jeudi 15 octobre 2009

"Tout est mystérieux dans la construction et la distribution" de la Grande Pyramide (E. Jomard)




Dans ses "Remarques et recherches sur les pyramides d'Égypte", publiées dans la "Description de l'Égypte ou Recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Égypte pendant l'expédition de l'armée française", volume 9, publiée par C.L.F. Panckoucke, 1828, François-Edme Jomard propose sa relecture des textes d'Hérodote et de Diodore de Sicile. Voici quelques extraits suivants
de ce texte qui est une véritable "leçon de choses" sur les pyramides. On y remarquera ces précisions :
- la Grande Pyramide fut-elle un tombeau ? Pas certain ! En tout cas, ce n'était pas sa seule destination ;
- les Égyptiens connaissaient l'usage de la "poulie" ;
- l'"absorption de l'ombre" dans la pyramide de Khéops : reste d'une "tradition locale".

"On a beaucoup disserté sur le procédé employé dans la construction [de la Grande Pyramide], mais on pouvait s'en tenir à la description de l'historien [Hérodote]. Le travail du revêtement seul semble offrir un sujet de doute, savoir s'il y avait par chaque gradin une de ces machines en bois qu'il dit avoir servi à élever les pierres, ou si la même servait successivement : difficulté qui n'est d'aucune importance. Il suffit de savoir que ces machines se déplaçaient aisément. On ne peut guère douter que le revêtement, c'est-à-dire le ravalement des pierres, fût commencé par le sommet ; je pourrais m'étendre sur ce sujet, mais il a été traité par M. Coutelle, et je renvoie à son mémoire. Ce serait aussi le lieu de rechercher en quoi consistait la machine à élever les matériaux, voilà un champ ouvert aux conjectures ; que ce fût une grue ou quelque autre chose de semblable, il est très probable qu'elle était garnie de poulies. Du moins, les poulies qu'on a trouvées dans les tombeaux permettent de le supposer : mais je n'irai pas plus loin, et je n'imiterai pas ceux qui ont donné le dessin de la machine en coupe et en élévation. (...)

Il me semble qu'on a allégué à tort le passage d'Hérodote, comme une preuve que la pyramide avait été construite pour servir de tombeau. Ce fait ne se voit dans aucun des treize chapitres consacrés à ces monuments. C'est même avant de parler de la pyramide de Chéops qu'il rapporte que ce roi destina à sa sépulture des chambres souterraines ménagées dans la colline ; cette sépulture était dans une île formée par un canal tiré du fleuve, avec des conduits en maçonnerie. Ainsi, la colline renfermant le tombeau est bien celle des pyramides ; voilà tout ce qu'il y a de commun entre elles et lui : mais le souterrain du tombeau, mais l'île et le canal qui l'entourait pouvaient être partout ailleurs que sous la pyramide même. Si donc le texte d'Hérodote a été bien compris, je suis surpris qu'on ait tiré de notre auteur la conclusion dont il s'agit ; c'est sans doute parce qu'on a voulu rapprocher le fait du puits de la pyramide de celui des chambres souterraines d'Hérodote, deux circonstances qui n'ont pas une connexion nécessaire (...).

La pyramide de Chéphren, dit Hérodote, n'avait pas, comme celle de son frère Chéops, de chambres souterraines ni de canal tiré du Nil se déchargeant dans l'intérieur ; doit-on inférer de ces expressions que sous la première pyramide était un tombeau souterrain, et que les eaux du fleuve arrivaient jusque là ? Je ne le pense pas ; du moins une sorte d'obscurité qui règne dans le passage ne permet guère d'en tirer cette conséquence. Il est possible même d'admettre que les eaux du canal occidental ont été amenées sous la colline jusqu'à une certaine distance, sans qu'on soit obligé d'en conclure qu'elles avaient été conduites sous le centre de la pyramide.

