jeudi 6 mai 2010

"Dès que l'architecture apparaît dans les pyramides, nous lui découvrons un merveilleux degré de perfection" (E.M. Roloff et F. Kayzer - XXe s.)

Dans leur Histoire d'Égypte, depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours, traduite de l'allemand et augmentée d'une préface par Albert Le Boulicaut et Jean d'Allemagne (1912), Ernst Max Roloff et Friedrich Kayzer consacrent un long développement à l'architecture égyptienne dans sa forme la plus accomplie : la construction des pyramides, reflet d'une civilisation parvenue à son apogée et, plus globalement, de la "maîtrise de l'esprit humain sur la matière inerte"
Dans un deuxième temps, les auteurs analysent les relations qui liaient les pharaons à leur peuple, en y apportant deux précisions. Tout d'abord, comme cela est aujourd'hui communément admis, le bien-être du peuple dans l'Égypte antique était bien réel, même si "la situation des travailleurs était généralement très pénible". Deuxième observation : le pouvoir prétendument absolu des pharaons doit être relativisé ; il était, rappellent Roloff et Kayzer, subordonné au bon vouloir de la classe sacerdotale.
Comment, enfin, ne pas prêter une attention particulière à l'émerveillement de Goethe face au dessin d'une pyramide ? La relation se fait l'écho d'une étonnante candeur de la part du grand auteur allemand. À moins, bien sûr, qu'il ne s'agisse d'une appréciation esthétique ne prêtant le flanc à aucune contestation possible : la forme pyramidale est "la plus prodigieuse conception architecturale" que l'homme ait pu inventer !


Le Sphinx [pyramides en arrière plan] - Agence Rol, 1915. Source : Gallica
"Il n'y a pas encore bien longtemps, on considérait l'art plastique et monumental d'Égypte comme quelque chose de figé. Un grand nombre de bas-reliefs, en effet, produit cette impression. Cela provient surtout de ce qu'on nous mettait sans cesse sous les yeux les mêmes types de monuments et de statues. Tout change en présence des temples exhumés des sables du désert, et des trésors qui remplissent nos musées, surtout celui du Caire, puis ceux de Berlin, de Londres et de Paris. C'est avec une véritable jouissance que l'on feuillettera les publications de toutes sortes qui vulgarisent en Europe les œuvres d'art de l'antique Égypte.
Aussi nos conceptions ont-elles changé depuis que nous savons que la construction des temples, les représentations des dieux, sous formes humaines ou autres, les sujets décoratifs, étaient soumis à des règles certaines et d'un caractère national. On ne saurait évidemment nier la raideur et l'uniformité de l'ensemble ; mais sous les lignes générales, on distingue parfaitement les traits particuliers. Où l'art est parvenu à se dégager pour se développer plus à l'aise, il a atteint une très haute perfection. Dans les œuvres même les plus hiératisées, on rencontre souvent d'artistiques beautés. Pour bien apprécier l'art qui est né sur les bords du Nil, il ne faut point se contenter des richesses que renferment les musées. Il faut encore parcourir l'Égypte, visiter les temples, entrer dans les tombeaux, et considérer attentivement les sculptures, les bas-reliefs et les peintures, si fraîches encore qu'on les croirait récentes.  
Parmi les différentes branches de l'art, c'est l'architecture qui tient le premier rang. Accompagnée des arts plastiques et de la peinture, c'est en elle, peut-on dire, que s'épanouit toute la civilisation. Elle s'est développée très tôt. Dès qu'elle nous apparaît, dans les pyramides de Sakkara, Medum, Daschur, dans celles de Gizeh, nous lui découvrons un merveilleux degré de perfection. Et pourtant son point de départ est bien obscur. Lorsqu'en 1787 le dessin d'une pyramide, fait par un Français, Cassas, tomba sous les yeux de Goethe, celui-ci ne put celer son admiration. Il écrivit : « Ce dessin constitue la plus prodigieuse conception architecturale que j'ai vue durant ma vie. Je ne crois pas qu'on puisse aller plus loin. »
Le mot
"pyramide" en vieil égyptien pir-em-us, signifie "les hauteurs verticales" et comme la hauteur est la qualité essentielle de ces constructions, cette dénomination est particulièrement frappante par sa justesse. Chaque pyramide portait un nom propre ; l'une s'appelle "la fraîcheur", une autre "lever des âmes", une autre encore "la lumière", etc. Leur forme fut la base fondamentale de toute l'architecture dans la vallée du Nil. Elle se retrouve appliquée aussi bien aux obélisques qu'aux pylônes, aux piédestaux et à l'ornementation.
