dimanche 6 septembre 2009

Aubin Louis Millin (XIXe s.) : "Il ne fallait pas plus de connaissances pour la construction d'une pyramide que pour celle d'un bon mur"

 Ascension de la grande pyramide par un touriste, par Félix Bonfils, 1875. Source : Wikimedia Commons
Dans le Dictionnaire des Beaux-Arts, tome III, 1806, Aubin Louis Millin, membre de l'Institut, Conservateur des Médailles, des Antiques et des Pierres gravées de la Bibliothèque impériale, Professeur d'antiquités, etc., écrit : 
Les anciens auteurs ont débité beaucoup de choses fabuleuses sur les pyramides, sur les souterrains, les canaux qui les entouraient sous terre, sur leur disposition mystérieuse, et enfin sur toute leur construction. Ce qu'Hérodote raconte de la construction de la pyramide de Chéops contient beaucoup de choses singulières. Il dit « qu'on construit d'abord une chaussée ou digue en pente, par où on traînait les pierres sur la colline où la pyramide devait être bâtie. Cette chaussée avait de chaque côté un mur construit en pierres lisses et ornées d'hiéroglyphes ; elle avait cinq stades de long sur quarante coudées (dix orgyies) de large , et trente-deux coudées (huit orgyies) de haut dans sa plus grande hauteur. On passa dix années à construire cette chaussée, et elle coûta presque autant de peine que la pyramide même ». Cependant il paraît que cette chaussée devait être absolument inutile pour la construction d'une pyramide, parce qu'on pouvait aussi bien traîner les pierres sur la pente de la colline où la pyramide devait être placée. Mais quand même on aurait été obligé de faire une pareille chaussée, et si on l'avait construite au lieu d'un échafaudage en bois, que le défaut de bois ne permettait point aux Égyptiens de construire, on ne conçoit point pourquoi on n'aurait pas plutôt élevé une chaussée en terre, qui n'aurait demandé ni autant de temps ni autant de travail. Peut-être que cette chaussée avait une destination tout-à-fait différente, et que les prêtres n'assuraient à Hérodote et aux autres étrangers qu'on s'en était servi pour la construction des pyramides, que pour en augmenter encore le merveilleux. Après que la chaussée fut achevée (continue Hérodote ), on rendit égale la colline où la pyramide devait être construite ; on bâtit les souterrains et les canaux, et on y employa encore dix années. Mais ni Hérodote ni aucun des voyageurs modernes n'ont vu ces souterrains, et ce que les prêtres égyptiens en ont raconté ne parait être qu'une fable. Ce ne fut qu'après tous ces préparatifs qu'on commença à construire la pyramide. Il fallut pour cela vingt ans.
Selon Hérodote, les pierres qui ont servi à la construction des pyramides ont été tirées des carrières des montagnes orientales, aux frontières de l'Arabie. Cela est absolument contraire aux observations des voyageurs modernes, qui ont trouvé que les pyramides sont faites de la même pierre calcaire qu'on retire de la place où elles sont construites. Les récits des autres auteurs anciens, qui ont emprunté d'Hérodote la plus grande partie de ce qu'ils ont dit, ne sont pas moins exagérés. Beaucoup d'auteurs modernes ont encore enchéri sur les récits fabuleux des anciens, et ont regardé la construction des pyramides comme une entreprise si grande et si difficile qu'ils ne sauraient concevoir comment ces anciens peuples, qui n'avaient pas encore de connaissances profondes dans la mécanique, ont pu construire de pareil édifices, et soulever des pierres d'une grosseur aussi énorme que celles qu'on y a employées.
Quant à la destination qu'avaient les pyramides, les opinions sont très partagées à cet égard. Tantôt on les a prises pour des tombeaux ; cette opinion est celle de presque tous les auteurs anciens, tels qu'Hérodote, Diodore, Strabon, etc. ; tantôt pour des observatoires astronomiques, et cette opinion se trouve dans le Commentaire de Proclus sur le Timaeus de Platon ; tantôt pour des gnomons, tantôt pour des magasins de blé, tantôt pour des lieux où les prêtres égyptiens étudiaient ; tantôt pour des trésoreries, et enfin pour des endroits où se célébraient des cérémonies mystérieuses. D'autres ont supposé à ces édifices un but symbolique et mystique, et ils y ont trouvé l'image de la grande unité éternelle, de l'univers, ou une représentation symbolique de l'immortalité, ou un symbole du séjour des ombres et de l'état de l'homme après la mort. Enfin,dans les dernières années M. Witte, professeur à Rostock, qui est tout étonné que jusqu'à présent on ait cru que les pyramides fussent un ouvrage de l'art humain, s'est efforcé de prouver, dans un Mémoire inséré dans le Magasin Encyclopédique (...) qu'ils sont un ouvrage de la nature, et qu'ils doivent leur origine aux volcans. Cette idée singulière a été réfutée victorieusement, quoiqu'en peu de mots, par Niebuhr, dans une dissertation insérée dans le nouveau Muséum allemand de 1790 (...). À cause de leur