mercredi 5 mai 2010

L'histoire réelle des Pharaons aux couleurs de l'imagination populaire : ou comment interpréter les écrits d'Hérodote, selon Gaston Maspero (XIXe - XXe s.)

Dans la revue "Études de mythologie et d'archéologie égyptiennes" (1892-1916). Gaston Maspero (1846-1916) porte un regard critique sur l'œuvre historique d'Hérodote, lequel n'eut écho des événements et faits majeurs de l'époque pharaonique qu'à travers une version revue et corrigée par ses interlocuteurs, eux-mêmes leurrés par plusieurs siècles d'affabulation populaire. Or, au chapitre de la construction des pyramides, on sait quelles ont pu et peuvent encore être de nos jours les conséquences de telles dérives pseudo-historiques. Ne voit-on pas les inconditionnels pro-Hérodote faire preuve, de multiples manières, d'ingéniosité dans leur interprétation des assertions du "père de l'Histoire" pour les faire coïncider avec leurs propres théories ?
Gaston Maspero prendra allègrement ses distances par rapport à l'histoire des pyramides façon Hérodote. Il suffit pour s'en convaincre de prendre connaissance, au moins dans les grandes lignes, d'une conférence qu'il donna en 1887 sur ce thème. Tel sera l'objet du troisième point de cette note où je présente des extraits de la présentation, par Philippe Rondeau, de ladite conférence.

"Il m'avait semblé (…) que ces dynasties de Pharaons aux noms baroques, toujours préoccupés de magie et d'alchimie, n'étaient pas aussi étrangères qu'on aurait pu le croire aux Pharaons authentiques de l'antiquité, mais qu'elles descendaient d'eux directement à travers les siècles de la décadence grecque, latine, byzantine, copte, et qu'à bien s'y prendre, on parviendrait peut-être à rétablir leur filiation et la genèse de leur histoire. Cette idée [fut] confirmée dans mon esprit par l'étude des légendes consignées dans Hérodote, dans Diodore, dans Manéthon, dans Josèphe, dans les écrivains des âges romain et byzantin, et aussi par l'analyse des romans démotiques ou hiératiques dont les débris revenaient au jour abondamment, ou des historiens arabes de l'Égypte ancienne autres que Mourtadi (…).
Les Égyptiens, peuple d'imagination vive et d'élocution facile, ont eu de très bonne heure, à coté de l'histoire réelle, qui enregistrait les noms des souverains, les années de leur règne, leur succession, l'enchaînement des dynasties, les révolutions politiques et religieuses, les victoires et les défaites, une chronique familière où certains de ces mêmes souverains ou des souverains imaginaires étaient, sous des noms plus ou moins altérés ou sous des noms inventés du tout, les héros d'aventures fabuleuses.
À mesure que les siècles s'entassaient l'un sur l'autre et que les documents véridiques se faisaient rares dans les archives des temples et des villes, cette littérature romanesque se substituait à eux, et elle comblait peu à peu les lacunes des annales authentiques : elle expulsait progressivement de celles-ci les Pharaons auxquels elle ne s'était pas attachée pour les remplacer par ses Pharaons de fantaisie, elle changeait le caractère des Pharaons qu'elle conservait, elle leur composait une vie nouvelle, et elle substituait presque partout à la réalité, des contes parfois tragiques, parfois risibles, toujours amusants.
La religion avait donné l'exemple de ces fictions, en faisant des dieux les premiers monarques terrestres et en leur attribuant des règnes remplis d'incidents merveilleux. Thinites, Memphites, Thébains, les hommes qui leur succédèrent sur le trône, subirent tour à tour ce procédé de métamorphose, tant qu'enfin, à l'époque ptolémaïque, une bonne moitié d'entre eux étaient devenus méconnaissables ou avaient disparu entièrement. Le christianisme, pressé de concilier les traditions de l'Égypte avec celles de la Bible, introduisit les données de la création, des patriarches, du déluge, et, par ses combinaisons chronologiques, acheva de tout déformer ; l'Islam, quand il survint, reçut presque parfaite l'histoire que ses chroniqueurs nous ont transmise, avec quelques additions et avec beaucoup de fautes de transcription et de copie dans les noms propres. En somme, de Ménès ou de Chéops à Sauroc et à ses congénères, il y a évolution lente de la tradition et non pas interruption : la transformation s'est opérée par degrés, d'un mouvement continu dont les vicissitudes de la politique et les changements de religion ont pu varier, mais non enrayer l'allure.(...)
Les étrangers, Grecs, Syriens, Hébreux, que les Ptolémées attirèrent à Alexandrie et qui, de là, se répandirent sur le reste du pays, devaient nécessairement établir des synchronismes entre leur histoire et celle des Pharaons, et, par suite, insinuer des éléments nouveaux dans la tradition. Les Grecs ne s'en firent pas faute, mais ce furent les Hébreux surtout qui travaillèrent la matière égyptienne, et les indigènes finirent par adopter une partie de leurs combinaisons. Nous en avons la preuve, pour la première moitié du troisième siècle, dans les fragments et les listes de Manéthon. Je m'étais convaincu, dès le temps de mes débuts, que Manéthon représentait non pas les annales réelles de l'Égypte, mais un système bâti sur ces annales, comme le furent plus tard ceux de Böckh, de Lepsius, de Lauth, de Lieblein, avec des documents souvent insuffisants, dont les uns étaient authentiques, mais dont les autres renfermaient des thèmes de pure imagination. (…)

