jeudi 20 décembre 2018

"On est tout étonné d'avoir trouvé si merveilleux ce qui l'est si peu" (Le Journal des Savants, XVIIIe s., à propos de la théorie d'Hérodote)

L'auteur de l'extrait qui suit n'est pas mentionné. Ou, pour le moins, je n'ai pas réussi à l'identifier. 
Cet extrait fait allusion à la théorie d'Hérodote sur la construction des pyramides, telle qu'interprétée par Antoine-Yves Goguet (1716-1758), érudit et jurisconsulte, conseiller au Parlement de Paris (voir ICI sur cet auteur).

"Encore une petite discussion, Monsieur, qui vous fera connaître la manière de voir de juger de cet écrivain (Y. Goguet). Vous savez quelles masses c'étaient que ces pyramides d'Égypte, cette grande pyramide surtout dont on voit encore les restes étonnants : la plus petite pierre, dit Hérodote, n'avait pas moins de trente pieds. Comment avait-on pu élever les pierres à une hauteur si prodigieuse ? Cela avait paru inconcevable jusqu'ici. Il fallait, disait-on, que les Égyptiens eussent des ressources de mécanique au dessus de toutes nos connaissances. Hérodote avait bien dit que les pyramides étaient formées par différentes assises de pierres qui diminuaient successivement de largeur, de sorte que chaque face de la pyramide formait une espèce d’escalier ; qu’on employait de petites machines de bois simples et faciles à manier, pour transporter d'abord les pierres du terrain
jusque sur le premier degré : on posait ensuite la machine sur le premier degré pour élever les pierres sur le second, à ainsi de suite.
Cela était trop simple : le passage d'Hérodote a été trouvé inintelligible. Diodore qui a compilé tant de contes dans son Histoire, dit que les Pyramides avaient été construites par le moyen de terrasses inclinées, qui étaient faites de sel et de nitre, et qui furent ensuite fondues par l'eau du Nil. Pline qui adopte cette fable, y en ajoute d'autres. Un savant anglais (M. Greaves) qui a donné une belle description des pyramides, a imaginé qu'on avait d'abord bâti une tour, aux côtés de laquelle on appliquait le reste de l'ouvrage pièce à pièce ; comme si cela expliquait la difficulté d'élever de grosses pierres jusqu’au sommet de la pyramide ! Mr. Goguet, sans perdre du temps à exposer ni à réfuter les différentes opinions, prend le passage d'Hérodote à la lettre ; et comme cet historien ne décrit point la machine dont il parle, Mr. Goguet en imagine une très simple, et en donne le dessin.



C’est un poteau qui sert de point d'appui à un levier à bras inégaux, fixé par une cheville mobile ; le bras le plus court, - par le moyen d’une corde -, embrasse une des extrémités de la pierre, qui est un carré long, et des hommes tirent avec des cordes l’autre bras du levier. Une seconde machine posée à l’autre bout de la pierre fait la même opération, et par ce moyen il ne fallait que des hommes et du temps pour élever les plus lourdes masses à quelque hauteur qu'on eût désirée.
Cette machine qui ne suppose aucune invention, et qui ne vaut pas certainement nos grues, fait évanouir le prodige : on est tout étonné d'avoir trouvé si merveilleux ce qui l'est si peu. Il faut convenir que les Égyptiens n'auraient été que des enfants en mécanique s'ils n’eussent pas eu d'autres ressources.

Mais en voilà assez sur cet ouvrage estimable, exact sans beaucoup de profondeur, instructif sans beaucoup d'utilité, varié sans intérêt, et dans lequel on trouverait peut-être très peu des choses, je ne dis pas seulement à reprendre, mais même à contredire : mais tant de sagesse n’est pas le cachet du génie."

Extrait de Le journal des sçavans, combiné avec les mémoires de Trévoux, Volumes 32 à 37, chez Marc Michel Rey, 1758