Dans sa Correspondance d'Orient, 1830-1831, Bruxelles, 1841, Joseph-François Michaud (1767-1839), de l'Académie française, en collaboration avec Jean-Joseph-François Poujoulat (1898-1880), récapitule sommairement les théories, connues de son temps, émises sur la finalité de la construction des pyramides. L'une de ces théories n'a pas particulièrement l'heur de plaire à l'auteur : celle de Volney !
"Il ne m'appartient pas d'avoir ici une opinion, mais si je m'en rapporte à toutes les descriptions qui ont été faites, il me semble que la salle principale de la pyramide de Chéops ne peut plus être regardée aujourd'hui comme le tombeau ou la chambre sépulcrale d'un Pharaon ; quelle différence entre cette prétendue chambre du roi et la salle dorée des tombes royales de Thèbes ! Dans les hypogées des dynasties thébaines, le granit poli retrace partout les souvenirs de l'histoire et de la religion égyptienne ; dans toutes les galeries, sur tous les plafonds, vous voyez représentés, tantôt Osiris jugeant les générations humaines, tantôt le dieu soleil, image de la vie et de la mort, parcourant tour-à-tour les régions célestes et les sombres rivages de l'Amenti ; toutes ces images et mille autres ne se trouvent point ni dans la salle de la grande pyramide, ni dans les chemins qui y conduisent ; dans aucune des parties de ce monument où les savants ont pu pénétrer, on n'a rencontré ni bas-reliefs, ni peintures, ni inscriptions ; peut-on croire que les rois de Memphis eussent tout à coup renoncé à l'usage de décorer leurs dernières demeures, et de s'entourer dans la tombe des symboles de leur croyance religieuse ! Pouvons-nous penser qu'un Pharaon ait choisi pour son sépulcre une chambre étroite et nue comme celle dont il est question, et qu'on ait jamais fait passer les funérailles d'un puissant monarque par les conduits où se traînent aujourd'hui les voyageurs! Qu'il me soit donc permis, jusqu'à d'autres découvertes, de m'en tenir au témoignage d'Hérodote, qui nous dit deux fois dans son histoire que le tombeau de Chéops était creusé dans le roc et se trouvait entouré des eaux d'un canal, c'est-à-dire qu'on l'avait placé sous la pyramide, et non dans l'intérieur de la pyramide.
(...) La première pyramide de Giseh a été ouverte il y a plus de mille ans ; elle l'a été par des Arabes qui croyaient qu'elle renfermait des trésors ; ceux qui cherchent de l'or sont toujours un peu plus pressés que ceux qui ne cherchent que des lumières ; les travaux qu'il a fallu faire pour pénétrer dans l'intérieur du monument sont presque aussi incroyables que le prodige de sa construction. Il n'est point dans le monde de forteresses qui aient éprouvé tant d'assauts, qui aient été plus vivement attaquées que les pyramides, et l'on s'étonne de deux choses, d'abord qu'elles ne soient pas détruites, ensuite que leur intérieur soit resté ignoré. Vous voulez savoir peut-être quel est l'âge de la pyramide de Chéops ; les savants ne sont point d'accord ; on convient toutefois qu'elle remonte aux époques les plus reculées, et qu'au temps où Salomon disait qu'il n'y avait rien de nouveau sous le soleil, elle existait déjà depuis plusieurs siècles.
(...) S'il est vrai, comme on l'a dit, que les pyramides aient été l'ouvrage de la vanité des rois, il faut avouer que cette vanité s'est grandement trompée dans ses espérances ; car la plupart des pyramides ne nous révèlent point les noms de ceux qui les ont élevées ; parmi les fondateurs de ces grandes merveilles, à peine trois ou quatre sont-ils cités par l'histoire ! Non seulement nous ne savons pas le nom des rois qui ont bâti les pyramides, mais l'antiquité se tait sur la génération, sur le siècle qui les a vu construire ; il ne reste là-dessus qu'une vérité, c'est que les pyramides sont l'œuvre du peuple égyptien.
