jeudi 27 mai 2010

"La figure pyramidale fut sans doute choisie pour la construction de ces monuments parce que c'est la plus solide et la plus durable" (Jean-Baptiste Gibrat - XVIIIe s.)

Jean-Baptiste Gibrat (1727-1801) était un "prêtre de la doctrine chrétienne". Il fut "jureur" sous la Révolution française (il accepta de prêter serment à la constitution civile du clergé). Il est connu pour ses ouvrages de vulgarisation en géographie, dont celui d'où est extrait le texte ci-dessous : Géographie ancienne, sacrée et profane, 1790.
Est-il pour autant allé lui-même visiter l'Égypte, notamment les pyramides dont il nous entretient ici ? Il semble que non, les descriptions proposées ayant un petit air de déjà lu quelque part.
Tel un bon résumé professoral, alerte, certes, et bien écrit, l'ouvrage en question est un condensé des connaissances de l'époque, qui ne manque pas d'intérêt.
On notera toutefois une confusion terminologique entre la "haute" et la "basse" Égypte. Ce détail mis à part, mettons-nous dans la peau d'un élève ou étudiant, et suivons le cours du professeur Gibrat !

Photo Marie Chartier
"L'Égypte, comblée des richesses de la nature, fut encore embellie d'une infinité de monuments d'architecture, dont plusieurs existent encore, et nous donnent une grande idée de la magnificence et du pouvoir des anciens souverains de cette fameuse contrée. (…)
On nomme pyramides, en architecture, un édifice massif ou creux, qui a une base large et ordinairement carrée, et qui va toujours en décroissant jusqu'au sommet. Les plus fameuses pyramides sont celles d'Égypte, non moins vantées que les obélisques, et plus capables même d'en imposer par leur grandeur. On en voit encore plusieurs dans cette contrée, particulièrement dans la haute Égypte, où les voyageurs en ont remarqué trois principales, qui par leur solidité et la forme de leur structure, ont résisté jusqu'à présent aux ravages du temps et des barbares.
Avant d'en donner la description particulière, faisons précéder quelques remarques générales.

On pourrait demander par qui et en quel temps ont été construites les pyramides, et quel but on s'est proposé en élevant ces immenses bâtiments et en leur donnant la forme qu'ils ont, préférablement à toute autre. Mais il n'est pas fort aisé de résoudre ces différentes questions, surtout les deux premières.
1. Les écrivains ne sont pas d'accord sur les auteurs des pyramides. Josèphe, dont quelques Modernes ont embrassé l'opinion, prétend que ce furent les Israélites qui, pendant leur servitude, travaillèrent à leur construction ; mais Moïse nous apprend que ce peuple ne fut employé qu'à faire des briques ; ainsi son travail n'était point destiné aux pyramides, qui sont en pierre.
D'autres veulent qu'elles aient été élevées par le patriarche Joseph, pour y déposer les blés recueillis pendant les sept années d'abondance. Ce sentiment paraît aussi peu vraisemblable que le précédent, car, outre que la forme extérieure des pyramides ne convient point à des magasins, la solidité avec laquelle elles ont été bâties ne laisse dans l'intérieur qu'un très petit espace. Ce qui paraît hors de doute, c'est que ces énormes masses doivent leur origine à quelques-uns des premiers rois d'Égypte, mais on ne saurait dire qui sont, parmi ces monarques, ceux auxquels on doit les attribuer. Diodore de Sicile avoue que de son temps, il y avait une grande variété d'opinions sur ce sujet, et dans le pays même, et parmi les historiens étrangers. Cette incertitude, observe Pline (…) est le juste châtiment de la folle ostentation de ceux qui ont été les auteurs de ces vains ouvrages.
2. Il n'est pas plus facile de déterminer le temps auquel les pyramides ont été construites. Hérodote, qui florissait il y a deux mille deux cents ans, ne put point s'en assurer, malgré toutes les recherches qu'il fit pour cela ; et Diodore, qui a vécu quelques années avant la naissance de J.-C., fait remonter l'érection de la plus grande des pyramides au moins à mille ans avant lui. De là on peut conclure que ces monuments ont pour le moins trois mille ans d'antiquité.
3. On croit communément que les souverains d'Égypte firent construire les pyramides pour leur servir de tombeaux. Ce sentiment est fondé sur l'autorité des Anciens, particulièrement de Diodore et de Strabon ; et confirmé, non seulement par les historiens arabes, mais encore par une grande pierre de marbre granit, creusée en forme de sépulcre, qu'on trouve dans la plus grande des pyramides. Mais comment ces princes ont-ils pu se déterminer à prodiguer leurs trésors et à fatiguer tant de milliers d'hommes, uniquement pour se construire des sépultures ? C'est que les Égyptiens étaient dans l'idée que l'âme avait encore une certaine union avec le corps, tant qu'il subsistait quelque partie de ce dernier : de là les soins excessifs qu'ils prenaient pour empêcher leurs corps d'être détruits par la corruption ou autrement. Du reste, il est très vraisemblable que les rois d'Égypte, en se faisant ériger ces immenses mausolées, avaient aussi des vues de politique ; et que, voyant le peuple peu occupé de l'agriculture dans un pays naturellement fécondé par les eaux du Nil, ils crurent devoir l'appliquer à d'autres travaux, pour qu'il n'eût pas le temps de songer à des révoltes.
4. La figure pyramidale fut sans doute choisie pour la construction de ces monuments parce que c'est la plus solide et la plus durable. En effet, cette figure diminuant toujours de diamètre jusqu'au sommet, le bâtiment ne peut s'affaisser sur son propre poids, et l'intempérie des saisons n'y peut causer que de légers dommages. Peut-être aussi les Égyptiens ont-ils voulu, sous cette forme, représenter quelques-uns de leurs dieux : car , dans les temps les plus reculés, les pyramides et les obélisques étaient regardés comme les simulacres de différentes divinités.

