vendredi 14 décembre 2018

Des "gigantesques entassements", qui sont "des chefs-d'œuvre de construction" (Louis Lacroix - XIXe s.- à propos des pyramides)


Extrait de Souvenirs d'un voyage en Égypte, 1857, par Louis Lacroix (1817-1881), professeur d'histoire à la Faculté des lettres de Nancy (1853-1870), puis d'histoire moderne à la Faculté des lettres de Paris (1871-1880), membre fondateur de l'École française d'Athènes.
  


"Ce n'est pas tout d'abord que l'Égypte nous étale ses merveilles. À Alexandrie on ne voit rien des temps pharaoniques, sauf le grand obélisque appelé l'aiguille de Cléopâtre, qui gît délaissé sur le sable, au fond d'un ancien port également abandonné. Tous les autres débris de la grande cité macédonienne, ces vastes hypogées creusés dans les rochers qui l'avoisinent, cette mélancolique et solitaire colonne de Pompée qui mériterait d'être autre chose qu'un monument consacré à Dioclétien, appartiennent aux temps et à l'art helléniques. Les ruines de la Basse-Égypte n'offrent d'intérêt que pour l'archéologue. 
C'est au Caire encore que se montre le premier et sans contredit le plus puissant effort de l'antique génie égyptien. Quand vous approchez de cette ville, les pyramides se dressent devant vous plusieurs heures à l'avance, comme deux collines géantes qui dominent au loin la contrée. Là, Messieurs, tout se réunit pour susciter dans l'âme le sentiment du sublime : le désert et sa vaste solitude, la grandeur des pyramides qui s'y proportionne, l'idée de la force qu'attestent de pareils travaux, de la science qui fait de ces gigantesques entassements des chefs-d'œuvre de construction, et enfin l'évocation des quarante siècles qui vous contemplent du haut de leurs sommets. 
Les matériaux des pyramides ont été tirés des carrières de la chaîne arabique qui y a perdu des montagnes entières, transportées sur l'autre rive du Nil. Nulle part la main de l'homme n'a remué et taillé une telle quantité de pierres, et ici le calcul me paraît si éloquent que je veux un instant vous faire entendre son langage. La hauteur de la pyramide de Chéops est de 157 mètres : sa base a 227 mètres de côté. Le cube de cette masse est calculé à environ 2,662,628 mètres, ce qui donnerait des pierres pour construire une muraille de 8 mètres de haut, de 2 mètres de large, de 565 lieues de long, c'est-à-dire, suffisante pour enceindre toute l'Égypte. 
L'autre grande pyramide offre à peu de chose près les mêmes dimensions. La troisième est beaucoup plus petite. Mais ce premier groupe n'est que le commencement d'une série de constructions du même genre, qui se prolonge le long de la Moyenne-Égypte sur une longueur d'environ vingt lieues. Il y a là peut-être une quarantaine de pyramides, qui sans égaler celles de Gizeh, sont toutes des masses très imposantes, dignes de l'étendue du désert. 
Vous comprenez qu'avec un peu de bonne volonté, il est facile de voir dans ce système de constructions quelque chose qui ressemble à une chaîne de montagnes factices, et qu'on a pu croire que l'industrie des anciens Égyptiens les avait élevées pour suppléer à l'insuffisance de la chaîne libyque et garantir la plaine de l'invasion des sables. Cette ingénieuse hypothèse a été soutenue de nos jours avec une force et un talent contre lesquels il est difficile de se défendre ; mais il manque à son auteur (1) l'autorité que lui aurait donné l'étude de la question sur son propre terrain. À la lecture du livre on est presque convaincu, en présence des monuments eux-mêmes, et quand on constate la disproportion de la défense avec la grandeur de l'attaque, on se demande si cette opinion peut devenir autre chose qu'une hypothèse et si la question de la destination des pyramides est résolue. Et d'ailleurs cette question faut-il se la poser ? N'est-elle pas un indice accusateur des préoccupations trop positives de notre temps et ne nous fait-elle pas méconnaître cette inspiration désintéressée qui présidait aux entreprises des anciens âges, et qui a imprimé aux monuments de l'antique Égypte ce cachet de grandeur qui nous étonne. 
Quoi qu'il en soit, car le débat peut bien n'être pas vidé, il me suffit de savoir que ces pyramides étaient les sépultures des rois de Memphis, et quoi que le faste de ces tombes s'inspirât des mouvements d'un orgueil insensé et funeste, leur construction s'explique assez à mes yeux par la puissance d'une idée grande et vraie, celle du respect dû à la dépouille mortelle de l'homme et du devoir d'honorer sa sépulture. Évidemment pour ce peuple qui appelait ses maisons des hôtelleries, qui voyait dans ses tombeaux des demeures éternelles, qui au milieu de la joie des festins se reportait aux graves pensées de l'autre vie, en faisant circuler de main en main l'image d'une momie dans son cercueil, évidemment pour ce peuple encore tout imbu des premiers enseignements religieux donnés d'en haut à l'humanité, la principale affaire de la vie, c'était la mort."

(1) De la destination et de l'utilité permanente des pyramides d'Égypte et de Nubie contre les irruptions sablonneuses du désert, par M. Fialin de Persigny, 1848.