(...) Ainsi qu'Hérodote, il [Diodore de Sicile] assure que les pierres ont été apportées de l'Arabie, mais il explique d'une manière beaucoup plus vague le procédé de la construction ; car on ne peut se faire une idée bien nette des terrasses qui, dit-il, ont servi à élever la pyramide, et l'on ne peut guère admettre que les Égyptiens aient ignoré l'art d'échafauder.

(...) Je conviens que la perfection du travail et de la construction peuvent s'expliquer par le degré auquel était parvenue alors l'architecture, et que toute espèce de monument public devait être exécuté avec la plus grande attention ; mais ici il y a surabondance de soins, de précautions minutieuses pour la solidité, pour le fini de l'appareil ; !'architecte a été guidé par l'astronome, et l'appareilleur par le géomètre. D'autres, avant moi, ont douté que la pyramide ait été faite pour servir de tombeau, mais on a eu tort de nier qu'aucune partie de l'édifice ou du voisinage ait reçu cette destination : c'est une distinction qu'il me paraît important d'établir.

(...) il reste toujours à expliquer, dans cette unique destination [un tombeau] attribuée à la Grande Pyramide, non pas seulement pourquoi une si prodigieuse accumulation de pierres, mais pourquoi toutes ces galeries, tout ce luxe de construction des chambres et des canaux, enfin ce puits dont on ignore l'issue ou l'extrémité inférieure ? La petite chambre centrale présente-t-elle rien qui rappelle les salles successives et les galeries des hypogées de Thèbes et toute cette distribution pompeuse des tombeaux des rois ? Cette cuve ou prisme creux en granit, avec son extrême simplicité et son étroite dimension, a-t-il quelque rapport avec eux, peut-il se comparer aux sarcophages de ces tombes royales, et a-t-il jamais eu leur destination ? Celte cuve était-elle un tombeau, ou un simulacre, ou bien était-ce une sorte de vase particulier, ayant un tout autre objet que de recevoir la momie du prince ? Admettre la supposition qu'il y ait été réellement renfermé, ne serait-ce pas abandonner le témoignage d'Hérodote, lequel dit en termes formels et positifs que le lieu de la sépulture du roi était une île formée par un canal, et pratiquée dans les souterrains creusés dans la colline des pyramides ? Et Diodore ne dit-il pas qu'aucun des deux rois qui firent faire les grandes pyramides n'y fut enseveli, et que leurs corps furent déposés dans des lieux secrets ? Il n'est donc nullement prouvé que la prétendue chambre du Roi ait jamais renfermé le corps du prince, quel qu'il soit, à qui est due la grande pyramide. Après cela, il paraît inutile d'examiner si la figure d'une pyramide avait été choisie par les Égyptiens pour servir de tombeau (ainsi que le pensait Greaves), comme étant la forme de structure la plus inébranlable.


Tout est mystérieux, je le répète, dans la construction et la distribution du monument : les canaux obliques, horizontaux, coudés, de dimensions différentes, le puits si étroit, les vingt-cinq mortaises pratiquées sur les banquettes de la galerie haute, cette grande galerie élevée suivie d'un couloir extrêmement bas, ces trois travées singulières qui précèdent la chambre centrale et leur forme, leurs détails, sans analogie avec rien de ce qu'on connaît, l'énorme bloc de granit suspendu au milieu de l'une d'elles : tout, jusqu'à ces cavités profondes et étroites qui ont leur issue dans les parois de la salle centrale, enfin la chambre inférieure à celle du Roi.

Il n'y a rien d'invraisemblable sans doute à penser que, dans un tel édifice, on célébrait des mystères, ou peut-être qu'on pratiquait des initiations dans les salles inférieures, et en général des cérémonies du culte, des rites religieux ; (...) la distribution intérieure du monument semble même se prêter à cet objet, et mieux surtout qu'à celui d'un simple tombeau ; nous ne pouvons cependant apporter aucune preuve formelle en faveur de cette destination, idée probable sans doute, mais que rien n'établit d'une manière solide. Ce serait d'ailleurs mal l'appuyer que de dire avec Greaves que les pyramides ont pu être consacrées aux dieux, parce qu'elles n'étaient autre chose que de grands obélisques, espèce de monument qui était dédié au soleil ; ou bien parce qu'on donna d'abord aux statues des dieux, avant l'art de la sculpture, la forme de colonnes pyramidales ; car on ne peut guère argumenter du passage de Pausanias, qui rapporte que Jupiter Melichius était représenté par une pyramide. Nous n'admettrons pas davantage que les pyramides fussent des autels élevés en l'honneur des dieux : le culte des Sabéens ou culte des astres, aboli par Mahomet, ne nous paraît pas pouvoir être allégué ici en preuve de la destination religieuse de ces édifices.