 Hérodote, Histoires, II
Cette littérature romanesque, dont des personnages à noms historiques sont les héros, continua de fleurir sous la domination romaine, et c'est vers la fin du premier ou du commencement du deuxième siècle après J.-C., que furent écrits les papyrus qui nous en ont transmis les débris. Elle est d'une importance capitale (...) par le rôle prépondérant que la magie y joue. (...) Les rares fragments qui nous restent des auteurs païens qui parlèrent de l'Égypte à l'époque romaine, et l'étude des premiers chronographes chrétiens montrent que l'histoire, ainsi entendue, n'avait déjà plus que des rapports lointains avec l'histoire réelle : si l'on n'avait pas possédé encore les listes demi-exactes de Manéthon, celle-ci aurait été à peu près oubliée. On y constate l'introduction de noms nouveaux amenés là par des histoires nouvelles, destinées, surtout depuis l'avènement du christianisme, à accommoder la chronologie profane au cadre de la chronologie sacrée et à remplacer les interprétations païennes des monuments antiques par des interprétations chrétiennes. Pour n'en citer qu'un exemple, les grandes pyramides cessent d'être des tombeaux pour devenir des greniers, et les noms de Chéops, de Chéphrèn et de Mycérinus s'y effacent devant celui de l'hébreu Joseph, ministre de Pharaon. Bientôt les identifications des premiers souverains thinites avec le Mizraïm de la Genèse et avec ses enfants deviennent complètes : les noms d'origine biblique se substituent à ceux d'origine égyptienne, et, s'il subsiste quelqu'un de ces derniers, c'est presque toujours sous une forme tellement altérée qu'on a peine à les démasquer. D'autre part, la magie, l'astrologie, l'alchimie, les sciences divinatoires, si répandues aux bords du Nil dès les derniers temps pharaoniques, ont gagné dans l'imagination populaire tout le terrain que les souvenirs de l'histoire réelle y perdaient, et la fouille dans les nécropoles et dans les temples antiques devenait une profession, rémunérée quelquefois par la découverte de véritables trésors, cercueils et momies lamés d'or et incrustés de pierreries, bijoux, vaisselle d'argent et d'or, étoffes et armes de choix, statuettes en matières précieuses. Comme la vieille habitude d'attribuer à des rois les actes romanesques qui, dans d'autres littératures, sont accomplis d'ordinaire par de simples particuliers persistait plus tenace encore que par le passé, tous les rois d'Égypte devinrent des magiciens, et la plupart des magiciens célèbres devinrent des rois d'Égypte, dont les inscriptions racontaient, disait-on, les prodiges et les luttes à coups de prestiges, ou qui, déposant dans leurs tombeaux leurs richesses et leurs talismans, les laissaient à la disposition des sorciers investis par leurs études d'un pouvoir magique supérieur. Les Coptes avaient déjà constitué ces dynasties bizarres, dont la chronique nous est racontée par les historiens arabes avec complaisance.(…) Il n'y a pas eu rupture de la tradition indigène, mais dégradation lente de cette tradition, de l'époque pharaonique à l'époque arabe, et c'est par le conte populaire que cette dégradation s'est produite."
(Études de mythologie et d'archéologie égyptiennes, Vol. 7 - source : Gallica)