antiquité, de leur forme et de leur distribution intérieure, les pyramides sont des édifices remarquables, qui ont dû coûter beaucoup de peine et de travail. Cependant il ne fallait pas plus de connaissances pour la construction d'une pyramide que pour celle d'un bon mur ; les temples spacieux que les Égyptiens avaient déjà construits étaient des ouvrages plus difficiles, et l'érection des obélisques et des grandes colonnes, l'élévation des pierres énormes dont on couvrait les édifices, ou de celles qu'on posait sur une rangée de colonnes, demandaient plus de connaissances dans les arts que la construction d'une pyramide qui ne devait pas présenter de très grandes difficultés. La manière de bâtir les pyramides a sans doute été fort simple. D'abord il fallait égaliser le terrain, remplir les cavités en ôtant les collines, jusqu'à ce qu'on pût enfin poser une rangée de pierres horizontales. On trouvait ces pierres dans le voisinage, car toute la contrée consiste en pierres calcaires. Peut-être qu'on employa quelquefois un rocher pour noyau d'une pyramide, comme le grand sphinx est taillé dans le roc ; mais il n'est pas vraisemblable qu'on ait fait par ce moyen des pyramides entières, comme le pense Bruce. Dès qu'on avait égalisé le terrain sur lequel on voulait bâtir une pyramide, on construisait d'abord les différentes chambres et galeries pour y pénétrer, ensuite on remplissait la place qui les entourait de pierres liées ensemble quelquefois par un mortier, comme on le voit par une des pyramides qui sont près de Saqqarah ; après cela on y ajoutait le revêtement de la pyramide. Quant aux grandes pierres de taille qui ne sont pas toutes d'une grandeur égale, on les plaçait les unes au-dessus des autres, par degré, ce qui se pratiquait sans doute ainsi pour que la construction pût se faire plus aisément, et qu'on pût élever les pierres de degré en degré, soit par le moyen d'un levier, soit par celui de coins. Enfin, on revêtit les côtés extérieurs de la pyramide pour leur donner une surface unie, et ce revêtement se faisait de haut en bas. Au moyen des degrés on montait facilement jusqu'au sommet des pyramides, et on commençait à remplir d'abord les angles qu'on avait laissés pour les degrés, et on y appliquait ensuite le revêtement extérieur. De là on passait insensiblement jusqu'au pied de la pyramide, ce qui devient fort vraisemblable par les degrés qu'on voit encore sur quelques pyramides, où sans doute, par la longueur du temps, le revêtement extérieur est tombé. Mais il est aussi possible qu'on ait égalisé les côtés de la pyramide en taillant et ôtant du haut en bas les angles saillants qui formaient les degrés. Le dernier travail dans la construction des pyramides était, selon Niebuhr dans le mémoire qu'on vient de citer, de faire autour de la pyramide un chemin uni. On voit ce chemin, que Pococke appelle un fossé, de la manière la plus distincte à la seconde pyramide près de Guizeh. Dans l'intérieur des pyramides se trouvent différentes chambres et galeries. Dans la plus grande pyramide prés de Guizeh, qui a été visitée surtout par les voyageurs, on a découvert jusqu'à présent cinq galeries qui conduisent dans la même direction vers le sud, tantôt en montant, tantôt en descendant, et trois chambres différentes, dont la plus grande est dans le milieu de la pyramide ; mais il se peut qu'il y ait encore d'autres chambres et d'autres galeries qu'on n'a pas encore trouvées. (...) Vraisemblablement les autres grandes pyramides ont à peu près une pareille distribution. Dans une pyramide près de Saqqarah, on trouve deux chambres l'une à côté de l'autre.
Comme on ne doit rien chercher d'extraordinaire dans la construction des pyramides, de même on ne doit pas penser qu'elles aient été destinées à un but mystérieux. C'étaient sans doute des tombeaux ou des monuments à la mémoire des rois ou des personnes les plus considérées du royaume. Cette opinion est, du reste, celle de la plupart des anciens auteurs grecs, et elle acquiert encore plus de vraisemblance par le sarcophage qu'on a trouvé dans la grande chambre de la pyramide près de Guizeh, qu'on a ouverte, et par la coutume de tous les peuples anciens de placer sur les tombeaux des tas de pierres. Du reste, la circonstance qu'on n'a point trouvé de cadavre dans le sarcophage ne prouve pas que ce n'étaient point des monuments funèbres ; peut-être on n'a aperçu les difficultés qu'après, et on cessa d'y déposer en effet les corps. Les prêtres égyptiens en auraient sûrement parlé à Hérodote, si on avait eu un but symbolique dans la construction des pyramides, et ils lui auraient raconté des choses aussi mystérieuses et merveilleuses que celles relatives à leur construction.


(Dans la reproduction de ce texte et pour la facilité du référencement, j'ai rétabli, quand le cas se présentait, l'orthographe actuelle)

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