mercredi 28 novembre 2012

Les surprenantes explications d’Henri Joseph Gisquet (XIXe s.) sur l’identité des fondateurs des pyramides de Guizeh

Quatrième et avant-dernier épisode de notre visite du plateau de Guizeh en compagnie d’Henri Joseph Gisquet (1792-1866), à partir de son ouvrage L'Égypte, les Turcs et les Arabes, tome 2, 1848).
Rappel des épisodes précédents :
- description des pyramides d’Abousir et de Saqqarah (note de Pyramidales) ;
- “les dimensions et les formes apparentes” de la Grande Pyramide (note de Pyramidales);
- la construction intérieure de cette pyramide “attribuée à Chéops” (note de Pyramidales)
Suivant le plan qu’il s’est fixé à lui-même, l’auteur aborde maintenant la question “Quels sont les fondateurs des pyramides de Guizeh” ? Déjà, lors des développements précédents, une de ses formulations suscitait l’intérêt lorsqu’il écrivait que la Grande Pyramide était “attribuée à Chéops”. Est-ce à dire que cette attribution, contrairement à ce qui est généralement admis, n’est pas certaine ? À ses yeux, pour le moins, dans la lignée des informateurs desquels il s’inspire...
La réponse apportée ne me semble pas d’une parfaite limpidité, dans la mesure où elle repose sur une confusion due à la diversité des sources auxquelles il est fait référence (Chéops et “Souphi(s) étant bien, n’est-ce pas, le même personnage). La conclusion, sous forme d’hypothèse il est vrai, est déroutante : Khéops, Khéphren et Mykérinos retrouvent une étrange jeunesse, puisque leurs règnes se situent à une époque “infiniment plus reculée”, tandis qu’un certain Souphi, l'un des rois de la quatrième dynastie, le vingt-sixième après Ménès, se voit attribuer le privilège d’avoir élevé la Grande Pyramide ! Ceci n’est évidemment qu’un raccourci, dont on lira ci-dessous les développements. Mais on peut se demander si, à force de mettre globalement en doute les allégations d’Hérodote, Henri Joseph Gisquet n’y est pas allé un peu fort en besogne, au risque de se méprendre à son tour...
On peut retenir en outre la leçon de méthodologie en matière d’histoire qui est donnée à notre brave Hérodote. Sans vouloir être désobligeant, il me semble qu’on est loin de la belle déclaration de principe énoncée en préambule par l’auteur lorsqu’il affirmait vouloir “asseoir (son) opinion bien plus que (...) combattre celles émises par tant d'hommes éclairés” !



“Reportons-nous maintenant par la pensée à l'époque où les pyramides avaient une robe de granit brillante comme de l'acier poli, où le massif, haut de 120 pieds, qui porte Chéops était entouré d'un bras du Nil, où les flancs de cette colline, ciselés, sculptés, offraient dans leur étendue les péristyles des temples et les portes des palais habités par les prêtres ; où le sphinx imposant élevait sa noble tête à cent pieds au-dessus du niveau de la plaine, et semblait sortir du sein de la montagne pour en interdire l'accès aux impies ; et nous apprécierons dans notre extase la beauté sublime de la réunion de ces monuments, auxquels rien de ce qui est et de ce qui fut sur le globe ne saurait être comparé.
Les auteurs grecs, latins, ainsi que les modernes, ont blâmé amèrement la construction de ces magnifiques édifices ; ils ont prodigué l'épithète d'insensé aux princes qui, dit-on, les firent ériger dans l'unique intérêt de leur gloire. On les accuse d'avoir accablé le peuple d'impôts, arraché à leurs familles des millions de malheureux pour les enchaîner à des travaux entrepris par une vaine et coupable ostentation, et ordonné la fermeture des temples pour accroître le nombre des travailleurs.

