samedi 24 octobre 2009

"Libre à un chacun d'en croire ce qu'il lui plaira" (Albert Jouvin, 17e s.)

Dans son récit Le Voyageur d'Europe, où est le Voyage de Turquie, qui comprend la Terre Sainte et l'Égypte, dédié à Mgr de Ponponne, secrétaire d'État, 1676, le cartographe Albert Jouvin de Rochefort (v.1640-v.1710) narre les péripéties de sa découverte de la Grande Pyramide, à une époque où ce genre d'aventure frisait l'exploit. La conclusion apportée par l'auteur à ce recueil de notations me paraît devoir être soulignée.

Gravure sur bois, de Sidney Barclay, 1880 (Wikimedia commons)

S'étant trouvé douze Français de notre contrée au Caire, qui voulaient aller aux pyramides, nous résolûmes de partir le lundi gras tous bien armés, et de prendre des montures et des provisions telles que nous voulions les manger sur le lieu, où il n'y a que ce que l'on y porte. C'est pourquoi Monsieur notre Consul en étant averti nous donna ses deux Janissaires avec leurs fusils et autres armes, soit pour chasser par les chemins, soit aussi pour nous défendre contre les Arabes qui n'épargnent de dérober les voyageurs s'ils ne se montrent plus forts qu'eux. C'est pourquoi nous étant tous assemblés un bon matin, nous allâmes passer le Nil au vieux Caire, et aussitôt montâmes à un village d'où nous vîmes très bien les pyramides, quoiqu'elles soient éloignées du Caire de neuf milles et du Nil environ deux milles à l'Orient.
Après avoir passé ce village, nous entrâmes dans une plaine semée de légumes de toutes sortes et trouvâmes deux ou trois villages avant que d'arriver aux pyramides, situées en un lieu peu élevé et beaucoup sablonneux, où elles sont au nombre de trois, dont il y en a une petite à l'égard des deux autres qui semblent de pareille hauteur à ceux qui ne les ont pas mesurées : car celle sous laquelle on entre, et où l'on monte jusqu'au haut, les degrés étant encore entiers, est plus haute que l'autre. C'est pourquoi y étant arrivés, nous campâmes et élevâmes notre pavillon sous lequel ayant mis nos provisions et une partie de nos habits pour monter plus facilement et entrer sous cette pyramide, nous déjeunâmes tout de bon pour avoir courage dans cette fatigue, après quoi nous laissâmes nos Maures et nos Janissaires à notre pavillon, pour le garder contre les Arabes, dont il y en avait cinq ou six au plus haut de cette pyramide, qui est de forme carrée en diminuant peu à peu jusqu'en haut à la largeur de seize pieds.
Avant que de monter, nous mesurâmes par le pied une face de cette pyramide, qui a deux cent soixante et quinze pas communs, qui reviennent à cent dix toises ; et faisant monter devant nous un petit Maure, qui avait fait ce métier plusieurs fois, pour nous montrer le chemin, nous le suivîmes, y ayant d'aucuns degrés si hauts qu'il faut s'aider du genou pour y arriver, ce qui fatigue beaucoup ; joignez-y le nombre de deux cent douze degrés de différentes hauteurs, car il y en a de deux, de deux et demi, et même de trois pieds, et plusieurs à demi ruinées, si ce n'est du côté que la pyramide regarde l'Orient, où ils sont les plus entiers, par où notre petit Maure nous conduisit, et sur le chemin nous nous reposâmes dans une petite chambre pour prendre des forces et continuer de monter jusqu'au haut, qui d'en bas semble être pointu quoiqu'il soit large de seize pieds et de forme carrée, pavé de douze belles pierres.
Nous fûmes payés de toute notre peine car la vue agréable que nous eûmes de ce haut sur le Caire du côté de la Tramontane, d'un autre sur une grande campagne couverte de sablons bordée du Nil, nous voyons les pyramides des Momies au Midi, qui en sont éloignées de dix milles, en sorte qu'après nous être reposés environ une heure, nous en descendîmes en comptant encore les degrés, mais avec telle fatigue et un mal d'estomac, de jambe et de tête pour l'ardeur du soleil qu'il faisait, bien que ce fût à la mi-février, que nous ne pouvions plus nous soutenir lorsque nous fûmes arrivés à notre pavillon, où aussitôt nous nous régalâmes de nos provisions, dont le reste fut distribué à de pauvres Arabes, qui eussent fait pitié aux plus insensibles, vu leur vêtement et leur genre de vie qui est plus misérable qu'aux bêtes.
Nous étant ainsi refaits, nous vîmes que nous avions tous trouvé deux cent douze degrés et l'un portant l'autre était de deux pieds et demi, qui font ensemble cinq cent trente pieds ou quatre-vingt-huit toises et deux pieds, qui est la hauteur de cette pyramide, et par ainsi presque trois fois plus haute que les tours de Notre-Dame de Paris, qui n'en ont que trente-quatre.
En vérité ces pyramides sont dignes de l'entreprise des rois d'Égypte, et d'être mises au nombre des merveilles du monde. Ce fut un Pharaon qui fit élever la plus grande pendant vingt années par les enfants d'Israël qui étaient en captivité, au nombre de trois cent mille, pour lui servir de sépulture et y conserver ses cendres. Mais il en arriva bien autrement, car étant rebelle à la volonté de Dieu et à son peuple qu'il poursuivait, la mer Rouge s'étant ouverte pour le sauver, il en fut englouti et submergé avec toute son armée.
Les pierres de cette pyramide sont si grosses que l'on ne sait de quelles machines ils se servaient pour les mettre les unes sur les autres, et on nous montra le lieu d'où on les tirait pour les y porter, qui est tout proche lesdites pyramides sous le sablon, où cette pierre paraît en plusieurs endroits.
Il faut se disposer avant que d'entrer sous cette pyramide, et n'avoir que son caleçon pour se couler plus facilement par les détroits où l'on est obligé de passer ; ce que nous fîmes après nous être reposés, et montâmes sur le sable que le vent a jeté contre cette pyramide en si grande quantité qu'il couvre jusques à douze de ses degrés, où il y a une porte au milieu de la face qui regarde le Septentrion haute de trois pieds et demi, par où nous entrâmes après que nous eûmes fait provision de flambeaux et de fusils, pour les allumer en cas qu'ils s'éteignissent, et continuâmes par une allée de même hauteur et largeur que la porte, pendant douze toises, laquelle allée dans le milieu est entrecoupée d'une muraille, qui ne laisse qu'un passage si étroit qu'on est obligé de se mettre par terre pour se glisser par ce trou avec peine et violence, principalement ceux qui sont gros, comme il arriva à un capitaine de vaisseau de notre assemblée, qui s'étant forcé pour passer par ce trou fut saisi d'une telle frayeur de ne pouvoir repasser, qu'il me dit sur-le-champ qu'il donnerait la moitié de son bien pour être hors de ce tombeau des vivants ; mais ayant été deux ou trois heures à voir tout le dessous de cette pyramide et jeûné autant de temps et fatigué, sa panse diminua et le passage de ce trou lui sembla plus facile au retour.