Il serait curieux de connaître l'opinion que le monde s'est formée tour-à-tour de ces monuments de l'ancienne Égypte ; je regrette que la Bible n'en ait point parlé ; si le peuple de Dieu avait eu des prophètes, lorsqu'on le contraignait à bâtir des pyramides, quels grands tableaux nous auraient laissés les poètes de Jéhovah ! Nous ne savons pas ce qu'ont pensé de ces merveilles les Perses du temps de Cambyse. Nous connaissons le sentiment des Grecs et celui des Romains, car la plupart des historiens de la Grèce et de Rome nous parlent des pyramides ; je ne doute pas qu'Alexandre ne se soit incliné devant la pyramide de Chéops, comme il s'était incliné devant le tombeau d'Achille ; je ne doute point que César, qu'Adrien et plusieurs empereurs qui sont venus en Égypte, n'aient visité avec respect les monuments funèbres des Pharaons. Il est bien certain que toute l'antiquité, au moins celle que nous connaissons, admira les pyramides ; puis le monde parut tout à coup les oublier, lorsque les peuples retombèrent dans la barbarie ; chose singulière ! dans tout le moyen âge, il n'en est plus question, et les auteurs arabes sont les seuls qui en disent quelques mots ; encore tous ces auteurs, à l'exception d'Abdallatif, n'expriment-ils sur ce sujet que des sentiments vagues, et ne débitent-ils que des fables qui n'apprennent rien. Au milieu de ce silence du genre humain, il ne vint aux musulmans conquérants de l'Égypte qu'une seule pensée, celle de violer les tombeaux et d'enlever les dépouilles des morts ; dans le temps des croisades, au temps des pèlerinages qui précèdent les guerres saintes, aucun voyageur, aucun pèlerin, aucun croisé de l'Occident ne porta ses regards vers les pyramides ; j'ai parcouru plus de deux cents chroniques ou légendes contemporaines des croisades qui parlent de l'Égypte, et qui gardent toutes le silence sur les tombeaux des Pharaons ; un seul voyageur chrétien indique les pyramides parmi les merveilles qu'il a vues en Orient ; ce voyageur, nommé Gérard, avait été envoyé auprès de Saladin par Frédéric, empereur d'Allemagne. Voici comment il parle des pyramides dans sa relation : "À un mille de la nouvelle Babylone et dans le désert, sont deux montagnes formées de grandes pierres de marbre carrées et placées avec un art admirable ; ces deux montagnes, également carrées, sont de même hauteur et de même largeur, et éloignées l'une de l'autre de la portée du trait ; leur base s'étend à la portée d'un javelot, lancé d'une main vigoureuse, et leur élévation est de deux portées de flèche."
Je ne cite pas cette description comme très exacte, mais comme la seule qui existe dans nos langues d'Europe pour le douzième et le treizième siècle ; plus tard, dans le quatorzième siècle, un pèlerin champenois, le seigneur d'Anglure, visita aussi les pyramides, qu'il appelle les greniers de Pharaon. [suit la relation du seigneur d'Anglure] J'espère (...) que la naïveté du seigneur d'Anglure vous charmera comme elle m'a charmé ; il ne faut pas trop se récrier sur la singulière destination que notre bon pèlerin champenois donne aux pyramides ; car il n'a visité et décrit ces monuments que parce qu'il les regardait comme des greniers établis par le patriarche Joseph ; s'il n'y avait vu, comme plusieurs de nos savants, que des observatoires, des tombeaux de rois païens ou quelques temples des faux dieux, je ne crois pas qu'il se fût détourné de sa route pour contempler ces objets profanes. Au reste, voilà tout ce qu'on savait alors dans le monde chrétien sur les pyramides. Je dois avouer qu'à la même époque, les Arabes étaient plus avancés ; Abdallatif, qui avait visité les pyramides quelque temps avant notre gentilhomme champenois, en a parlé avec un enthousiasme poétique ; il fait preuve en même temps d'un jugement éclairé et d'un esprit judicieux : 'Des trois pyramides de Giseh, nous dit-il, les deux premières sont d'une élévation énorme ; leur grandeur a inspiré les poètes qui les ont comparées à deux immenses mamelles qui s'élèvent sur le sein de l'Égypte ; la troisième, qui est d'un quart moins grande que les deux autres, est construite en granit rouge, d'une dureté extrême ; quoiqu'elle paraisse petite de loin, lorsqu'on en approche, et que les yeux ne voient plus que sa masse, elle inspire une sorte de saisissement, et les yeux en sont éblouis."
L'auteur arabe ne peut trouver d'expressions pour rendre son admiration et sa surprise, lorsqu'il considère tous les moyens que l'art a employés pour donner aux pyramides leur solidité ; elles doivent à leur forme d'avoir résisté au temps, ou plutôt il lui semble que ce soit le temps qui ait reculé devant ces masses immortelles. "C'est le prodige de l'art, ajoute Abdallatif, le miracle de la géométrie ; aussi peut-on dire que ces monuments nous parlent encore de ceux qui les ont élevés, nous racontent leur histoire et nous vantent leur génie."