“On taxe (les rois fondateurs des pyramides) d'impiété ; on leur impute la fermeture des temples. Mais ces griefs sont-ils fondés ?”
S'il était vrai que l'orgueil eût seul guidé les fondateurs dans leur entreprise gigantesque, et que la misère du peuple fût devenue la conséquence de leur folle obstination, l'on ne saurait trop flétrir la mémoire de ces despotes présomptueux. Mais si le sentiment religieux avait été leur principal mobile, s'ils avaient voulu, par exemple, édifier ces beaux monuments pour attester leur piété et pour en faire hommage aux grandes divinités de leur pays, mériteraient-ils le blâme dont on les poursuit ? Supposons même que leur but eût été de bâtir pour eux-mêmes des tombeaux capables de résister à l'action du temps, aux efforts des humains, et de conserver leurs momies jusqu'à la fin des siècles ; oserait-on leur en faire un reproche, s'ils avaient une foi profonde dans le dogme de la résurrection?
Quel est l'homme qui, sous l'influence d'une telle conviction, n'emploierait pas sa vie entière et tous ses moyens, à se préparer une dernière demeure indestructible ?
On les taxe d'impiété ; on leur impute la fermeture des temples. Mais ces griefs sont-ils fondés ? Étaient-ils impies les rois qui ont donné aux pyramides les formes qui les ont fait considérer comme les autels des dieux, comme des piédestaux du soleil et de la lune, leurs principales divinités ? Étaient-ils ennemis de la religion, ont-ils pu ordonner la fermeture des temples, ceux qui entouraient leurs sépulcres de temples et de prêtres, et qui prescrivaient des cérémonies dévotieuses et périodiques?
Ont-ils ruiné le peuple, ceux qui lui donnèrent une occupation lucrative ? Non, sans doute, car le travail est, pour la classe laborieuse, le meilleur moyen d'acquérir le bien-être. Or, c'est en les payant qu'ils employèrent tant d'ouvriers ; la preuve en ressort de cette même inscription, qui constate le chiffre de la dépense ; elle est citée par les historiens et surtout par ceux qui se portent accusateurs. Ils ont fourni eux-mêmes la meilleure réfutation de leurs injustes reproches.

“Il est évident que les récits d'Hérodote, en ce qui concerne les pyramides, ne sont pas conformes à la vérité”
Hérodote
C'est sur l'autorité d'Hérodote que ces plaintes ont été formulées. C'est d'après les passages tronqués de son histoire qu'on a reproduit, sans les soumettre à une analyse raisonnée, des faits inexacts et souvent contradictoires. On devrait distinguer deux hommes dans Hérodote, l'homme qui raconte ce qu'il a vu, et le narrateur qui répète ce qu'on lui a dit. Il a soin de mettre sa responsabilité à couvert dans la plupart des cas en révélant l'origine de ses informations. Ce sont les prêtres qui l'ont instruit sur les faits historiques, et je suis obligé de répéter que les prêtres l'ont trompé. Peut-être qu'un vif ressentiment poursuivait la mémoire des rois, qui, jaloux de leur autorité, ont su renfermer celle des prêtres dans de justes limites ; peut-être qu'on leur a imputé des torts imaginaires. En tout cas, il est évident que les récits d'Hérodote, en ce qui concerne les pyramides, ne sont pas conformes à la vérité.
Non seulement je les trouve inexacts pour les choses que les prêtres lui ont apprises, mais aussi pour quelques-unes de celles qu'il a dû apprendre par lui-même. Remarquons d'abord son silence inexplicable au sujet du sphinx ; rappelons son assertion étrange relativement à la prétendue contiguïté des pyramides ; ajoutons l'erreur qu'il a commise en affirmant que la grande pyramide avait seule des galeries et qu'elle est aussi haute que large ; ajoutons encore que, d'après lui, la petite pyramide serait au milieu des trois, tandis qu'elle est au sud des deux autres. Terminons enfin par la fable absurde (*) que les prêtres racontèrent à Hérodote comme un fait certain sur l'origine de ce dernier monument. (...)
Quel conte ridicule ! Comment un homme sérieux peut-il sans les flétrir répéter de tels mensonges !
Faisons une simple remarque. Trois cent mille pierres au moins sont entrées dans la construction de la petite pyramide : la fille de Chéops aurait donc obtenu de trois cent mille amants, comme supplément de salaire, cette quantité de pierres ?
Or supposons qu'elle ait exercé pendant trente années l'honnête métier que son père lui avait, dit-on, assigné; dans ce cas elle aurait eu dix mille amants par année, soit environ trente par jour !
Quelle tâche, bon dieu ! quel supplice affreux s'il fallait le subir non point pendant trente années, mais pendant trente jours ! (...)
Hérodote, que tant d'écrivains ont copié de confiance, attribue l'une des pyramides de Ghyseh à Chéops, une autre à la fille de ce roi, une autre à Céphren, et une quatrième à Mycérinus. Il n'y en a pourtant que trois. N'est-ce pas là une nouvelle preuve que cet historien a composé son ouvrage d'après des souvenirs confus, ou bien qu'on a tronqué et falsifié des récits où fourmillent tant d'erreurs, où se remarquent tant de lacunes.