(...) L'erreur même où sont tombés quelques auteurs sur le phénomène de l'absorption de l'ombre dans la pyramide [de Khéops] est la preuve, et même le reste d'une tradition locale. Il était connu que pendant une partie de l'année, à midi, cette masse ne projetait aucune ombre ; or ce n'est que sous le tropique et au midi du tropique que les corps ne jettent point d'ombre à midi. Si les proportions des lignes de la pyramide sont capables de produire un tel effet, n'est-ce pas à dessein qu'on lui a donné les dimensions qu'elle a, et que ces mesures ont été ainsi combinées et calculées ? Sans doute, ce n'est pas là un moyen exact pour l'observation du solstice ou de l'équinoxe, et il n'est nullement probable qu'on ait voulu en déterminer l'instant précis par l'époque de l'absorption, attendu l'incertitude de la pénombre, et d'autres motifs encore ; mais c'était une approximation, et aussi un spectacle pour le peuple ; c'était une sorte de calendrier partiel à son usage ; il savait qu'en comptant tant de jours, à partir de celui où le phénomène commençait à se manifester, l'équinoxe du printemps avait lieu, et le solstice d'été, trois mois après.


En adoptant une autre inclinaison des faces, les auteurs de la pyramide auraient pu obtenir un résultat plus utile, plus précis pour l'observation des équinoxes, mais ils avaient aussi d'autres conditions à remplir. Entre les deux lignes principales de la pyramide, l'apothème et le côté de la base, ils voulaient établir un certain rapport, celui du nombre quatre au nombre cinq ; et ce rapport y existe en effet avec précision (...); or la différence absolue de ces deux lignes donnait le côté même de l'aroure, l'unité de la mesure agraire, la mesure nationale par excellence, et qui servait à partager les héritages. Il est bien difficile de croire que ce rapport géométrique n'ait pas été choisi avec intention. La surface de la base faisait précisément vingt-cinq aroures ; chaque face en avait juste dix.

(...) Ainsi, 1°. le côté de la base était dirigé selon l'axe de la terre, de manière à pouvoir constater sa variation (s'il devait en subir un jour) ; 2°. la hauteur, aujourd'hui bien connue par des mesures exactes, nous a conservé une grande unité métrique ; 3°. par suite de l'inclinaison résultant de cette hauteur, le phénomène de l'absorption de l'ombre, à midi, avait lieu à une certaine époque de l'année, à un intervalle connu du jour de l'équinoxe.

(...) S'il est presque impossible d'assigner cette fin ["pour laquelle la Grande Pyramide fut érigée"] d'une manière certaine, il ne le serait guère moins de prouver que la destination de l'édifice était uniquement de servir de tombeau. C'est au lecteur à juger de la valeur des arguments et des considérations qui sont sous ses yeux, et de les comparer avec les faits et les observations. Il tirera d'abord lui-même de tous ces faits deux conclusions : la première, que ce grand monument ne fut pas destiné à un usage unique ; la seconde, que les dimensions de la pyramide sont des parties aliquotes de la grandeur du degré terrestre en Égypte. De ces deux résultats, qui semblent incontestables, le lecteur déduira peut-être ensuite cette conséquence que la pyramide paraît avoir reçu les dimensions qu'elle porte, non pas fortuitement, mais par suite du dessein de constater la valeur du degré, et la longueur des mesures usuelles en Égypte.


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