Ce sont les mastabas qui donnèrent naissance à ce genre de construction. Dès la IIIe dynastie on éleva les pyramides à degrés, celle de Saqqarah et celle de Medum qui ne sont autre chose que plusieurs mastabas superposés.
Les premières pyramides aux parois lisses furent édifiées sous la IVe dynastie pour servir de tombes royales. Les hauts personnages se contentèrent, depuis la fin du vieil empire, de pyramides de briques avec mélanges de pierres et de briques. S'ils modifiaient tant soit peu la forme, comme dans la pyramide tronquée de Daschur dont les côtés sont coupés à partir d'une certaine hauteur et se rapprochent davantage de la verticale, le principe, néanmoins, ne varie pas.
La plus ancienne d'entre elles est celle de Medum dans laquelle Mariette découvrit le tombeau de Snofrù, père de Khéops. Les plus récentes pyramides appartiennent à la XIIe dynastie. Les plus parfaites sont celles de Gizeh qui forment le deuxième parmi les cinq groupes qui s'échelonnent à l'extrémité du plateau du désert libyen depuis Abou-Roasch jusqu'à Daschur. Leurs constructeurs sont les pharaons de la IVe dynastie : Chufu, Cha-f-Râ, et Men-Kau-Râ. La plus haute et la plus belle est celle de Khéops, mais toutes les trois ont des proportions gigantesques. La première a encore aujourd'hui 137 m.18 ; dans l'antiquité elle mesurait 147 mètres. C'est le plus élevé des édifices du monde si l'on excepte les tours des cathédrales d'Ulm et de Cologne et la monstrueuse tour Eiffel. La base actuelle est de 227 mètres, jadis 233. Celle de Cha-f-Râ mesure 138 m.44 et 215 m.70 ; celle de Men-Kau-Râ 66 m. et 108,04 en largeur.
Avec les matériaux qui ont servi à la pyramide de Khéops, provenant des carrières de Turrah au pied du Mokottam, on pourrait, d'après les calculs de Jomard, entourer la France actuelle d'un mur de 0 m.90 de haut sur 0m.30 centimètres d'épaisseur. La maçonnerie forme une masse d'environ 2 millions et demi de mètres cubes. Ce qui nous surprend dans ce travail gigantesque, c'est l'habileté des architectes pour se procurer les pierres colossales qu'ils employèrent et pour les édifier aussi régulièrement les unes sur les autres.
Chaque pharaon, dès son élévation au trône, selon l'opinion de Lepsius, Erman et autres, commençait sa pyramide, afin de s'assurer un tombeau parfait en cas d'accident. Autour de ce noyau primitif on ajoutait, chaque année, une nouvelle assise en forme de degré. Le pharaon venait-il à mourir, les degrés étaient comblés par un revêtement de pierres calcaires blanches ou jaunes, parfois même de granit rose de Syène, ce qui donnait à la pyramide un aspect entièrement lisse. Les recherches du docteur Borchart ont pleinement confirmé cette opinion, mais il pense que le plan primitif n'était pas exécuté tel que. En étudiant les chambres sépulcrales, il a pu constater que le type original avait été souvent totalement changé.
Aujourd'hui le revêtement lisse a disparu, il n'en reste qu'une partie à la pointe de la pyramide de Khéfren. Les califes constructeurs du moyen âge en ont pillé le revêtement extérieur, de telle sorte qu'elles nous paraissent aujourd'hui telles qu'elles devaient être quelques années avant leur achèvement. Cela nous permet de grimper jusqu'à leur sommet où le touriste occidental se pique d'arriver avec l'aide, hélas nécessaire, de deux Bédouins. Celui qui a fait l'effort voulu pour atteindre la petite plate-forme supérieure sur laquelle une trentaine de personnes peuvent trouver place, voit, du haut de cet observatoire le plus antique de l'univers, se dérouler un spectacle inoubliable. Il en emportera des impressions indicibles, s'il est impressionnable. Les blocs de pierres de trois, quatre et cinq mètres furent amenés sur leurs assises à l'aide de plans inclinés et de rouleaux, et soulevés avec des treuils de bois. Aux environs du Caire subsistent encore des restes de chaussées qui servirent au transport des matériaux que l'on cherchait au Mokattam. C'est avec raison qu'Hérodote nous fait remarquer que la construction de cette chaussée était une œuvre non moins considérable que celle de la pyramide elle-même.
