateurs d'une gymnastique effrénée, du plaisir, si l'on peut l'appeler un plaisir, d'escalader les cent et quelques... comment les appeler ? marches, gradins, casse-cou ?... que les audacieux flanqués de deux arabes chacun, enjambaient avec des poses variant du tragique au comique le plus accentué. Malheur à ceux dont l'embonpoint naissant heurte trop vivement la pierre impitoyable !
Nous avions un ample dédommagement à notre facile privation, à voir quelques-uns de nos guides déployer leur prodigieuse agilité. En voici un qui descend au fond d'un caveau sépulcral récemment ouvert, et qui remonte en s'accrochant aux rares interstices de la pierre ; je ne sais si le chat le plus souple pourrait le faire avec plus de désinvolture. Cet autre, pour la modique somme de quarante sous, descend de la grande pyramide, traverse les quatre à cinq cents pas qui la séparent du Chéphrem, monte jusqu'au sommet de cette seconde pyramide à peine moins élevée que la première, et redescend près de nous, le tout en dix minutes : ce n'est pas un homme qui court, c'est un léopard qui bondit.
Comme ces Arabes ont le monopole du tribut que tous ceux qui font l'ascension dont j'ai parlé doivent payer, et qu'ils sont de familles diverses, il n'est pas rare qu'après le départ des touristes, il y ait des coups échangés et du sang versé pour le partage des bénéfices ; nous leur souhaitons, en les quittant, de garder entre eux la paix et la concorde si précieuses et pourtant si rares entre gens de même race.
En m'éloignant des Pyramides, j'emporte un regret et un désir : je voudrais tant voir à leur sommet la croix qui fait vraiment grand tout ce qu'elle touche et couronne.”

Source : Gallica