“Ce qu'Hérodote nous apprend sur les prétendus fondateurs des deux pyramides principales ne mérite guère plus de crédit”
Ce qu'il nous apprend sur les prétendus fondateurs des deux pyramides principales ne mérite
guère plus de crédit, car il se borne à reproduire les propos des prêtres. Ces prêtres étaient ignorants ou trompeurs. On en jugera par une seule citation relative à l'histoire du Pharaon Rhampsinite, prédécesseur immédiat de Chéops.
Laissons parler Hérodote :”Après cela, me dirent les mêmes prêtres, Rhampsinite descendit vivant sous terre, dans ces lieux que les Grecs croient les enfers ; il y joua aux dés avec Cérès ; tantôt il gagna, tantôt il perdit. Quand il revint sur terre, la déesse lui fit présent d'une serviette d'or. Les mêmes prêtres me dirent aussi que les Égyptiens avaient institué une fête qui dure autant de temps qu'il s'en passa depuis la descente de Rhampsinite jusqu'à son retour. Je sais que de mon temps ils célébraient encore cette fête, mais je ne puis assurer s'ils l'ont établie pour ce sujet ou pour quelque autre.
Les prêtres pendant cette fête revêtent l'un d'entre eux d'un manteau tissu et fait le jour même de la cérémonie, et, lui couvrant les yeux d'un bandeau, ils le mettent dans le chemin qui conduit au temple ; ensuite ils se retirent. Ils me dirent qu'après cela deux loups conduisaient le prêtre, qui avait les yeux bandés, au temple de Cérès, qui est éloigné de la ville de vingt stades, et qu'ensuite ils le ramenaient au même endroit.”
Hérodote laisse à chacun la faculté de croire ou de ne pas croire, et sans doute beaucoup de personnes en usent largement ; mais si la raison de notre auteur résiste aux exigences d'une aveugle crédulité ou s'il n'a pas connu le sens mystique de ces fables, elles n'en doivent pas moins mettre en suspicion tout ce que les prêtres ont raconté. De deux choses l'une : ou ces prêtres prenaient à la lettre les faits tels qu'ils les enseignaient à leur interlocuteur, ou ils cachaient sous un voile impénétrable la véritable signification de quelques légendes. Dans l'un comme dans l'autre cas, il y aurait fiction : gardons-nous de prendre cette fiction pour
de l'histoire.

Les “allégations choquantes” des prêtres
Prêtre égyptien en prière
À la suite de ces anecdotes, les prêtres expliquèrent la vie de Chéops, successeur de Rhampsinite ; il régna, dirent-ils, cinquante ans, érigea la grande pyramide pour lui servir de tombeau, opprima le peuple, et fut à sa mort remplacé par son frère Céphren, qui occupa le trône cinquante-six années et fit construire la seconde pyramide.
Remarquons d'abord que la naissance des deux frères est nécessairement antérieure à l'avènement de Chéops : donc Céphren aurait vécu plus de cent six années. C'est un fait bien rare qu'une telle longévité.
Mais passons à une autre allégation qui rend celle-là encore plus choquante. Les prêtres dirent que Mycérinus, fils de Chéops, succéda à Céphren. Si Chéops avait un fils, pourquoi le sceptre aurait-il passé dans les mains de Céphren ? On ne s'explique pas là-dessus, mais les narrateurs affirment que Mycérinus était bien le fils de Chéops et qu'il hérita du trône à la mort de Céphren.
L'on ajoute que l'Égypte, heureuse et florissante sous ce bon roi, oublia ce qu'elle avait souffert.
Une assez longue période dut s'écouler dans cet état de quiétude, si l'on en juge par tous les événements accomplis.
Cependant, toujours au dire des prêtres, un oracle apprend à Mycérinus qu'il ne doit plus vivre que sept années. Le roi réclame, il gémit et se plaint aux dieux de la rigueur avec laquelle ils veulent abréger son existence. Mes prédécesseurs, disait-il, ont prolongé la leur au-delà des limites ordinaires ; pourquoi donc m'accordez-vous si peu de temps?
Quand les précepteurs d'Hérodote interprétaient et dénaturaient ainsi les annales de l'Égypte, ils perdaient de vue une chose essentielle, c'est que leur Mycérinus aurait eu plus de cinquante-six ans à la mort de Céphren ; qu'il en aurait eu au moins soixante-six à celle où le prétendu oracle lui fut révélé, et qu'ainsi ses plaintes contre l'injustice des dieux, ses protestations au sujet d'un mort prématurée n'eussent pas été bien légitimes, puisque les dieux lui laissaient la vie jusqu'à ce qu'il eût à peu près trois quarts de siècle.
Pour augmenter le poids de ces observations, je dois rappeler qu'Hérodote et Diodore de Sicile ont fixé la chute de Troie à une époque correspondante au règne de Protée (Protée Thonoris, le même que Rhamsés IX dans le tombeau duquel Champollion le jeune s'était établi à Thèbes) ; c'est à ce roi qu'Hélène et Pâris allèrent demander asile et protection, c'est lui qui fit un accueil bienveillant à la belle fugitive, chassa honteusement son ravisseur et la rendit à Ménélas. Protée ou Rhamsés IX était le dernier roi de la dix-neuxième dynastie. Rhamphis ou Rhampsinite, son successeur, fut le premier Pharaon de la vingtième. Hérodote place Chéops immédiatement après Rampsinite ; Céphren après Chéops et Mycérinus après Céphren.
Il résulterait de cette chronologie que la construction des pyramides de Ghyseh serait postérieure à la ruine de Troie et que les rois Chéops, Céphren et Mycérinus désignés comme fondateurs de ces monuments seraient les deuxième, troisième et quatrième Pharaons de la vingtième dynastie.

