samedi 26 septembre 2009

Les pyramides : un art "inutile", selon un philosophe allemand du XVIIIe siècle

Dans son ouvrage Idées sur la philosophie de l'histoire de l'humanité, traduit de l'allemand par Edgard Quinet (Paris, 1827-1828), le philosophe allemand Johann Gottfried von Herder (1744-1803) relativise à l'extrême l'ingéniosité des Égyptiens dans l'art de construire les pyramides, des monuments "inutiles" qui supportent mal la comparaison avec "une montagne érigée par la nature".
 


Les pyramides et les obélisques sont moins propres, selon moi, à exciter l'étonnement. Dans toutes les parties du monde, même à Otahiti, on a érigé des pyramides sur les tombeaux, moins pour servir d'emblème à l'immortalité de l'âme, que pour attester les longs souvenirs que la mort laisse après elle. Les premiers vestiges que l'on en trouve, sont ces grossiers monceaux de pierres que, dès l'antiquité la plus reculée, diverses nations ont élevés pour consacrer la mémoire des événements passés. Naturellement ces pierres amoncelées prirent, pour plus de solidité, la forme pyramidale ; quand enfin l'art s'appliqua à cette coutume devenue universelle, comme rien ne laisse dans la pensée humaine une empreinte plus profonde que le moment où l'on dépose dans le tombeau l'ami que l'on chérissait, le monceau de pierres, qui peut-être dans l'origine n'était là que pour protéger ses restes contre la rapacité des bêtes féroces, se changea peu à peu tantôt en une pyramide, tantôt en une colonne, où il entra plus ou moins d'art et de magnificence. Or, si les Égyptiens ont surpassé les autres peuples dans ces sortes de constructions, une même cause a déterminé le caractère massif de leurs temples et de leurs catacombes : d'abord, ils ne manquaient pas de matériaux pour de tels monuments, puisque l'Égypte en grande partie n'est réellement qu'un immense rocher, ni de bras pour les construire, puisque le Nil, en fécondant le sol, abrégeait le soin de la culture. Ajoutez à cela la sobriété des anciens Égyptiens, surtout la soumission craintive de ces populations que le caprice d'un roi condamnait pour des siècles à ériger ces tombeaux. Quand les noms des individus n'étaient que ceux des tribus, leurs vies se consumaient sans valeur, effacées et perdues dans la foule. Les sueurs de tant d'hommes coulaient alors soit pour assurer au monarque la même immortalité qu'à ces monceaux de pierres, soit pour complaire à ses idées religieuses en retenant dans un cadavre embaumé son âme près de lui échapper ; mais, comme tous les arts inutiles, ces monuments finirent par ne plus exciter que des rivalités entre les rois qui cherchaient à s'imiter ou à se surpasser l'un l'autre. Dans cette lutte, les générations s'épuisaient en silence, sans que leur patience manquât jamais. Ainsi, selon toute vraisemblance, ont été élevés les pyramides et les obélisques de l'Égypte ; ce qu'il y a de certain, c'est qu'ils remontent aux temps les plus reculés ; car plus tard les nations, employées à des travaux plus utiles, ne pensèrent pas à en construire de nouveaux. Loin d'attester le bonheur et le génie éclairé de cette terre antique, les pyramides sont donc une preuve incontestable de la superstition et de l'ignorance des peuples qui les ont construites et des rois qui les leur ont commandées. Vainement cherche-t-on dans leurs obscures enceintes et sur les débris des obélisques ou des mystères imposants ou des trésors de sagesse. Si l'on parvenait à déchiffrer les hiéroglyphes dont ces derniers sont revêtus, que faire d'une chronique d'événements oubliés, ou peut-être d'une apothéose symbolique des fondateurs ? Et pour finir, que sont ces masses à côté d'une montagne érigée par la nature ?
D'ailleurs, le système hiéroglyphique des Égyptiens, au lieu d'être la marque d'une profonde sagesse, atteste plutôt l'ignorance de ce peuple. C'est le premier essai de la pensée humaine qui cherche, en s'éveillant, des signes pour exprimer ses idées : les sauvages les plus grossiers de l'Amérique ont des hiéroglyphes qui répondent à toutes les circonstances ; par exemple, fut-il impossible aux Mexicains de signaler par des symboles l'événement le plus inouï jusque-là, l'arrivée des Espagnols ? Mais quelle pauvreté d'idées, quelle stérilité d'imagination dans un peuple qui, pendant des siècles, a pu conserver des signes si imparfaits, sans cesser de les graver à grand'peine sur des murailles et des rochers ; quelle ignorance dans la nation, quelle inertie dans cette foule de mystérieux lettrés que des milliers d'années n'ont point lassés de ces figures d'oiseaux, ni des traits bizarres qui les entourent ; car le second Hermès, l'inventeur des lettres, ne parut que longtemps après ; bien plus, il n'était pas Égyptien.

Illustration extraite de Wikimedia commons

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