Illustration John et Morton Edgar (source : Wikipédia)
Dans la série 3 de son ouvrage Scènes de mœurs et récits de voyage dans les cinq parties du monde (Paris, 1870), Ernest Lehr (1835-1919)(*) raconte sa visite aux pyramides de Guizeh.
J'ai choisi ces quelques extraits, mélange à la fois de précisions techniques sur la structure externe de la Grande Pyramide et de récit quelque peu insolite (la descente dans le puits de la pyramide, conclue par de brefs échanges dont on remarquera au passage la teneur "philosophique").
Deux de ces enfants du désert [des guides] parlaient l'anglais assez couramment et ne tardèrent pas à m'honorer de leurs confidences. L'un me raconta que les pyramides avaient été construites bien avant la venue d'Adam sur la terre, par le roi des géants, Gan ibn Gan ; c'est une tradition populaire dont on ne peut pas trop s'étonner quand on mesure ces énormes monuments du passé à la misère et à la paresse de la population actuelle de l'Égypte.
(...)
Mais nous voici aux pyramides.
Elles font, il faut le reconnaître, une impression extraordinaire et à laquelle personne n'échappe. Tant qu'on est à une certaine distance, on éprouve généralement quelque déception ; on s'attendait à un spectacle plus imposant, plus colossal : l'œil ne fait pas suffisamment la part de l'éloignement. Mais à mesure qu'on s'en rapproche, elles grandissent de plus en plus, et l'on finit par se sentir écrasé par ce voisinage majestueux. C'est à peu près la sensation qu'on éprouve devant quelques-uns de nos grands monuments européens, avec cette différence pourtant que ceux dont la hauteur s'écarte le moins de celle des pyramides sont beaucoup plus sveltes et ne frappent pas l'esprit et les sens au même degré que ces gigantesques masses de pierres entassées de main d'homme et dont la base dépasse très notablement la hauteur.
La plus grande des pyramides, celle qui sert de sépulture au roi Choufou, est encore, à quelques pieds près, la construction la plus élevée du globe. Il ne faut pas oublier, d'ailleurs, que les sables mouvants du désert en ont déjà considérablement enterré la base et que, de plus, cinq ou six de ses assises supérieures ont été enlevées.
(...)
La pyramide de Choufou a été construite sur une terrasse de 50 mètres d'élévation et s'y dresse à 139 mètres de hauteur verticale. Sa base a 232 mètres de côté ; de sorte que la pyramide couvre une superficie de 54,000 mètres carrés et cube 2 millions et demi de mètres. Mais il ne faut pas oublier qu'aujourd'hui la terrasse est complètement ensablée et que la pyramide seule s'élève encore au-dessus du niveau du désert. L'énorme quantité de pierres qu'on a ainsi entassées pour former ce gigantesque tombeau royal ont été amenées, à grand renfort de bras, de carrières situées à une assez grande distance sur la rive droite du Nil. Des centaines de mille ouvriers y ont travaillé à la fois, et ce pendant trente ans ; il a fallu dix ans pour amener les pierres par une pente douce sur la terrasse, et vingt pour ériger la pyramide elle-même. Dans tout autre pays que l'Égypte une entreprise semblable aurait coûté des sommes fabuleuses ; là, il est assez probable que les ouvriers, requis à titre de corvée, ne recevaient d'autre salaire que la nourriture, qui dans la vallée du Nil est à vil prix. On ne peut pas s'expliquer autrement les immenses travaux exécutés dans les diverses parties du pays et dont la pyramide de Choufou est loin d'être un exemple unique.
La pyramide a un socle d'environ 2 mètres de haut, taillé dans la roche vive de la terrasse et dans lequel elle vient s'encaisser à une profondeur de 25 centimètres. Puis elle se compose de 208 assises de pierres épaisses de 70 centimètres en moyenne, et superposées avec un soin extrême, mais en retraite, de manière à former de la base au sommet de l'édifice et sur ses quatre faces une sorte d'escalier de géants. Toutes les marches de cet escalier subsistent encore, à l'exception des six supérieures. La plate-forme qui existe aujourd'hui au sommet, à la place de la pointe qui vraisemblablement terminait autrefois la pyramide, mesure 10 mètres de côté ; c'est ce qui a fait penser que six assises au moins devaient avoir disparu. Selon quelques savants toutefois, le nombre primitif n'en aurait été que de 205, et l'on n'aurait à regretter que pour 3 les mutilations opérées par les Arabes.
