samedi 15 mai 2010

"La célébrité des deux principales pyramides qui sont au nord de Memphis est sans doute le motif qui a empêché les auteurs anciens de faire attention à celles du midi" (E.-J. Jomard - XIXe s., à propos des pyramides de Dahchour)

L'ingénieur-géographe et archéologue français Edme-François Jomard (1777-1862), formé à l’École nationale des ponts et chaussées et à l’École polytechnique, est l'une des grandes figures du bataillon de savants ayant accompagné Bonaparte dans son expédition d'Égypte.
Il participa très activement à la rédaction de la Description de l'Égypte, ouvrage collectif en dix volumes de texte et treize volumes de planches, éditée entre 1809 et 1828.
Il fut élu élu à l’Académie des inscriptions et belles-lettres en 1818 et fut nommé conservateur administrateur en 1838 de la Bibliothèque royale en 1838.
Dans la Description de l'Égypte ou Recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Égypte pendant l'expédition de l'armée française (1829, tome V), éditée par Charles Louis Fleury Panckoucke, de la Commission des sciences et arts d'Égypte, il consacre le développement qui suit aux trois pyramides de Dahchour.

"La célébrité des deux principales pyramides qui sont au nord de Memphis est sans doute le motif qui a empêché les auteurs anciens de faire attention à celles du midi, ou du moins de les mentionner dans leurs écrits, quoique plusieurs de ces dernières aient des dimensions considérables, dignes d'arrêter les regards. Mais soit que la curiosité fût satisfaite à l'aspect des grandes pyramides connues sous les noms de Chéops et de Chéphren, et appelées merveilles du monde, soit qu'on voulût éviter un voyage plus long et plus pénible à travers des sables brûlants, il semble que de tout temps les voyageurs aient dédaigné les monuments du même genre qui s'étendent sur la montagne Libyque, depuis Memphis jusqu'au midi d'Acanthus. Peu d'entre les modernes les ont visitées, et nul ancien ne les décrit. Les premiers, il est vrai, avaient à redouter, outre la fatigue, des périls réels de la part des Arabes Bédouins. Quoi qu'il en soit, le silence des auteurs ne permet aucun parallèle entre l'ancien état et l'état actuel des lieux, et je n'ai ici à mettre sous les yeux des lecteurs que la description des monuments, tels que les ont observés les voyageurs français.
Dahchour est un village médiocre qui occupe l'emplacement de l'ancienne Acanthus. À deux mille pas au nord-ouest, sur le bord de la montagne Libyque, est une première pyramide appelée Haram Minyet el-Dahchour. On sait que haram est le nom générique des pyramides chez les Arabes. Elle est en briques crues, et très dégradée. Les briques sont de limon du Nil, liées par de la paille hachée ; elles ont 32 à 35 centimètres de long, sur 16 à 19 centimètres de large, et 11 à 14 centimètres d'épaisseur.
La base visible de la pyramide est aujourd'hui un rectangle de 100 pas sur un côté, 75 sur l'autre, et la hauteur est d'environ 42 mètres. Cette hauteur se divise en cinq parties, formant retraite l'une sur l'autre, avec un repos d'environ 3m 1/3 de large. Ces espèces de degrés se retrouvent souvent dans les pyramides du sud, et il y en a un exemple parmi celles de Gyzeh.
La matière dont cette construction est formée était trop peu solide pour résister aux outrages du temps, et, malgré la jactance des paroles qu'Hérodote prête au roi Asychis, auteur d'une de ces montagnes de brique, il y a une immense différence entre elles et celles de pierre pour l'état de conservation. J'ai déjà eu occasion de parler ailleurs de ces espèces de pyramides, et je ne rechercherai pas ici à laquelle on doit appliquer le passage d'Hérodote, me bornant à considérer comme probable qu'il s'agit de celle qui touchait au labyrinthe.
Sont-ce les briques destinées à ces pyramides, ou celles qui servaient aux enceintes des villes, que les Hébreux furent condamnés à fabriquer, selon le Ve chapitre de l'Exode ? C'est une question qu'il n'est guère possible de résoudre, et qui est d'ailleurs de peu d'intérêt.
Les unes et les autres sont de grande dimension ; il en est même qu'on pourrait comparer à de petites pierres de taille. On s'en est servi pour faire des quais et des constructions plongées constamment dans l'eau courante ; elles ont conservé une assiette solide.
À près de 1500 mètres au nord-ouest est une seconde pyramide, aussi en briques crues, sur le bord du plateau ; elle est plus ruinée encore, au point qu'on peut y monter à cheval. Sa hauteur est d'à peu près 33 mètres.