Ensuite de ce trou on continue par cette même allée un peu en montant jusques à une autre allée quasi semblable et longue de dix-huit toises, qui finit à deux allées très courtes. En l'une est un puits fort profond et une petite chambre à main droite sous l'épaisseur de la muraille, et l'autre est élevée si haute qu'on ne peut y arriver sans escalader une muraille haute de plus de dix pieds, où nous cheminâmes demi courbés plus de cinquante pas avec beaucoup de peine, qui ne nous sembla rien lorsque nous arrivâmes dans une grande salle, et que nous y vîmes le sépulcre de Pharaon, qui nous parut de marbre grisâtre, long de sept pieds, et large presque de la moitié, comme sont toutes les pierres de cette même salle, dont elle est toute encroûtée. Il y a toutes les apparences que cette sépulture a été là apportée avant que de bâtir la pyramide, car je ne vois pas que le chemin soit assez grand pour l'y avoir apporté depuis, ou du moins il faut qu'il y ait eu d'autre chemin, ou que celui-ci ait été achevé et rendu de la sorte après l'y avoir fait passer. Quoi qu'il en soit, il est libre à un chacun d'en croire ce qu'il lui plaira, comme ce que plusieurs ont dit du puits ci-dessus, qu'un prêtre de la Loi y descendait tous les jours pour aller par un corridor et entrer dans l'Idole qu'on consultait, le soleil levant, de plusieurs choses, auxquelles ce prêtre qui était dans cette Idole répondait.

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