Dans le quinzième et le seizième siècle, quelques pèlerins de l'Occident ont décrit l'Égypte, et parlé des pyramides ; j'ai lu la relation de Belon, d'un prince de Radziwil, de Furer d'Aimendof, de Prosper Alpin, de Palerne ; tout ce que disent ces pèlerins de la grande pyramide de Chéops se rapporte à ce qu'en ont dit Hérodote et Diodore de Sicile, et leur description ne manque point d'une certaine exactitude ; ils avaient pénétré dans l'intérieur de la pyramide, ils avaient vu le puits mystérieux, et les deux chambres centrales qu'on n'appelait point encore les chambres du roi et de la reine ; dans le siècle suivant, on voit des voyageurs plus instruits, et qui, pour apprécier les monuments, n'ont rien négligé de ce qu'on connaissait alors de l'antiquité. Je me bornerai à vous indiquer le voyage du curé de Fontainebleau, Vansleb, que j'ai emporté avec moi et que j'ai maintenant sous les yeux ; le grand spectacle des pyramides avait tellement échauffé son imagination, lui avait donné une telle confiance dans l'avenir, qu'il nous dit très naïvement : Et moi aussi, je vais m'occuper d'un ouvrage immortel ; Vansleb s'occupait alors de son Histoire des patriarches d'Alexandrie, et c'est là l'ouvrage qui devait durer autant que les pyramides ; il y a moins de vanité, il faut le dire, et quelque chose de plus grand et de plus vrai dans les paroles que Bonaparte adressait à son armée victorieuse.
Je ne vous parlerai point des voyageurs qui sont venus plus tard ; le consul Maillet les a surpassés tous par son savoir comme par son exactitude ; pendant près d'un siècle, on n'a connu l'Égypte et les pyramides que d'après la relation de l'ancien consul de France au Caire ; le monde admirait alors ces grands monuments, et les regardait comme les plus éclatantes merveilles que l'antiquité eût produites.
La philosophie moderne est venue ensuite, et sans nous rien apprendre de bien positif, elle a déclamé fort éloquemment contre ceux qui ont bâti les pyramides. "On s'afflige, dit Volney, de penser que pour construire un vain tombeau, il a fallu tourmenter vingt ans une nation entière." Volney part de là pour nous peindre les corvées et les vexations de tout genre qui ont pesé sur les sujets des Pharaons ; il s'indigne contre l'extravagance et la cruauté des despotes qui ont commandé ces barbares ouvrages. Ne voilà-t-il pas de bien grands mots, pour nous dire ce que nous savions déjà, que les pyramides n'ont pas été construites sous un gouvernement représentatif et que leur budget n'a point été voté par des chambres ; la source d'erreurs la plus commune pour certains esprits et même pour de grands philosophes, c'est de juger toujours les siècles passés d'après les idées du siècle présent. Si, de nos jours, il prenait fantaisie à un roi de France, à un roi d'Angleterre de bâtir des pyramides comme celles de Giseh, sans doute que l'opposition n'aurait rien de mieux à faire que de répéter la tirade philosophique de Volney. Mais je pense qu'on n'avait pas tout-à-fait les mêmes idées dans la vieille Égypte, où la construction d'un temple, d'un palais, ou d'un tombeau n'était pas une simple question de finances, mais une affaire religieuse. Les inscriptions trouvées dans tous les grands édifices de Thèbes portent expressément, qu'ils ont été bâtis en pierres dures, pour que les dieux fussent honorés et que le nom des rois fût vivifié à jamais. Nous voyons dans ces mêmes inscriptions que lorsqu'un monument était achevé, on invitait les dieux de l'Égypte à venir l'habiter, et les dieux ne se rendaient à cette prière, qu'après s'être assurés de la solidité de l'édifice. Ainsi la religion présidait à tout ce que l'architecture produisait de grand, et voilà pourquoi l'architecture égyptienne enfanta tant de merveilles ; voilà pourquoi en un mot on construisit des pyramides ; ces sortes de constructions étaient pour les princes et même pour leurs sujets un acte de piété et de patriotisme. N'y avait-il pas d'ailleurs quelque chose de moral dans cette préoccupation d'un puissant monarque qui se fait bâtir un tombeau pendant son règne ! Les princes ou les despotes dont la tyrannie a le plus pesé sur le monde ne s'occupaient guère de leurs monuments funèbres, et lorsqu'ils ruinaient leurs peuples, ce n'était pas à coup sûr avec la pensée de construire leurs propres sépulcres."