Parmi les pyramides qui sont encore sur pied, il y en a trois principales, qui ont fait dans tous les temps l'admiration de l'Univers. On les trouve à environ six lieues du Caire, vers le sud-ouest. Quand on part de cette ville pour les visiter, on se rend à Gizé, gros bourg situé de l'autre côté du Nil. Il reste encore, depuis ce bourg, deux heures et demie ou trois heures de chemin à faire pour arriver au pied de la plus grande pyramide ; mais on commence à en apercevoir le sommet, ainsi que celui des deux autres, dès qu'on est à un quart de lieue de Gizé. Une partie des pierres dont ces pyramides ont été bâties, a été tirée sur les lieux mêmes, comme il paraît par les grottes des environs, qui vraisemblablement servaient de tombeaux aux personnes de moindre condition. On trouve tous les jours, dans ces grottes, des momies, c'est-à-dire des corps humains rendus incorruptibles par la manière dont ils furent embaumés.
La plus belle et la plus grande des pyramides est située sur une roche qui s'élève d'environ cent pieds au-dessus de la plaine d'alentour, et dont la dureté fait un fondement proportionné à la masse de ce grand édifice. Comme c'est sur cette pyramide que les auteurs nous fournissent de plus grands détails, ce sera aussi celle que nous décrirons le plus au long.
Il n'est pas possible d'indiquer au juste les véritables dimensions de la grande pyramide, à cause du peu d'accord qui se trouve entre les savants qui, depuis Hérodote jusqu'à nos jours, l'ont mesurée sur le lieu même. Mais, d'après les divers calculs des plus célèbres voyageurs modernes, on peut dire, sans crainte d'exagérer, qu'elle a pour le moins 640 pieds de largeur, et 440 de hauteur perpendiculaire au-dessus du sol qui l'environne actuellement. On ne peut pas non plus affirmer de combien précisément elle est plus large que haute, parce qu'il n'y a aucun de ses côtés dont le terrain soit exactement de niveau. Ceux du nord et du couchant se trouvent, outre cela, couverts d'une grande quantité de sable que les vents y ont poussé ; et on ne saurait marquer jusqu'à quelle hauteur ces sables mouvants s'y sont accumulés au-dessus des fondements. Le côté septentrional est plus gâté que les autres, à cause du vent du nord dont il est battu, et qui est humide en Égypte. Observons encore que cette pyramide est orientée de façon que ses quatre faces répondent exactement aux quatre points cardinaux du monde : il en est de même des deux autres.
Quand on a bâti la grande pyramide, on a tellement disposé au-dehors les pierres les unes sur les autres qu'on a laissé dans chaque rang un espace suffisant pour se tenir dessus, et y asseoir les pieds fermes. Ainsi on monte au sommet par des espèces de degrés, dont le plus bas a près de quatre pieds de hauteur sur trois de largeur. Le second degré est semblable au premier, avec cette différence seulement que, dans l'endroit où il est, la base de la pyramide se rétrécit de trois pieds. La même proportion est toujours observée, jusqu'au plus haut degré, où l'on n'arrive qu'en prenant de temps en temps haleine.
Environ à la moitié du chemin, à l'un des coins du côté du nord, qui est l'endroit où l'on peut monter avec moins de peine, on rencontre une petite chambre carrée, où il n'y a rien à voir, et qui ne sert qu'à se reposer, ce qui n'est pas inutile. (...)
Les pierres qui forment les degrés sont massives et polies ; et leur grandeur est telle qu'une seule forme la hauteur et la largeur de chaque degré. Hérodote assure que la plus petite est de 30 pieds dans toutes les proportions ; ce qui peut être vrai de quelques-unes, mais non pas de toutes, à moins que cet auteur n'ait voulu parler de pieds cubes. On a déjà dit que les degrés sont moins élevés et moins larges à mesure qu'on monte. Cette proportion est si bien gardée qu'un fil tendu depuis le sommet jusqu'en bas toucherait également l'angle externe de chaque degré.
Aucun des Anciens n'a compté le nombre de ces degrés, du moins leurs écrits n'en font point mention. Quant aux voyageurs modernes, leurs calculs sont différents, mais tous conviennent qu'il y en a plus de 200. Du reste, il est très difficile de les calculer exactement, non seulement parce qu'on peut se tromper en comptant, mais aussi parce qu'il y en a plusieurs vers la base qui sont ensevelis sous le fable.
De ce que dit Hérodote (...) sur la manière dont la pyramide fut construite, on a tout lieu de conjecturer qu'aucun des degrés ne paraissait autrefois, étant cachés par un revêtement de marbre, qui faisait de chaque face un plan incliné parfaitement uni.