"Hérodote, voyageant dans un pays dont il ne connaissait ni la langue parlée, ni les écritures, ne pouvait pas s'enfermer entre les quatre murs d'une école ou d'une bibliothèque pour y consulter les documents positifs qu'y avait déposés l'antiquité égyptienne. Il ne rencontrait l'histoire que comme on la rencontre en voyage, entourée d'un cortège de guides, et localisée, pour ainsi dire, dans les monuments qu'il visitait. Bubaste, Héliopolis, Saïs lui fournirent quelques chapitres ; Memphis et les environs, le fonds même de son histoire ; Thèbes et la Haute-Égypte, rien ou presque rien. La valeur et la quantité des renseignements recueillis sont proportionnées à l'importance que chacune des villes avaient encore au moment où il les a recueillis, et, mieux encore, aux facilités d'accès et de séjour qu'elles offraient à l'étranger. (…)

Portrait d'Hérodote - copie romaine d'un original grec du début du IVe siècle av. J.-C. Provenance :
environs de la Porta Metronia, Rome. Photo de Marie-Lan Nguyen (Wikimedia commons)

Le Grec, qui parcourait la Thébaïde au Ve siècle avant notre ère, était donc dans la position de l'Européen qui, au siècle dernier, entreprenait d'aller jusqu'à la première cataracte. (…)
Et dans les environs de Memphis, le voyageur grec faisait les mêmes promenades qu'on fait maintenant en partant du Caire. D'abord les cimetières des premières dynasties et les grandes pyramides. Puis, de l'autre côté du Nil, les carrières de Tourah, toujours inépuisées, d'où étaient sortis bloc à bloc tous les monuments du pays et les pyramides elles-mêmes. Héliopolis et son temple de Râ, Busiris et le deuil qu'on y mène pour Isis, les restes du canal de Néco, Bubaste et la foire annuelle de Bast "pendant laquelle on boit plus de vin de vigne qu'on ne fait pendant tout le reste de l'année". Comme aujourd'hui du Caire au Fayoum, je pense qu'on se rendait directement de Memphis au Labyrinthe  et au lac Moeris, et qu'on ne faisait pas de cette excursion un épisode du voyage de la Haute-Égypte. De tous ces endroits, Hérodote trouvait les mêmes noms qui l'avaient frappé à Memphis, Khéops et Moiris, Séostris et Psamitik : un même cycle d'histoire populaire enfermait tous les monuments, et ce qu'on entendait dans un endroit complétait ou paraissait compléter ce qu'on avait entendu dans un autre.
"Les Égyptiens rapportent... les prêtres me dirent... j'ai entendu conter aux prêtres de Vulcain..." : il semble que, dans toutes ses excursions, Hérodote ait eu pour informant des indigènes, et qu'il ait dû être bien informé. Les bibliothèques sacrées étaient riches en livres historiques et religieux, en contrats, en chartes de donation, en pièces officielles de toute nature. On y conservait des listes de rois analogues au Canon royal du musée de Turin. Hérodote en vit une à Memphis, qui lui aurait donné le cadre complet de son histoire, s'il avait pu la lire ou simplement se la faire traduire par écrit. Mais ces Égyptiens et ces prêtres dont il s'appuie comme d'une autorité, étaient-ils de véritables Égyptiens et de véritables prêtres ? Au contact des Grecs, toujours assez paresseux lorsqu'il s'agissait d'apprendre une langue étrangère, il s'était formé dans le Delta une classe bâtarde de gens parlant, par hérédité, le grec et l'égyptien, et probablement les parlant mal. C'est à ceux-là qu'Hérodote eut nécessairement affaire pendant son séjour. C'est en causant avec eux qu'il reçut la plupart de ses informations, et quand, par hasard, il se servait d'eux pour s'entretenir avec un indigène, tous les voyageurs qui ont eu l'occasion d'employer un drogman peuvent se figurer aisément les équivoques qui s'ensuivaient.
De même pour les prêtres. Que Pythagore, Solon, Eudoxe, Platon, tous les philosophes que la tradition conduit en Égypte et qu'elle y fait demeurer longtemps, aient réussi à pénétrer dans les collèges sacerdotaux, j'y consens volontiers. Mais qu'un simple curieux, venu pour voir le pays et pour en observer les mœurs, soit arrivé en quelques semaines à forcer les portes du sanctuaire et à se faire guider dans les cours d'un temple par un prêtre de rang, cela ne me semble guère probable. Je ne sais pas d'étrangers qui, visitant Notre-Dame de Paris, aient eu pour guide un archevêque de Paris. (…) Les prêtres qui accueillaient Hérodote et lui faisaient les honneurs du temple étaient aux véritables prêtres ce que les Égyptiens qui lui servaient de guides étaient aux véritables Égyptiens, une classe d'ordre très simple. Dans les villes du Delta où les étrangers étaient nombreux et les visites fréquentes, ils devaient être assez bien dressés au métier d'exégètes pour connaître en gros l'histoire de l'édifice qu'ils montraient,  qui l'avait fondé, qui agrandi et quelles parties portaient le cartouche de chaque souverain, le tout entremêlé, comme il convient, d'histoires scandaleuses et de miracles. Ils débitèrent à Hérodote la leçon qu'ils débitaient à chaque voyageur. Peut-être, comme Hérodote était curieux et avide de s'instruire, y joignirent-ils pour lui faire fête quelques récits qu'ils ne contaient pas aux visiteurs d'aventure. (…)
Hérodote n'écrivait pas une histoire d'Égypte. Même bien instruit, il n'aurait pas donné au livre de son histoire universelle qui traitait de l'Égypte plus de développements qu'il ne lui en a donnés. (…) Les monuments nous disent, ou nous diront un jour, ce que firent les Khéops, les Ramsès, les Thoumôs du monde réel. Hérodote nous apprend ce qu'on disait d'eux dans les rues de Memphis. Toute la partie de son second livre que remplissent leurs aventures est pour nous mieux qu'un livre d'histoire ; c'est un chapitre d'histoire littéraire."
(Études de mythologie et d'archéologie égyptiennes, Vol.3 - source : Gallica)