Joseph-François Michaud (Wikimedia commons)
"Il ne m'appartient pas d'avoir ici une opinion, mais si je m'en rapporte à toutes les descriptions qui ont été faites, il me semble que la salle principale de la pyramide de Chéops ne peut plus être regardée aujourd'hui comme le tombeau ou la chambre sépulcrale d'un Pharaon ; quelle différence entre cette prétendue chambre du roi et la salle dorée des tombes royales de Thèbes ! Dans les hypogées des dynasties thébaines, le granit poli retrace partout les souvenirs de l'histoire et de la religion égyptienne ; dans toutes les galeries, sur tous les plafonds, vous voyez représentés, tantôt Osiris jugeant les générations humaines, tantôt le dieu soleil, image de la vie et de la mort, parcourant tour-à-tour les régions célestes et les sombres rivages de l'Amenti ; toutes ces images et mille autres ne se trouvent point ni dans la salle de la grande pyramide, ni dans les chemins qui y conduisent ; dans aucune des parties de ce monument où les savants ont pu pénétrer, on n'a rencontré ni bas-reliefs, ni peintures, ni inscriptions ; peut-on croire que les rois de Memphis eussent tout à coup renoncé à l'usage de décorer leurs dernières demeures, et de s'entourer dans la tombe des symboles de leur croyance religieuse ! Pouvons-nous penser qu'un Pharaon ait choisi pour son sépulcre une chambre étroite et nue comme celle dont il est question, et qu'on ait jamais fait passer les funérailles d'un puissant monarque par les conduits où se traînent aujourd'hui les voyageurs! Qu'il me soit donc permis, jusqu'à d'autres découvertes, de m'en tenir au témoignage d'Hérodote, qui nous dit deux fois dans son histoire que le tombeau de Chéops était creusé dans le roc et se trouvait entouré des eaux d'un canal, c'est-à-dire qu'on l'avait placé sous la pyramide, et non dans l'intérieur de la pyramide.
(...) La première pyramide de Giseh a été ouverte il y a plus de mille ans ; elle l'a été par des Arabes qui croyaient qu'elle renfermait des trésors ; ceux qui cherchent de l'or sont toujours un peu plus pressés que ceux qui ne cherchent que des lumières ; les travaux qu'il a fallu faire pour pénétrer dans l'intérieur du monument sont presque aussi incroyables que le prodige de sa construction. Il n'est point dans le monde de forteresses qui aient éprouvé tant d'assauts, qui aient été plus vivement attaquées que les pyramides, et l'on s'étonne de deux choses, d'abord qu'elles ne soient pas détruites, ensuite que leur intérieur soit resté ignoré. Vous voulez savoir peut-être quel est l'âge de la pyramide de Chéops ; les savants ne sont point d'accord ; on convient toutefois qu'elle remonte aux époques les plus reculées, et qu'au temps où Salomon disait qu'il n'y avait rien de nouveau sous le soleil, elle existait déjà depuis plusieurs siècles.
(...) S'il est vrai, comme on l'a dit, que les pyramides aient été l'ouvrage de la vanité des rois, il faut avouer que cette vanité s'est grandement trompée dans ses espérances ; car la plupart des pyramides ne nous révèlent point les noms de ceux qui les ont élevées ; parmi les fondateurs de ces grandes merveilles, à peine trois ou quatre sont-ils cités par l'histoire ! Non seulement nous ne savons pas le nom des rois qui ont bâti les pyramides, mais l'antiquité se tait sur la génération, sur le siècle qui les a vu construire ; il ne reste là-dessus qu'une vérité, c'est que les pyramides sont l'œuvre du peuple égyptien.