Voilà ce que les voyageurs nous apprennent de l'extérieur de la grande pyramide. Pour ce qui est de intérieur, Hérodote dit seulement que le petit mont sur lequel elle est assise renferma des voûtes souterraines, et que le prince qui l'érigea eut soin de faire conduire l'eau du Nil dans ces voûtes par le moyen d'une tranchée ; qu'ensuite il fit élever au milieu une petite île sur laquelle devait être placé son cercueil. Strabon fait mention d'un canal ou conduit oblique, situé vers le milieu de la hauteur d'un des côtés, et que l'on pouvait voir en ôtant une pierre qui le fermait ; et Pline rapporte qu'il y avait dans ce monument un puits de 86 coudées de profondeur, dans lequel l'eau du Nil se rendait par des canaux souterrains.
Les Modernes entrent dans de plus grands détails. On doit d'abord observer qu'il n'y a dans la pyramide, ni fenêtre, ni rien qui en puisse tenir lieu, pour y laisser pénétrer le jour ; en sorte que les curieux qui veulent y entrer ont soin, avant tout, de se munir de lumières artificielles. De là vient que l'intérieur de cet édifice est tellement noirci par la fumée des torches ou des chandelles, qu'il est difficile de bien juger de la qualité des pierres qui y ont été employées. On reconnaît seulement qu'elles sont extrêmement polies, de la dernière dureté, et si parfaitement unies les unes aux autres que la pointe du couteau ne saurait pénétrer dans l'espace qui les sépare.

