dimanche 25 octobre 2009

"À Guizèh, on pose tous les problèmes fondamentaux de l'architecture" (Livio Vacchini)


Dans son ouvrage Capolavori - Chefs-d'œuvre (éditions du Linteau, 2006), l'architecte suisse Livio Vacchini (1933-2007), l'un des maîtres de l'école tessinoise d'architecture, consacre un chapitre entier à Guizeh.
Avec l'aimable autorisation de Bernard Marrey, éditeur de l'ouvrage, je reproduis ici la totalité de ce chapitre.


En arrivant à Guizèh, à l'instant même où l'on entrevoit de loin des pyramides, un sentiment d'évidence nous saisit : la nature ne conditionne pas l'architecture, mais au contraire, c'est l'architecture qui transforme le désert, le Nil, les palmiers et les hommes en une réalité miraculeuse et multiple. Au premier abord, ce n'est pas l'ampleur de l'entreprise qui impressionne, mais plutôt la capacité des pyramides à exprimer cette évidence de la manière la plus radicale.
À Guizèh tout est clair, tout acte est une invention.
Revient alors à la mémoire une brève réflexion de Borges évoquant cet événement avec les mots d'un génie :
"À quelque trois ou quatre cents mètres de la Pyramide, je me baissai, je pris une poignée de sable, le laissai tomber sans bruit un peu plus loin, et je dis à voix basse : Je suis en train de modifier le Sahara. Le fait était minime, toutefois les mots, bien que peu subtils, étaient exacts et je pensai qu'il avait fallu toute ma vie pour que je puisse les dire. Le souvenir de ce moment-là est l'un des plus significatifs de mon séjour en Égypte."
En s'approchant des pyramides, une autre évidence surgit : par sa nature, la pyramide tend vers une valeur hors du temps. Guizèh aspire à la durée, à l'éternité.
Ce souci d'ordre spirituel devrait primer sur tous les choix lorsqu'on travaille à un projet. Il n'y a pas de projet d'architecture si on ne se donne pas de hiérarchies.
Pour avoir une architecture de qualité, il faut pour commencer se poser des questions simples et radicales. Dans le cas présent, celle de la durée.
Et la question sera : comment se rapprocher de ce qui est éternel ?
Si la première question regarde la durée, celle-ci déterminera également l'expression formelle de l'architecture. Par nature, le cône est le solide qui exprime la durée avec le plus de force, puisqu'il évoque le tumulus et que le destin de toute construction est de devenir un tumulus.
Pourquoi, dès lors, les pyramides n'ont-elles pas la forme d'un cône ?
Essentiellement pour deux raisons : la première tient à la lumière, la seconde à l'artifice.
La lumière du désert est certainement la plus douce. Peu importe qu'il y ait des dunes ou des mers de sable, la lumière ne rencontre jamais d'obstacles tranchants ni d'angles saillants ; son ombre est estompée, continue, onduleuse et sans fin.
C'est une lumière qui appartient à la sphère, au cylindre et, justement, au cône.
Construire dans le désert un ouvrage en forme de cône, si grand soit-il,  équivaut à élever une énième colline de sable. Qui la remarquerait ?
Par contre, une pyramide sous la lumière a un comportement tout à fait différent. Les arêtes saillantes pointent vers le ciel, le rapport entre la lumière et l'ombre devient évident, l'ordre devient possible et voici alors que les pyramides apparaissent comme un suprême artifice qui contraste avec la nature environnante.
Les pyramides se présentent comme des solides, comme des volumes pleins, avec leur lumière réfléchie et les ombres qui marquent inexorablement l'écoulement d'un temps éternel. Devrions-nous en ce cas parler de sculpture et non d'architecture ? Non. Pour au moins deux bonnes raisons.
Premièrement, parce que dans la construction des pyramides, il y a relation simple entre forme et mode de construction. Deuxièmement, parce qu'à Guizèh, comme à Stonehenge, on pose tous les problèmes fondamentaux de l'architecture. À ces problèmes, les pyramides ont répondu par une synthèse absolue, jamais égalée jusqu'à nos jours.
Par exemple, comment pourrait-on exprimer de manière plus synthétique l'acte fondamental de construire : appuyer, couronner et élever ? Ici, le geste est si parfait que personne n'a jamais eu le courage de s'y attaquer, de le répéter sans tomber dans le grotesque. La pyramide s'appuie sur un carré, figure de la perfection et de la terre et se détache ainsi du désert, de la croûte terrestre ; elle s'élève vers le ciel ; elle s'achève là où la lumière rencontre l'ombre et où le ciel rencontre la terre. C'est une unité substantielle, si absolue et puissante, qu'elle peut se répéter dans le même lieu et, en effet, à Guizèh, les trois pyramides se présentent comme une unité. Deux sont perçues comme identiques, alors que le troisième est plus petite.
La façon de les disposer sur le terrain est extraordinaire.
La pyramide est un solide non orienté et l'architecte désire que l'on puisse en faire le tour sans avoir à compter avec un autre solide, avec une autre pyramide à côté. Un alignement militaire est donc impossible, car il ne satisferait pas ce désir. L'architecte résout le problème en décalant les ouvrages le long d'une ligne parallèle aux diagonales de la pyramide.
Les pyramides sont au nombre de trois, dont une plus petite. Trois parce qu'elles créent l'unité, elles évitent la série. Mais en construisant une pyramide plus petite, il se crée une orientation de l'ensemble : d'un côté il y a l'alignement, de l'autre il n'y est pas.
Pourquoi ce besoin d'orienter un ensemble composé d'éléments non orientés ? Parce qu'il faut tenir compte d'une présence importante, le Nil. Il faut faire en sorte que, selon leur spécificité formelle, non orientée, les trois pyramides regardent le fleuve. L'existence de la petite pyramide fait le miracle.
Les règles qui président au choix de la distance entre les pyramides et qui déterminent les rythmes sont simples, évidentes, tout s'organise sur le un et sur le deux, sur le simple et sur le double.
À la tombée du jour, lorsque le soleil éclaire le dernier acte, je me dis que l'architecture n'est pas espace, désormais j'en suis sûr. Voilà le message le plus surprenant qu transmettent les trois pyramides de Guizèh.

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