À l'intérieur des pyramides, il n'y a que de petites chambres sépulcrales dont les parois ne portaient, aux époques anciennes, aucun ornement. Celles-ci furent recouvertes, à partir de la Ve dynastie, d'inscriptions religieuses auxquelles nous avons donné le nom de "textes des pyramides". Creusées dans le sous-sol de rocher brut ou construites dans la masse des pierres supérieures, les chambres étaient murées après l'ensevelissement du cadavre ; et leur entrée, parfaitement dissimulée, les rendait inviolables. Lorsqu'on se trouve, comme dans la pyramide de Khéops, en présence de plusieurs corridors conduisant à différentes chambres, on ne peut douter que le plan primitif ait été modifié. En face de la masse des pyramides et de l'énormité des matériaux employés, on comprend l'étonnement extraordinaire que font naître ces merveilles d'une des plus antiques civilisations de l'univers, et l'admiration qu'elles ont toujours excitée.
N'importe quel peuple vivant au milieu des sables aurait pu, dira-t-on, avec du temps et des forces suffisantes, placer des pierres de taille les unes au-dessus des autres. Un examen attentif de ces travaux prouve qu'il s'agit de bien autre chose. Il nous révèle, en effet, la maîtrise de l'esprit humain sur la matière inerte et ouvrable. Ce qui est colossal, dit Ranke, est transcendantal. L'admirable assemblage des blocs de pierre, la disposition des chambres et des corridors qui y mènent, les merveilleuses connaissances techniques nécessaires pour soulever les masses énormes de granit et pour les superposer, avec des intervalles vides, afin d'éviter la surcharge de la chambre funéraire dont les proportions sont soigneusement calculées, l'orientation des côtés parfaitement en rapport avec les points cardinaux, tout cela n'indique-t-il pas un esprit calculateur et réfléchi qui s'est, pour ainsi dire, cristallisé dans ses formes stéréométriques. L'écrivain arabe Abdul-latif avait déjà remarqué que les blocs de calcaire étaient joints, sans aucun mortier, avec tant de soin et d'art "qu'on ne pourrait glisser entre eux ni une aiguille ni un cheveu". Il est certain que nous n'obtenons que bien difficilement, avec nos machines et nos procédés modernes, une telle exactitude dans la taille et l'agencement des pierres. La surface polie, dans les chambres sépulcrales, a été exécutée avec une si grande perfection que les constructeurs les plus expérimentés de l'ancienne Grèce n'ont pu faire aussi bien, même à l'Acropole d'Athènes.
Mais le chef-d'œuvre des architectes de la pyramide de Khéops est la grande galerie qui conduit à la chambre intérieure. Elle mesure 8 mètres de haut et 2 de large, minutieusement calculés. La chambre elle-même est de granit, le sarcophage, qui contenait les restes du pharaon, de porphyre. "Il y a quelque chose de fantastique dans cette conception d'un plan presque irréalisable et mis, malgré tout, à exécution. On ne peut l'expliquer que par une concentration de toutes les forces vives du pays sur un seul point, ce qui ne s'est jamais renouvelé d'une façon si intense dans tout le cours de l'histoire humaine."
La grandeur excessive des pyramides étonne parce qu'elle dépasse toute mesure. Destinées à être les tombeaux des pharaons, représentants de la plus haute dignité sur terre, elles s'élançaient fièrement vers le ciel, là, précisément où s'arrête la vie de la nature et où commence la mort du désert immense. Avec quelle majesté ne devaient-elles pas se dresser au milieu des sables, alors que le temps et les hommes ne les avaient pas encore déshonorées, les deux premières, toutes brillantes sous leur revêtement de calcaire blanc ou jaune, la troisième étincelante sous son granit rose, au milieu d'un massif de pyramides plus petites qu'elles dominaient comme des dômes protecteurs !