Photo Marc Chartier
On entre dans la pyramide par une ouverture qui est du côté du nord, à la seizième marche. (a) Cette ouverture, maintenant ouverte, autrefois fermée, avait été pratiquée sans doute pour servir de passage au corps mort qui devait être déposé dans l'intérieur de l'édifice. On prétend que la pierre qui avait été employée pour la boucher était taillée si juste qu'on ne la pouvait discerner d'avec les autres pierres ; mais qu'un Bacha la fit emporter, afin qu'on n'eût plus le moyen de fermer la pyramide. Quoi qu'il en soit, cette entrée est carrée, haute de trois pieds et demi, et large de quelque chose de moins. La pierre qui est au-dessus en travers a près de 12 pieds de long sur 18 de large. On passe de là dans une autre allée qui va en montant : celle-ci est de la même largeur que la précédente, mais si peu élevée, à cause des sables que le vent y a portés, qu'il faut se coucher sur le ventre, et s'y glisser avec les deux mains, dans l'une desquelles on tient une chandelle allumée pour s'éclairer dans cette obscurité. Quelques voyageurs racontent que ce passage a plus de cent pieds de longueur, et que les pierres qui le couvrent en forme de voûte ont 25 ou 30 palmes. Mais la fatigue que l'on essuie, et la poussière qui étouffe presque ne permettent guère d'observer ces dimensions.
Après qu'on s'est traîné, comme on vient de le dire, par ce chemin étroit, on arrive à un espace où l'on peut se reposer, et d'où l'on entre dans un appartement grand et carré, au-dessus duquel est une voûte fort élevée. Le bas est plein de pierres et de terre, et on y sent une puanteur insupportable. On trouve là deux autres chemins, dont l'un descend et l'autre monte. À l'entrée du premier, qui est à droite, on rencontre un puits fort profond, qui conduit, à ce qu'on prétend, dans diverses grottes creusées dans la montagne. L'autre chemin, qui est à gauche, a 6 pieds 4 pouces de large et 162 pieds de long. Il est revêtu de chaque côté de la muraille d'un banc de pierre, haut de deux pieds et demi, et il y a des trous à chaque pas pour mettre les pieds. Les curieux qui vont visiter la pyramide doivent être obligés à ceux qui ont fait ces trous : sans cela il serait impossible de monter au haut ; et il faut encore être alerte pour en venir à bout, à l'aide du banc de pierre qu'on tient ferme d'une main, pendant que l'autre est occupée à tenir la chandelle. Outre cela, il faut faire de fort grands pas, parce que les trous sont éloignés de six palmes l'un de l'autre. Cette montée peut passer pour ce qu'il y a de plus considérable dans la pyramide.
Les pierres qui en forment les murailles, sont unies comme une glace de miroir, et si bien jointes les unes aux autres qu'on dirait que ce n'est qu'une seule pierre. Il en est de même du fond où l'on marche : la voûte est élevée et magnifique.
Quand on est parvenu au haut de la montée dont on vient de parler, on entre dans une vaste et magnifique salle, placée vers le centre de la pyramide, et où la beauté du travail égale la richesse des matériaux. Le pavé, les murs et le plafond sont incrustés d'une pierre extraordinairement dure, bien polie , et qui ressemble à du porphyre. Cette incrustation paraîtrait encore très brillante si la fumée des torches n'en avait terni l'éclat. Le plafond est composé de neuf pierres, dont les sept du milieu ont 4 pieds de large, sur plus de 16 pieds de long, puisqu'elles posent de part et d'autre sur les deux murs qui vont du levant au couchant, et qui sont à 16 pieds de distance l'un de l'autre. Il ne paraît que deux pieds de largeur de chacune des deux autres pierres qui sont à côté celles-ci. Le reste est caché par les murs sur lesquels elles appuient. Ainsi la salle forme un carré plus long que large, dont la première dimension est de 32 pieds, et l'autre de 16. La hauteur est de 19.
On serait bien en peine de deviner ce qui était autrefois dans cette salle mystérieuse. Tout ce qu'on y trouve maintenant, c'est une caisse faite du même marbre dont le reste de l'appartement est revêtu : elle est d'une seule pièce, longue de sept pieds deux pouces, large de trois pieds un pouce, et haute de quatre pieds quatre pouces. Son épaisseur est de cinq pouces ; et lorsqu'on la frappe, elle rend un son semblable à celui d'une cloche. Comme il aurait été impossible de faire passer cette caisse par les ouvertures étroites dont on a parlé, il paraît hors de doute qu'elle a été placée dans le lieu qu'elle occupe avant qu'on l'eût fermé par le haut. La façon de ses bords fait juger qu'elle a eu anciennement une couverture, mais il n'en reste plus de vestige.
Tous les Modernes ne sont pas du même avis sur la destination de ce monument ; mais le plus grand nombre pensent que c'était le sarcophage ou le tombeau du roi qui avait fait élever la pyramide. Cependant, s'il faut en croire Diodore de Sicile, les deux rois (Chemmis et Cephren) qui passaient pour les auteurs des deux principales pyramides, prièrent leurs amis de déposer leurs corps dans quelque lieu obscur et ignoré, plutôt que dans ces monuments, d'où ils craignaient que le peuple ne vînt les arracher, pour se venger des travaux immenses dont ces princes l'avaient accablé. Dans ce cas, le sarcophage dont nous parlons, quoique destiné à recevoir la dépouille mortelle du monarque, aurait toujours resté vide.
Suivant le même Diodore, trois cent soixante mille hommes furent occupés à élever la grande pyramide. Pline en compte six mille de plus. Tous les auteurs conviennent qu'on y travailla pendant vingt années. Hérodote ajoute qu'on avait gravé, en caractères égyptiens sur la même pyramide, ce qu'il en avait coûté seulement en légumes pour la nourriture des ouvriers ; et cette somme montait à seize cents talents d'argent, c'est-à-dire à plus de six millions et demi, d'où il est facile de conjecturer combien pour tout le reste la dépense devait être énorme."

(a) Elle était, du temps de Strabon, vers le milieu de la pyramide ; ce qui prouve qu'un très grand nombre des degrés inférieurs ont été couverts depuis, soit par les débris du revêtement extérieur et des pierres de l'intérieur, soit par les sables que le vent a accumulés tout à l'entour de ce monument.

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