Diodore de Sicile et Champollion-Figeac à la rescousse
Cette dynastie, originaire de Thèbes, a fourni douze règnes ayant une durée totale de 178 ans, d'après les déductions logiques de M. Champollion-Figeac, et rien d'important ne se passa durant cette période. Diodore de Sicile le constate en ces termes, du moins pour les sept premiers règnes : “Les rois qui succédèrent à Rhamsis (Rhampsinite) pendant l'espace de sept générations vécurent tous dans une profonde oisiveté, et ne s'occupèrent que de leurs plaisirs. Aussi les chroniques sacrées ne nous transmettent sur leur compte le souvenir d'aucun monument magnifique, ni d'aucun acte digne de trouver place dans l'histoire.”
Tiendrait-on ce langage, si les trois premiers de ces rois eussent fait construire les grandes pyramides ?
Mais une autre objection non moins grave se présente : les tombeaux de ces mêmes Pharaons composant la vingtième dynastie se trouvent à Thèbes, mêlés à ceux de la dix-huitième et de la dix-neuvième dynastie. Donc les pyramides ne furent pas construites pour servir de sépultures à trois d'entre eux. Concluons de tous ces arguments que Chéops, Céphren et Mycérinus, dont les noms d'ailleurs ne se trouvent ni sur les monuments de l'Égypte, ni dans Manéthon, ni dans les chroniqueurs plus anciens, mais peuvent y figurer sous d'autres désignations, ne sont pas les fondateurs des pyramides, et que, dans tous les cas, ces beaux édifices ne contiennent pas leurs tombeaux.

“Admettre comme une hypothèse la réalité des règnes de ces trois princes (Chéops, Céphren et Mycérinus) à une époque infiniment plus reculée”
Tête supposée de Khéops, (musée national d'art égyptien de Munich)
Cependant l'on peut admettre comme une hypothèse la réalité des règnes de ces trois princes à une époque infiniment plus reculée ; des traditions en auraient transmis le souvenir de génération en génération, et, par suite d'une confusion fâcheuse, Hérodote et les prêtres se seraient trompés de trente à quarante siècles sur leur antiquité. Je maintiens au surplus que tous ces passages d'Hérodote ne doivent pas être conformes au texte primitif.
Les faits nombreux et concluants énumérés par M. Champollion-Figeac ; le tombeau d'un officier de Sésostris découvert dans le fossé de la seconde pyramide, l'inscription hiéroglyphique gravée sur le sphinx sous le règne de Thouthmosis IV, antérieur à Sésostris de plus de deux siècles et demi, les tombeaux de rois beaucoup plus anciens, trouvés en fouillant le roc près de Chéops, l'absence totale d'inscriptions et d'hiéroglyphes à l'extérieur comme à l'intérieur des pyramides et beaucoup d'autres indices très significatifs pour lesquels je suis obligé de renvoyer le lecteur à l'ouvrage de ce savant, lui font présumer que les pyramides ont précédé l'usage de l'écriture ; “au moins l'introduction de l'écriture alphabétique dans le système hiéroglyphique”. “L'on peut, dit-il, considérer en toute conscience les pyramides de Sakkara et de Ghyseh, comme les plus anciens ouvrages sortis de la main des hommes, et antérieurs à toutes les autres preuves connues de l'antiquité des sciences, des efforts et des succès de l'intelligence humaine.”
En définitive, Souphi, l'un des rois de la quatrième dynastie, le vingt-sixième après Ménès, éleva la grande pyramide.
Sensaouphi, son successeur, fit bâtir la seconde, et Mankerri qui vint après eux érigea la troisième.
Ces travaux remontent à plus de cinq mille années avant l'ère chrétienne.”

(*) au sujet de la prostitution de la fille de Khéops
Source : Gallica
À suivre