"Le programme de la conférence était : les pyramides, considérées sous le rapport de leur mode de construction et de leur destination.
Bien des systèmes ont été conçus au sujet des pyramides : c'était, en réalité, les tombeaux des rois, et ce n'était pas autre chose. Dès qu'un Pharaon arrivait au trône, son premier soin était de préparer son tombeau. Ses principaux officiers parcouraient l'Égypte à la recherche de la plus belle pierre pour y creuser le sarcophage que l'on mettait en place, avant de construire au-dessus h chambre sépulcrale dans laquelle il devait être enfermé. Cette chambre était ensuite enveloppée, si je puis ainsi parler, dans une première couche de la pyramide, c'est-à-dire dans une masse d'énormes blocs dont les intervalles étaient remplis de moellons de toute grosseur, tels que ceux employés aujourd'hui pour nos maisons. Autour de cette première construction on en disposait une seconde, puis une troisième et généralement on travaillait à la pyramide jusqu'à la fin du règne. Ce n'est qu'après la mort du prince et lorsque sa momie avait été déposée dans le sarcophage que la pyramide recevait son dernier revêtement de gros blocs do pierre, par les soins de son successeur.
On se tromperait pourtant si l'on croyait pouvoir juger de la durée d'un règne d'après les dimensions de la pyramide, comme un botaniste apprécie l'âge d'un chêne par le nombre des couches concentriques de son tissu ligneux. Chéops, qui a construit la plus considérable des pyramides de Giseh, n'a eu qu'un règne assez court ; plusieurs Pharaons, au contraire, après un long règne, ont laissé des pyramides relativement petites. Cela tenait, tout simplement, à l'activité plus ou moins grande qu'on imprimait aux travaux.
Longtemps on a cru que beaucoup d'années et l'emploi simultané d'une multitude d'ouvriers étaient nécessaires à l'achèvement de ces monuments gigantesques. M. Maspero prétend le contraire : il croit à une exagération des historiens grecs. Cette opinion toute nouvelle, et qui lui est propre, allait être, pour la première fois, développée dans sa conférence.  
"Le vrai moyen, a-t-il dit, d'apprécier comment un édifice a été construit, c'est de le démolir. Or j'ai ouvert un certain nombre de pyramides, et il ne m'a jamais fallu plus de cinquante ouvriers bien dirigés pour faire mouvoir et transporter des masses de pierres aussi grosses que les plus gros blocs des grandes pyramides. Sans doute avec ce petit nombre d'hommes il faut y mettre le temps, mais on y parvient."
Et puisqu'il est question de temps, combien en faudrait-il, suivant M. Maspero, pour construire une pyramide, même la plus grande ? Là encore, il croit à une exagération des historiens. D'après ses calculs, il ne faudrait guère plus de trois ans. Et comme il était lui-même étonné de ce résultat, il avait prié plusieurs maçons égyptiens de faire, chacun de son côté, la même recherche, d'après des procédés à eux. Les résultats ont été presque identiques. M. Maspero considère donc ce nombre de trois ans comme acquis. Il n'est toutefois, bien entendu qu'approximatif.
"
(Extraits d'"Une conférence privée à Paris. Les pyramides d'Égypte, lecture faite à la séance publique annuelle de la Société des antiquaires de l'Ouest, le 9 janvier 1887", par M. Philippe Rondeau, conseiller à la Cour d'appel de Poitiers.)

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