Il serait curieux de connaître l'opinion que le monde s'est formée tour-à-tour de ces monuments de l'ancienne Égypte ; je regrette que la Bible n'en ait point parlé ; si le peuple de Dieu avait eu des prophètes, lorsqu'on le contraignait à bâtir des pyramides, quels grands tableaux nous auraient laissés les poètes de Jéhovah ! Nous ne savons pas ce qu'ont pensé de ces merveilles les Perses du temps de Cambyse. Nous connaissons le sentiment des Grecs et celui des Romains, car la plupart des historiens de la Grèce et de Rome nous parlent des pyramides ; je ne doute pas qu'Alexandre ne se soit incliné devant la pyramide de Chéops, comme il s'était incliné devant le tombeau d'Achille ; je ne doute point que César, qu'Adrien et plusieurs empereurs qui sont venus en Égypte, n'aient visité avec respect les monuments funèbres des Pharaons. Il est bien certain que toute l'antiquité, au moins celle que nous connaissons, admira les pyramides ; puis le monde parut tout à coup les oublier, lorsque les peuples retombèrent dans la barbarie ; chose singulière ! dans tout le moyen âge, il n'en est plus question, et les auteurs arabes sont les seuls qui en disent quelques mots ; encore tous ces auteurs, à l'exception d'Abdallatif, n'expriment-ils sur ce sujet que des sentiments vagues, et ne débitent-ils que des fables qui n'apprennent rien. Au milieu de ce silence du genre humain, il ne vint aux musulmans conquérants de l'Égypte qu'une seule pensée, celle de violer les tombeaux et d'enlever les dépouilles des morts ; dans le temps des croisades, au temps des pèlerinages qui précèdent les guerres saintes, aucun voyageur, aucun pèlerin, aucun croisé de l'Occident ne porta ses regards vers les pyramides ; j'ai parcouru plus de deux cents chroniques ou légendes contemporaines des croisades qui parlent de l'Égypte, et qui gardent toutes le silence sur les tombeaux des Pharaons ; un seul voyageur chrétien indique les pyramides parmi les merveilles qu'il a vues en Orient ; ce voyageur, nommé Gérard, avait été envoyé auprès de Saladin par Frédéric, empereur d'Allemagne. Voici comment il parle des pyramides dans sa relation : "À un mille de la nouvelle Babylone et dans le désert, sont deux montagnes formées de grandes pierres de marbre carrées et placées avec un art admirable ; ces deux montagnes, également carrées, sont de même hauteur et de même largeur, et éloignées l'une de l'autre de la portée du trait ; leur base s'étend à la portée d'un javelot, lancé d'une main vigoureuse, et leur élévation est de deux portées de flèche."
Je ne cite pas cette description comme très exacte, mais comme la seule qui existe dans nos langues d'Europe pour le douzième et le treizième siècle ; plus tard, dans le quatorzième siècle, un pèlerin champenois, le seigneur d'Anglure, visita aussi les pyramides, qu'il appelle les greniers de Pharaon. [suit la relation du seigneur d'Anglure] J'espère (...) que la naïveté du seigneur d'Anglure vous charmera comme elle m'a charmé ; il ne faut pas trop se récrier sur la singulière destination que notre bon pèlerin champenois donne aux pyramides ; car il n'a visité et décrit ces monuments que parce qu'il les regardait comme des greniers établis par le patriarche Joseph ; s'il n'y avait vu, comme plusieurs de nos savants, que des observatoires, des tombeaux de rois païens ou quelques temples des faux dieux, je ne crois pas qu'il se fût détourné de sa route pour contempler ces objets profanes. Au reste, voilà tout ce qu'on savait alors dans le monde chrétien sur les pyramides. Je dois avouer qu'à la même époque, les Arabes étaient plus avancés ; Abdallatif, qui avait visité les pyramides quelque temps avant notre gentilhomme champenois, en a parlé avec un enthousiasme poétique ; il fait preuve en même temps d'un jugement éclairé et d'un esprit judicieux : 'Des trois pyramides de Giseh, nous dit-il, les deux premières sont d'une élévation énorme ; leur grandeur a inspiré les poètes qui les ont comparées à deux immenses mamelles qui s'élèvent sur le sein de l'Égypte ; la troisième, qui est d'un quart moins grande que les deux autres, est construite en granit rouge, d'une dureté extrême ; quoiqu'elle paraisse petite de loin, lorsqu'on en approche, et que les yeux ne voient plus que sa masse, elle inspire une sorte de saisissement, et les yeux en sont éblouis."
L'auteur arabe ne peut trouver d'expressions pour rendre son admiration et sa surprise, lorsqu'il considère tous les moyens que l'art a employés pour donner aux pyramides leur solidité ; elles doivent à leur forme d'avoir résisté au temps, ou plutôt il lui semble que ce soit le temps qui ait reculé devant ces masses immortelles. "C'est le prodige de l'art, ajoute Abdallatif, le miracle de la géométrie ; aussi peut-on dire que ces monuments nous parlent encore de ceux qui les ont élevés, nous racontent leur histoire et nous vantent leur génie."