Si l'on examine la construction en détail, on demeure stupéfait de la perfection avec laquelle elle avait été exécutée. Les grands blocs de grès qui forment les marches sont taillés avec une remarquable précision et à angles droits. Leur surface inférieure présente une arête qui a de 5 à 6 centimètres de saillie et qui s'engage dans une rainure de même forme et de même dimension ménagée sur la surface supérieure de la pierre placée au-dessous, si bien que toutes les pierres tiennent les unes aux autres et qu'il est impossible d'en détacher aucune. Les Égyptiens, pour donner aux côtés de leurs pyramides une surface polie, avaient eu soin de remplir les intervalles triangulaires des marches par des prismes en granit ou en marbre. Mais il ne reste plus aujourd'hui que de rares vestiges de ce revêtement. Les Arabes ont enlevé presque partout les pierres de la surface pour les faire entrer dans la construction de leurs habitations, et si le quadruple escalier qui formait la carcasse de la pyramide subsiste encore avec ses vives arêtes, c'est que les gros blocs dont il se compose et leur ingénieux agencement ont défié les instruments que les vandales du pays pouvaient employer à les déplacer. Les quelques échantillons du revêtement de granit qui ont échappé aux ravages du temps et à la main des indigènes font vivement regretter le reste et permettent dans tous les cas de se rendre un compte exact de la manière dont il était disposé. Il se composait de prismes triangulaires rectangles ou, pour parler plus exactement, de prismes quadrangulaires irréguliers, mais ayant deux angles droits et deux surfaces parallèles d'inégale dimension ; en effet, le côté du dessous de chaque prisme, celui qui posait à plat sur la marche, en dépassait très notablement l'arête extérieure, de sorte que le côté vertical du prisme placé au degré inférieur ne pouvait pas prendre tout son développement ; il était arrêté en route par la saillie et, au lieu d'aboutir à un angle aigu, il se terminait par une surface plane sur laquelle venait s'appuyer cette saillie. Il résulte de cette disposition que les arêtes des marches n'étaient visibles nulle part et qu'en réalité la pyramide avait un épais manteau de granit ou de marbre qui la recouvrait entièrement de la base jusqu'au faîte.
Je tenais avant tout à visiter l'intérieur de la pyramide.
(...)
Revenu au palier, je manifestai le désir de descendre dans la galerie verticale connue sous le nom de Puits. Mes bédouins essayèrent bien de m'en dissuader en assurant que ce puits était sans fond et que d'ailleurs jamais aucun touriste n'avait eu l'idée d'y descendre. Mais j'avais fait emporter tout exprès du Caire une longue corde et je ne voulus pas abandonner mon projet. Je me nouai un bout de la corde autour des reins, je donnai l'autre à tenir à mes guides, en leur indiquant exactement ce qu'ils auraient à faire, et je me mis en route.
Le puits a environ 70 centimètres de côté. On a fait dans deux des côtés opposés des entailles dans lesquelles on se retient avec les pieds et les mains ; de sorte qu'à vrai dire la descente n'est pas excessivement pénible. Je ne m'étais muni d'une corde que pour le cas où j'aurais manqué une marche et perdu l'équilibre. A 15 ou 20 mètres de profondeur, je trouvai une place plus large, une sorte de chambre où je pris quelques instants de repos, puis je me remis à descendre. A une vingtaine de mètres plus bas - j'étais alors déjà non plus dans la pyramide même, mais dans la terrasse de rocher qui lui sert de support - je me sentis soudain si fatigué qu'il me fut impossible de continuer. J'essayai de me reposer une minute dans une position des plus incommodes, puis de continuer ; mais ce fut en vain. « Tirez », criai-je à mes bédouins, et aussitôt ils se mirent à me hisser tout doucement, tandis que je m'aidais des pieds et des mains.
« Avez-vous été jusqu'au fond ? me dit le plus vieux, quand je revins sur le palier.
- Non.
- Je le crois bien, reprit-il en souriant, car il n'y en a point. »
Nous jetâmes dans le trou du papier allumé, puis une de nos torches ; mais le tout s'éteignit promptement par suite de la rapidité même de la chute, et nous dûmes renoncer à voir le fond. Pourtant je savais à n'en pas douter qu'il y a tout au bas du puits une chambre. Mes bédouins avaient assisté à mes diverses tentatives avec une sorte de respect. Quand nous nous remîmes en route pour regagner la sortie, mon précédent interlocuteur se rapprocha de moi et me dit avec bonhomie :
«Vous pouvez m'en croire, Monsieur, le puits n'a pas de fond.
- Mais il faut bien qu'il finisse une fois.
- Non, il descend toujours plus bas, toujours plus bas.
- Cela est bel et bon, mais toute chose doit avoir un terme.
- Toute chose.... doit...?» reprit le vieux en secouant la tête, et il s'accroupit pour entrer dans la galerie.
(...)
Mon vieux bédouin était décidément un impitoyable logicien, et j'aurais eu peut-être quelque peine à lui faire comprendre que la terre a des bornes assez restreintes, comparée à l'immensité des cieux.
Source : Bibliothèque nationale de France (Gallica)
(*) je n'ai pas encore réussi à identifier avec certitude cet auteur.
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