samedi 3 octobre 2009

Quand la théologie s'en mêle... ou l'étrange idée de M. Jobard


Le Dictionnaire des superstitions, erreurs, préjugés et traditions populaires, du marquis Louis Pierre François Adolphe Chesnel de la Charbouclais, publié dans La troisième et dernière Encyclopédie théologique ("la plus claire, la plus facile, la plus commode, la plus variée et la plus complète des théologies") de M. l'abbé Migne (1856) contient un étonnant chapitre consacré aux pyramides d'Égypte, où sont exposées les théories du comte de Persigny (les pyramides comme remparts contre les sables du désert) et d'un certain M. Jobard, dont la qualification ès pyramides n'est pas précisée (on sait simplement qu'il est de Bruxelles) :

Au nombre des aberrations si communes aux savants qui cherchent, bon gré mal gré, et en toute occasion, à occuper d'eux le public, on peut ranger l'étrange idée de M. Jobard , de Bruxelles, sur la destination des pyramides d'Égypte, idée qu'il a formulée comme suit dans une note communiquée par lui a l'Institut en 1855 :

"À toutes les opinions émises sur la destination des pyramides, nous venons ajouter la nôtre, dit M. Jobard. Nous croyons que les Égyptiens, reconnus par les voyageurs grecs comme le peuple le plus sage et le plus avancé de l'époque, n'étaient pas gens à entreprendre d'aussi prodigieux travaux sans un intérêt public en rapport avec les dépenses qu'ils ont dû exiger. Les pyramides, suivant nous, étaient évidemment (sic) des phares servant de points de repère aux nombreux bateaux qui circulaient sur le Nil débordé et aux voyageurs égarés dans les sables du désert, qui les apercevaient de douze à quinze lieues. La plate-forme de la pyramide de Chéops, la plus ancienne de toutes, pouvait recevoir un feu de bitume et des vigies chargées de prévenir longtemps d'avance de l'arrivée des caravanes et de l'approche des conquérants étrangers. Une seule pyramide n'étant pas trouvée suffisante pour l'orientation des navigateurs, on en a successivement bâti une seconde, une troisième et plusieurs petites pour la transmission des signaux, comme on élève des ouvrages avancés contre l'ennemi."

M. Jobard s'est fait, parmi les industriels, une sorte de réputation qu'il doit sans doute à quelques travaux utiles. Toutefois il a traité la question des pyramides, non соmmе un archéologue, mais comme un homme dont le cerveau est exclusivement préoccupé de machines à vapeur, de création d'usines, de gaz et de bitumes. À quiconque connaît la vallée du Nil, le cours de ce fleuve et sa navigation , il ne viendra jamais à l'esprit qu'il ait jamais été nécessaire, pas plus dans l'antiquité que dans les temps modernes, d'établir des phares pour guider les navigateurs. Les phares servent aux marins qui, s'avançant de la pleine mer vers la côte, durant la nuit, seraient exposés à toucher sur des écueils, si certains signaux ne les aidaient à guider leurs navires ; mais les fleuves, en général, n'offrent point de dangers de cette nature, et le Nil en particulier n'a jamais inspiré de craintes aux nautoniers qui se sont engagés sur ses eaux. M. Jobard n'est pas mieux inspiré avec ses vigies signalant l'approche de l'ennemi. Il n'en était раs de l'Égypte, sous les Pharaons, comme des forteresses de l'Europe au moyen âge.

Quant à la véritable destination des pyramides d'Égypte, l'opinion la plus accréditée en fait des mausolées de souverains, ce que semblent confirmer en effet les chambres intérieures dans lesquelles on a trouvé des sarcophages. Il faut remarquer en outre que les pyramides égyptiennes de Guizeh, de Sakkara, etc., sont tout à fait analogues à celles qu'on a rencontrées en Abyssinie, en Éthiopie, en Arabie, dans l'Inde et dans d'autres lieux encore de l'Asie, où ces constructions sont regardées comme des monuments funéraires ; où l'on n'a pu songer enfin à les ériger en phares, puisqu'elles n'avaient à protéger ni mers, ni lacs, ni cours d'eau, sur lesquels on naviguât.

Une opinion plus heureuse, beaucoup plus acceptable que celle de M. Jobard au sujet des pyramides, est celle de quelques écrivains qui ont pensé qu'outre leur consécration comme tombeaux, elles avaient eu pour objet de briser, à certaines ouvertures de la chaîne libyque, les trombes de sable venues du désert, et qui menaçaient sans cesse d'envahir et d'ensevelir la zone cultivée de la rive gauche du fleuve. On doit à M. le comte de Persigny un travail très érudit sur cette manière d'interpréter l'édification des pyramides d'Égypte.

Pour en revenir a M. Jobard, cet industriel s'était déjà fourvoyé précédemment en produisant sur le niveau des mers une théorie qui dénote une ignorance complète de la physique du globe, et que MM. Henri Lecoc et F. Vallès n'eurent aucune peine à détruire de fond en comble par quelques aperçus réellement scientifiques. La théorie de M. Jobard ne tendait rien moins d'ailleurs qu'à nier, en quelque sorte, cette admirable harmonie que le Créateur entretient dans l'univers, où tout se trouve exactement compensé, où tout concourt à maintenir un constant équilibre, où rien ne se perd d'une part qui ne soit au profit d'une autre part.

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