Dans le quinzième et le seizième siècle, quelques pèlerins de l'Occident ont décrit l'Égypte, et parlé des pyramides ; j'ai lu la relation de Belon, d'un prince de Radziwil, de Furer d'Aimendof, de Prosper Alpin, de Palerne ; tout ce que disent ces pèlerins de la grande pyramide de Chéops se rapporte à ce qu'en ont dit Hérodote et Diodore de Sicile, et leur description ne manque point d'une certaine exactitude ; ils avaient pénétré dans l'intérieur de la pyramide, ils avaient vu le puits mystérieux, et les deux chambres centrales qu'on n'appelait point encore les chambres du roi et de la reine ; dans le siècle suivant, on voit des voyageurs plus instruits, et qui, pour apprécier les monuments, n'ont rien négligé de ce qu'on connaissait alors de l'antiquité. Je me bornerai à vous indiquer le voyage du curé de Fontainebleau, Vansleb, que j'ai emporté avec moi et que j'ai maintenant sous les yeux ; le grand spectacle des pyramides avait tellement échauffé son imagination, lui avait donné une telle confiance dans l'avenir, qu'il nous dit très naïvement : Et moi aussi, je vais m'occuper d'un ouvrage immortel ; Vansleb s'occupait alors de son Histoire des patriarches d'Alexandrie, et c'est là l'ouvrage qui devait durer autant que les pyramides ; il y a moins de vanité, il faut le dire, et quelque chose de plus grand et de plus vrai dans les paroles que Bonaparte adressait à son armée victorieuse.
Je ne vous parlerai point des voyageurs qui sont venus plus tard ; le consul Maillet les a surpassés tous par son savoir comme par son exactitude ; pendant près d'un siècle, on n'a connu l'Égypte et les pyramides que d'après la relation de l'ancien consul de France au Caire ; le monde admirait alors ces grands monuments, et les regardait comme les plus éclatantes merveilles que l'antiquité eût produites.
La philosophie moderne est venue ensuite, et sans nous rien apprendre de bien positif, elle a déclamé fort éloquemment contre ceux qui ont bâti les pyramides. "On s'afflige, dit Volney, de penser que pour construire un vain tombeau, il a fallu tourmenter vingt ans une nation entière." Volney part de là pour nous peindre les corvées et les vexations de tout genre qui ont pesé sur les sujets des Pharaons ; il s'indigne contre l'extravagance et la cruauté des despotes qui ont commandé ces barbares ouvrages. Ne voilà-t-il pas de bien grands mots, pour nous dire ce que nous savions déjà, que les pyramides n'ont pas été construites sous un gouvernement représentatif et que leur budget n'a point été voté par des chambres ; la source d'erreurs la plus commune pour certains esprits et même pour de grands philosophes, c'est de juger toujours les siècles passés d'après les idées du siècle présent. Si, de nos jours, il prenait fantaisie à un roi de France, à un roi d'Angleterre de bâtir des pyramides comme celles de Giseh, sans doute que l'opposition n'aurait rien de mieux à faire que de répéter la tirade philosophique de Volney. Mais je pense qu'on n'avait pas tout-à-fait les mêmes idées dans la vieille Égypte, où la construction d'un temple, d'un palais, ou d'un tombeau n'était pas une simple question de finances, mais une affaire religieuse. Les inscriptions trouvées dans tous les grands édifices de Thèbes portent expressément, qu'ils ont été bâtis en pierres dures, pour que les dieux fussent honorés et que le nom des rois fût vivifié à jamais. Nous voyons dans ces mêmes inscriptions que lorsqu'un monument était achevé, on invitait les dieux de l'Égypte à venir l'habiter, et les dieux ne se rendaient à cette prière, qu'après s'être assurés de la solidité de l'édifice. Ainsi la religion présidait à tout ce que l'architecture produisait de grand, et voilà pourquoi l'architecture égyptienne enfanta tant de merveilles ; voilà pourquoi en un mot on construisit des pyramides ; ces sortes de constructions étaient pour les princes et même pour leurs sujets un acte de piété et de patriotisme. N'y avait-il pas d'ailleurs quelque chose de moral dans cette préoccupation d'un puissant monarque qui se fait bâtir un tombeau pendant son règne ! Les princes ou les despotes dont la tyrannie a le plus pesé sur le monde ne s'occupaient guère de leurs monuments funèbres, et lorsqu'ils ruinaient leurs peuples, ce n'était pas à coup sûr avec la pensée de construire leurs propres sépulcres."
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire