Le savant et écrivain polonais, de langue française, Jan Nepomucen Potocki, Jean Potocki en français (1761-1815), fut un grand voyageur. On le considère comme "l’un des premiers écrivains de récit de voyage de l’ère moderne, avec des comptes rendus expressifs de plusieurs de ses voyages, au cours desquels il entreprit également des études historiques, linguistiques et ethnographiques extensives". (Wikipédia).
De son Voyage en Turquie et en Égypte, fait en l'année 1784, édité en 1788, je propose les extraits suivants.
Il ne faut pas s'attendre à y trouver de savantes considérations sur les caractéristiques des pyramides de Guizeh. L'auteur donne plutôt dans le pathos, mettant en œuvre un style ampoulé. Il adopte même un ton quelque peu coquin lorsqu'il s'apitoie sur le sort de la pauvre Rhodope dont le pyramide aurait été bâtie aux "frais de ses amants".
Même si ce texte n'apporte pas une contribution notable à l'égyptologie académique, je l'ai néanmoins retenu, car il témoigne d'une époque et de ce qu'alors, comme aujourd'hui sans doute, les visiteurs allaient chercher en se rendant sur le site des pyramides de Guizeh : une émotion, un moment d' "enthousiasme", une "idée d'immensité".
"J'avais aperçu pour la première fois les pyramides lorsque, remontant de Rosette au Caire, j'eus atteint la pointe du Delta. J'en étais à dix lieues, et elles m'avaient paru comme des montagnes, dont la couleur bleuâtre annonçait une grande élévation. Je les avais perdues de vue en me rapprochant du Caire, et je ne les retrouvai plus que vers Gizeh. La distance de ce village aux pyramides est de trois lieues, et paraît à peine de six cents pas.
Je distinguais parfaitement leurs différentes assises, et jusqu'aux séparations des pierres, qui ne me paraissaient alors que de la grandeur de nos briques, et mes yeux mesurant la hauteur de ces monuments sur cette fausse échelle n'y trouvèrent plus rien de merveilleux. La même chose m'était arrivée à Saint-Pierre de Rome, et doit arriver nécessairement à la vue de tout édifice lorsque la parfaite proportion de ses parties ne laisse pas d'objet de comparaison qui puisse faire juger de la grandeur de leur ensemble. Pour juger donc de celle des pyramides, il faut aller jusqu'à leur base ; alors le sommet disparaît peu à peu, et l'on ne voit plus que l'entassement des blocs énormes dont on avait d'abord si mal jugé. Alors si l'on veut porter la clarté du calcul sur le témoignage rectifié de ses sens, on trouve que le nombre de ces blocs se monte à plus de trois cent trente-quatre mille trois cent soixante-sept, qui font une solidité de soixante-deux millions trois cent neuf mille six cents pieds cubes.
Alors que l'on s'éloigne autant que l'on voudra, l'imagination fatiguée de calcul ne garde plus que l'idée d'immensité et la conserve toujours.
Les Arabes, qui savent que les voyageurs sont curieux de graver leurs noms à l'entrée de la pyramide, sont venus m'apporter un ciseau ; je m'en suis servi pour y faire placer ce vers du Poème des Jardins : "Leur masse indestructible a fatigué le temps."
Et quels monuments ont mieux mérité une telle inscription ? Trente siècles en ont à peine ébréché quelques saillies. Les tremblements de terre n'en ont pas déjoint une assise. L'angle de leur inclinaison fait servir à leur stabilité cette même force de gravité qui détruit tous les monuments des hommes. Les efforts réunis de toute la population actuelle de l'Égypte ne suffiraient plus pour les égaliser au sol qui les supporte ; et qui sait si la Nature elle-même, jalouse de voir les ouvrages de l'Art atteindre à la durée des siens, aurait des moyens pour les anéantir ?
Telle est l'impression que m'a faite la vue des pyramides. Vous trouverez peut-être qu'elle tient de l'enthousiasme, et j'en conviendrai sans peine. Mais quelle est l'âme assez inaccessible à l'admiration pour pouvoir toujours se défendre de ce sentiment exalté ? Et peut-il jamais être plus excusable ? Je sens cependant que la plume du voyageur, descriptive comme son crayon, ne doit pas aller au-delà de ce qu'il voit, et je m'empresse de faire reprendre à la mienne le caractère qui lui convient.
La grande pyramide était entourée de plusieurs petites, dont les bases subsistent encore. On y reconnaît aisément la situation de celle qu'Hérodote dit avoir été bâtie par la fille de Chéops, aux frais de ses amants, qui payaient chacune de ses faveurs d'un bloc de pierre d'Éthiopie. Cette pyramide n'avait, selon notre auteur, qu'un phletre de base, c'est-à-dire soixante-sept pieds et demi ; elle était donc beaucoup plus petite que celle dont nous venons de parler. Mais je me suis convaincu que c'était parce que les pierres en étaient moindres, et non pas parce qu'il y en avait moins. Cependant, ne prenant que la moitié du nombre marqué ci-dessus, nous aurons cent soixante-sept mille trois cent quatre-vingt-trois faveurs, somme qui, pour une jeune princesse, paraîtra toujours assez considérable.
À trois cents pas des pyramides se voit la statue colossale du Sphinx, ou plutôt la tête de cette statue, car tout le reste est enseveli sous le sable. Cette tête est si grosse que toute ma petite caravane s'était mise à l'abri sous son menton, et s'y trouvait fort à l'aise.
J'aurais beaucoup désiré pouvoir monter au sommet de la plus haute des pyramides, d'où j'aurais vu toute l'Égypte étendue à mes pieds comme sur une carte géographique. La chose n'est pas fort difficile, mais mes forces ne m'ont pas permis de l'entreprendre. J'ai eu même assez de peine à en parcourir l'intérieur, pour parvenir jusqu'au tombeau du Pharaon."
source : Gallica
De son Voyage en Turquie et en Égypte, fait en l'année 1784, édité en 1788, je propose les extraits suivants.
Il ne faut pas s'attendre à y trouver de savantes considérations sur les caractéristiques des pyramides de Guizeh. L'auteur donne plutôt dans le pathos, mettant en œuvre un style ampoulé. Il adopte même un ton quelque peu coquin lorsqu'il s'apitoie sur le sort de la pauvre Rhodope dont le pyramide aurait été bâtie aux "frais de ses amants".
Même si ce texte n'apporte pas une contribution notable à l'égyptologie académique, je l'ai néanmoins retenu, car il témoigne d'une époque et de ce qu'alors, comme aujourd'hui sans doute, les visiteurs allaient chercher en se rendant sur le site des pyramides de Guizeh : une émotion, un moment d' "enthousiasme", une "idée d'immensité".
"J'avais aperçu pour la première fois les pyramides lorsque, remontant de Rosette au Caire, j'eus atteint la pointe du Delta. J'en étais à dix lieues, et elles m'avaient paru comme des montagnes, dont la couleur bleuâtre annonçait une grande élévation. Je les avais perdues de vue en me rapprochant du Caire, et je ne les retrouvai plus que vers Gizeh. La distance de ce village aux pyramides est de trois lieues, et paraît à peine de six cents pas.
Je distinguais parfaitement leurs différentes assises, et jusqu'aux séparations des pierres, qui ne me paraissaient alors que de la grandeur de nos briques, et mes yeux mesurant la hauteur de ces monuments sur cette fausse échelle n'y trouvèrent plus rien de merveilleux. La même chose m'était arrivée à Saint-Pierre de Rome, et doit arriver nécessairement à la vue de tout édifice lorsque la parfaite proportion de ses parties ne laisse pas d'objet de comparaison qui puisse faire juger de la grandeur de leur ensemble. Pour juger donc de celle des pyramides, il faut aller jusqu'à leur base ; alors le sommet disparaît peu à peu, et l'on ne voit plus que l'entassement des blocs énormes dont on avait d'abord si mal jugé. Alors si l'on veut porter la clarté du calcul sur le témoignage rectifié de ses sens, on trouve que le nombre de ces blocs se monte à plus de trois cent trente-quatre mille trois cent soixante-sept, qui font une solidité de soixante-deux millions trois cent neuf mille six cents pieds cubes.
Alors que l'on s'éloigne autant que l'on voudra, l'imagination fatiguée de calcul ne garde plus que l'idée d'immensité et la conserve toujours.
Les Arabes, qui savent que les voyageurs sont curieux de graver leurs noms à l'entrée de la pyramide, sont venus m'apporter un ciseau ; je m'en suis servi pour y faire placer ce vers du Poème des Jardins : "Leur masse indestructible a fatigué le temps."
Et quels monuments ont mieux mérité une telle inscription ? Trente siècles en ont à peine ébréché quelques saillies. Les tremblements de terre n'en ont pas déjoint une assise. L'angle de leur inclinaison fait servir à leur stabilité cette même force de gravité qui détruit tous les monuments des hommes. Les efforts réunis de toute la population actuelle de l'Égypte ne suffiraient plus pour les égaliser au sol qui les supporte ; et qui sait si la Nature elle-même, jalouse de voir les ouvrages de l'Art atteindre à la durée des siens, aurait des moyens pour les anéantir ?
Telle est l'impression que m'a faite la vue des pyramides. Vous trouverez peut-être qu'elle tient de l'enthousiasme, et j'en conviendrai sans peine. Mais quelle est l'âme assez inaccessible à l'admiration pour pouvoir toujours se défendre de ce sentiment exalté ? Et peut-il jamais être plus excusable ? Je sens cependant que la plume du voyageur, descriptive comme son crayon, ne doit pas aller au-delà de ce qu'il voit, et je m'empresse de faire reprendre à la mienne le caractère qui lui convient.
La grande pyramide était entourée de plusieurs petites, dont les bases subsistent encore. On y reconnaît aisément la situation de celle qu'Hérodote dit avoir été bâtie par la fille de Chéops, aux frais de ses amants, qui payaient chacune de ses faveurs d'un bloc de pierre d'Éthiopie. Cette pyramide n'avait, selon notre auteur, qu'un phletre de base, c'est-à-dire soixante-sept pieds et demi ; elle était donc beaucoup plus petite que celle dont nous venons de parler. Mais je me suis convaincu que c'était parce que les pierres en étaient moindres, et non pas parce qu'il y en avait moins. Cependant, ne prenant que la moitié du nombre marqué ci-dessus, nous aurons cent soixante-sept mille trois cent quatre-vingt-trois faveurs, somme qui, pour une jeune princesse, paraîtra toujours assez considérable.
À trois cents pas des pyramides se voit la statue colossale du Sphinx, ou plutôt la tête de cette statue, car tout le reste est enseveli sous le sable. Cette tête est si grosse que toute ma petite caravane s'était mise à l'abri sous son menton, et s'y trouvait fort à l'aise.
J'aurais beaucoup désiré pouvoir monter au sommet de la plus haute des pyramides, d'où j'aurais vu toute l'Égypte étendue à mes pieds comme sur une carte géographique. La chose n'est pas fort difficile, mais mes forces ne m'ont pas permis de l'entreprendre. J'ai eu même assez de peine à en parcourir l'intérieur, pour parvenir jusqu'au tombeau du Pharaon."
source : Gallica
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