La pyramide rhomboïdale, telle que vue par Frederic Louis Norden, 
dans son ouvrage "Voyage d'Egypte et de Nubie", 1755

La troisième et principale pyramide de ce canton, Haram el-Dahchour, porte le nom même du village de ce nom dont elle est éloignée de 2500 mètres à l'ouest, et dans le désert ; elle est en pierre et bien conservée. Sa base, sur la face de l'est, a 235 pas, et, sur celle du nord, 230, environ 174 mètres sur 178. Ce qui distingue cette pyramide de toutes les autres est l'état de conservation de son revêtement sur la plus grande partie de chaque face ; la sommité a conservé aussi sa forme en pointe aiguë : la pierre du revêtement est lisse, bien taillée. La forme générale du monument présente, sur le profil, deux inclinaisons : la partie inférieure est bâtie sous un angle plus ouvert ; et la partie haute est moins inclinée, tellement que la pyramide supérieure et entière pose sur une pyramide tronquée.
Une autre particularité, c'est que les assises du revêtement sont, non pas horizontales, mais perpendiculaires au plan d'inclinaison des faces.
La pyramide est ouverte à six mètres 2/3 au-dessus de la base inférieure ; l'ouverture est vers l'apothème à la douzième assise, et sur la face du nord, comme aux trois principales pyramides de Gyzeh. On y arrive avec peine, à cause de la rapidité de la pente, et parce que la pierre du revêtement est lisse et glissante. La grandeur de l'ouverture est à peu près la même que celle de la grande pyramide et de celle que je vais décrire : mais le conduit qui y débouche est bien moins incliné ; sa pente n'est que de 20 degrés environ. La profondeur du conduit est considérable, et descend au-dessous des fondations : on peut y parvenir aujourd'hui jusqu'à plus de 200 pieds de profondeur ; là, on est arrêté par un encombrement de pierres. Deux voyageurs du XVIIe siècle ont pénétré jusqu'au bout, et ont trouvé une seule chambre, disposée comme celle des autres pyramides. (1) Plusieurs des pierres du conduit sont disjointes, de manière qu'on peut passer le bras dans les intervalles. (2) Les faces du monument sont exactement tournées vers les quatre points cardinaux.
À peu de distance de la face orientale, on trouve une chaussée bâtie en grosses pierres sur la pente de la montagne ; elle se dirige vers le village de Minyet-Dahchour. Les sables de Libye ont en grande partie recouvert cette grande chaussée, dont la destination a été visiblement de transporter les matériaux dont la pyramide est formée."

(1) Le premier est l'anglais Melton, qui voyageait en 1660 ; le second est le peintre hollandais Le Bruyn, en 1680.
(2) M. Gratien Le Père, qui a pénétré dans la pyramide le 5 janvier 1801 avec le général Beaudot, pense que la masse a éprouvé un mouvement qui est la cause de cette circonstance. MM. Gratien Le Père, Geoffroy, Desgenettes, Larrey et Dutertre sont les premiers membres de la Commission qui aient vu les pyramides de Dahchour et les pyramides méridionales de Saqqârah, accompagnés des généraux Reynier, Lanusse, Damas, Beaudot et Morand. C'est au premier qu'on est redevable de la plupart des observations qui précèdent.

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