Les pyramides proviennent donc des tombeaux primitifs de l'ancien empire ou mastabas, constructions quadrangulaires aux parois obliques dont la forme rappelle les tas de pierres que l'on devait accumuler sur les sépulcres antiques, pour les protéger. Mastabas signifie "banc" en arabe, à cause de sa ressemblance avec ce meuble. Il était destiné au même usage que la pyramide : former et recouvrir une chambre sépulcrale où reposait le cadavre couché dans un sarcophage de bois ou de pierre. Il se composait d'une chambre profonde à laquelle conduisait un puits qui mesurait parfois jusqu'à 30 mètres et dont l'ouverture se trouvait à la base ou au sommet du revêtement de pierre.
Il possédait en outre une petite pièce ou un couloir (le serdab) dans lequel se dressait la statue du mort. À l'ouest, tournée vers le royaume des morts, on simulait une fausse porte avec inscriptions et peintures qui nous font connaître le nom, la dignité, les biens, les officiers et les serviteurs du défunt. Ces inscriptions sont d'une importance capitale au point de vue scientifique,car elles nous permettent de reconstituer peu à peu l'histoire de l'époque. (…)
On a coutume de s'imaginer que, dans l'ancienne Égypte, les rapports entre le prince et le peuple étaient peu agréables. D'une part, on pense que tout le pays était la propriété du pharaon et de sa cour qui exploitaient le peuple par l'intermédiaire des fonctionnaires. D'autre part, on voit une populace, vivant dans la peine et la misère, accablée d'impôts et de corvées.
Cette image ne parait pas exacte. En théorie, tous les rouages de l'État travaillaient suivant la volonté du monarque ; les gens et le pays étaient sa propriété. Cette conception de la souveraineté prédomine encore aujourd'hui, en Orient. En Égypte, la réalité était tout autre. Les pharaons tombèrent sous l'influence de plus en plus grande de la puissance sacerdotale. Au moyen empire ils ne pouvaient presque rien entreprendre d'un peu important sans l'autorisation du clergé. Donc, à cette époque déjà, le pouvoir des pharaons était en quelque sorte enchaîné. L'autorité du roi n'était pas absolue, puisqu'il était subordonné au bon vouloir d'une classe. Les pharaons avaient aussi à lutter contre les conspirations.
La religion ordonnait au pharaon d'être doux et bienfaisant envers ses inférieurs. Une telle conception paraît en contradiction avec le souvenir de la construction des pyramides, qui fournissent une preuve matérielle des corvées et de l'oppression, ainsi que jugeait Hérodote. Cependant, on doit dire que cette obligation des corvées n'excluait pas absolument une part  de bien-être chez le peuple. Aristote fait remarquer que le travail de construction des pyramides n'était pas incessant. Il n'avait lieu que pendant l'inondation, la vie agricole du pays se trouvant suspendue. Du reste, les pharaons portaient intérêt à leurs ouvriers et cherchaient à adoucir leurs peines. Ainsi Séti 1er fit conduire l'eau à la montagne où ses sujets creusaient des carrières; Mentahotep, de la XIe dynastie, fit creuser, dans le Wadi-Hammamat, un bassin d'eau de 10 coudées de côté, afin que
"les travailleurs ne souffrissent point de la soif". Ramsès III planta même des arbres et des arbustes dans la vallée du Nil, pour que les habitants puissent se reposer à leur ombre. Ils ont eu un réel souci de leur peuple. (…)
Il est certain,cependant, que la situation des travailleurs était généralement très pénible. Dans l'ancien empire, ils étaient organisés en "troupes" et attachés à la glèbe. Cette règle devint commune dans le nouvel empire. Ils avaient surtout à souffrir de l'inexactitude apportée dans le paiement de leur salaire qui s'effectuait en nature. Cela occasionna des émigrations en masse vers Thèbes. Sous le gouvernement de Ramses III, il se produisit des révoltes semblables à nos grèves actuelles. D'autre part, presque tous les artisans avaient leur petite maisonnette particulière et souvent, dans le désert de la nécropole, quelques-uns possédaient leur tombeau en propre. Beaucoup savaient lire et écrire. Comme il est déjà dit ailleurs, leur moralité était peu élevée, et leurs liaisons souvent contre nature. Mais les pharaons se préoccupaient peu de la vie privée de leurs administrés."

Source : Gallica

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