Antoine-Yves Goguet (1716-1758), érudit et jurisconsulte, était conseiller au Parlement de Paris. Son ouvrage De l'origine des lois, des arts et des sciences, et de leurs progrès chez les anciens peuples (Paris, 1758) a été écrit avec la collaboration d'Alexandre Fugère.
En voici un extrait dans lequel l'auteur privilégie la théorie d'Hérodote. On y remarquera également le jugement sans concession à l'encontre du pharaon bâtisseur qui exploitait son peuple, ainsi que la morale de ce fragment d'histoire : le souverain, honni par ses sujets, émettait la volonté d'être enseveli en dehors de "sa" pyramide, pour éviter une vindicte populaire posthume.
"J'ai dit que la grande pyramide était presque en entier bâtie de pierres d'une grandeur énorme. Nos auteurs modernes ont fait beaucoup de raisonnements, et formé bien des conjectures pour expliquer par quels moyens les Égyptiens ont pu élever de pareilles masses à la hauteur à laquelle ils les ont portées. Ces doutes ont été vraisemblablement occasionnés par quelques écrivains de l'antiquité, qui ne parlent de cette opération que d'une manière assez vague et assez incertaine. Diodore dit qu'on était parvenu à bâtir les pyramides par le moyen de terrasses disposées en plan incliné. Il ajoute à ce récit des circonstances qui ne peuvent manquer de le rendre fort suspect à quiconque voudra y réfléchir. Disons en autant de ce qu'on lit sur le même sujet dans Pline. Cet auteur semble avoir copié Diodore, en répandant néanmoins sur ce qu'il a emprunté de l'historien grec cette obscurité qui lui est presque toujours si familière. Il était cependant bien facile, en consultant Hérodote, de se faire une idée très simple et très juste de la manière dont les pyramides ont été construites.
Selon ce grand historien, les pyramides étaient formées par différentes assises de pierres qui diminuaient successivement de largeur, suivant que l'exigeaient les proportions de l'édifice. L'assise inférieure débordait donc toujours celle qu'on élevait immédiatement au-dessus, et chacune des faces de la pyramide formait ainsi une espèce d'escalier. Les relations des voyageurs modernes s'accordent parfaitement avec ce récit. Il est même facile de compter encore à présent le nombre des assises qui forment la grande pyramide. D'après ce fait, on voit qu'il ne fallait que du temps et de la patience pour élever les plus fortes pierres à telle hauteur que ce fût. Une machine fort simple, et selon Hérodote très facile à manier, posée sur la première assise, servait à y élever les pierres destinées à la construction de la seconde. Celle-ci construite, on y établissait une machine toute semblable à celle dont je viens de parler, et ainsi de suite. Car il restait toujours, sur chacune des assises déjà construites, une ou plusieurs machines qui servaient à élever successivement les pierres de degrés en degrés. En réitérant cette manœuvre, autant de fois qu'il était nécessaire pour former la hauteur de la pyramide, on parvenait à conduire facilement les pierres à son dernier sommet. Telle est, au rapport d'Hérodote, la manière dont le corps de ce monstrueux édifice a été construit.
Ce même auteur nous enseigne aussi la façon dont on s'y prit pour en faire le revêtement à l'extérieur ; car il est certain qu'originairement toutes les pyramides avaient été revêtues, soit de carreaux de marbre, soit de briques ou de petites pierres, de sorte qu'elles ne présentaient autrefois à l'œil qu'un talus parfaitement uni, tel qu'on l'aperçoit encore à présent dans la plupart de ces édifices. La grande pyramide, à la vérité, n'offre aujourd'hui que quatre espèces d'escaliers ; mais il est aisé de se convaincre que cette masse énorme avait été originairement revêtue à l'extérieur de marbre que l'injure des temps, ou plutôt l'avidité des Arabes a fait disparaître. Hérodote nous apprend donc ce que le bon sens seul nous eût dicté, c'est-à-dire qu'on commença le revêtement des pyramides par leur sommet.
On avait pratiqué sous plusieurs de ces édifices des souterrains, dans lesquels il n'est pas possible aujourd'hui de pénétrer. Les anciens ne nous en ont point laissé de description détaillée. Un puits, dont Pline fait mention , et que l'on voit encore de nos jours dans l'intérieur de la grande pyramide, servait probablement d'entrée aux souterrains de cet édifice. Hérodote dit qu'on y avait conduit les eaux du Nil par un aqueduc creusé sous terre, et dirigé de façon que la pyramide formait une espèce d'île. Pline donne à entendre la même chose. Ces ouvrages souterrains, supposé qu'il n'y ait point d'exagération dans le récit des auteurs que je viens de citer, étaient au moins aussi considérables que les pyramides elles-mêmes. On sera forcé d'en convenir, si l'on considère que ces édifices sont éloignés du Nil de près de deux lieues, et bâtis sur une colline élevée de plus de cent pieds au-dessus du niveau de ce fleuve.
(...)
Presque tous ceux qui ont eu de nos jours occasion de parler des pyramides n'ont pas manqué d'en terminer la description par quelques traits d'une morale commune et triviale sur les motifs et l'objet de ces monuments singuliers. Je ne m'arrêterai point à réfuter ces vaines déclamations répétées de bouche en bouche, et dictées par l'ignorance et le manque de jugement. Un peu plus de connaissance de la façon de penser des anciens Égyptiens, joint à quelque critique, nous aurait épargné toutes ces répétitions serviles de nos écrivains modernes, concentrés presque toujours dans un même cercle d'idées. Tâchons d'en sortir et de faire sentir les raisons qui ont pu déterminer les souverains de l'Égypte à construire des édifices aussi singuliers, à tous égards, que le sont les pyramides.
Les Égyptiens étaient persuadés que la mort ne séparait point l'âme du corps, et qu'elle y restait attachée aussi longtemps qu'il pouvait demeurer en son entier. C'est d'après cette idée que ces peuples prenaient tant de précautions pour préserver leurs cadavres de la pourriture, et les garantir de tous les accidents qui auraient pu en occasionner la destruction. De là ces soins qu'on se donnait, et ces dépenses qu'on faisait pour embaumer les morts, et les déposer dans des lieux où ils fussent à couvert de toute insulte. C'était le principal objet de l'attention des Égyptiens. Aussi ne regardaient-ils les palais et les maisons que comme des hôtelleries dans lesquelles on ne fait que passer, et les appelaient ainsi, donnant par opposition le nom de demeures éternelles aux tombeaux.
La situation de l'Égypte exposée tous les ans aux inondations du Nil avait obligé les Égyptiens à prendre toutes sortes de précautions pour empêcher la prompte destruction de leurs sépulcres. C'est par cette raison qu'ils les plaçaient dans des bancs de rochers assez élevés pour être à l'abri des débordements du fleuve. Ils y creusaient des espèces de caves, dans lesquelles les momies étaient déposées. On employait ensuite toutes sortes de moyens pour en dérober la connaissance. L'entrée de ces tombeaux, faite en forme de puits carré, était si artistement recouverte qu'on ne peut aujourd'hui les reconnaître qu'avec beaucoup de recherches et d'attention.
D'après ces faits qui sont certains, la construction des pyramides devient très simple et très naturelle. L'intention des souverains qui les firent bâtir avait été d'employer tous les moyens que l'art humain peut fournir pour mettre leurs cadavres à l'abri de tous les événements, et leur assurer en quelque sorte une durée éternelle. Dans cette vue, ils imaginèrent de les placer dans des édifices dont rien ne pût altérer la solidité. Les architectes égyptiens choisirent pour cet effet la forme pyramidale, plus propre qu'aucune autre, par sa structure, à braver l'injure des temps. Par une suite du même principe, les fondements de tous ces édifices ont été assis sur le roc. Peu satisfaits de toutes ces précautions, les rois d'Égypte épuisèrent encore toutes les ressources du génie et de l'industrie pour dérober et masquer l'endroit où leur corps devait être déposé. C'est un projet que la construction intérieure de la grande pyramide rend absolument sensible.
Joignons à ces motifs des raisons d'une politique barbare et inhumaine, qui peuvent avoir encore contribué à la construction de ces prodigieux édifices, si communs dans l'ancienne Égypte. On sait quelle était autrefois la fertilité de cette contrée, et le peu de temps et de soins qu'il en coûtait pour cultiver les terres. Cette multitude innombrable d'habitants, dont l'Égypte était alors peuplée, jouissait donc d'une grande abondance et d'un grand loisir. On prétend que sous le règne de plusieurs monarques il y avait eu bien des troubles et des mouvements occasionnés par l'effet de cette vie oisive et aisée. Afin de prévenir toutes les factions et toutes les cabales, quelques souverains jugèrent à propos de donner, même en temps de paix, beaucoup d'occupation à leurs peuples. Dans cette vue, ils imaginèrent de faire construire les pyramides, entreprise qui devait nécessairement occuper, et pendant longtemps, bien des milliers d'hommes. Cette raison politique n'a point échappé à Aristote. Elle a même été sentie par Pline qui, cependant, l'a négligée pour se livrer, comme il fait volontiers, à de vaines et frivoles déclamations.
Je crois donc apercevoir un double motif dans la construction des pyramides : l'un dicté par la prévoyance de l'avenir, et l'autre par la politique. Mais autant le premier de ces motifs peut sembler excusable, autant le second doit-il paraître odieux et détestable. Aussi lisons-nous dans l'histoire que la mémoire des souverains qui avaient entrepris ces édifices immenses était demeurée en exécration. Ils devinrent, même de leur vivant, l'objet de la haine et de la détestation publique ; et ces monarques furent tellement effrayés des plaintes et des murmures qu'ils virent s'élever contre eux, qu'ils ne purent jouir du fruit de leurs entreprises. Ils n'osèrent se faire inhumer dans les pyramides qu'on avait érigées par leurs ordres ; appréhendant que le peuple irrité n'en tirât leurs cadavres, et ne les privât de la sépulture, ces malheureux souverains furent obligés de recommander à leurs amis de déposer leurs corps dans des endroits inconnus et secrets. Juste punition des corvées exorbitantes dont ils avaient accablé leurs sujets, et des travaux inouïs qu'ils en avaient exigés : leur nom même a péri. L'oubli auquel ils furent condamnés est la cause, sans doute, de l'incertitude dans laquelle nous sommes aujourd'hui, sur le temps et les auteurs de ces fameux monuments."
(Pour la clarté du référencement, j'ai rétabli l'orthographe actuelle de certains mots)
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