mercredi 31 octobre 2012

Les comptes imprécis de Raoul Lacour (XIXe s.) visitant les pyramides de Guizeh

En comparant les relations de certains voyageurs des siècles passés avec les observations que l’on peut faire aujourd’hui, en bénéficiant notamment des progrès accomplis par l’archéologie, on peut de demander si c’est bien de la même Égypte qu’il est question.
Le cas de Raoul Lacour est, à ce sujet, particulièrement éloquent, mais il est loin d’être le seul. En nous basant sur le récit qu’il propose, dans son ouvrage L'Égypte, d'Alexandrie à la seconde cataracte (1871), de sa visite du site de Guizeh, on peut constater que cet avocat maniait les chiffres avec une surprenante agilité.
Passons sur certains détails (par exemple : quelques mètres en trop pour la hauteur de la pyramide de Mykérinos ; les “trois ou quatre” petites pyramides jouxtant cette même pyramide). Par contre, où donc notre auteur est-il allé dénicher la “foule” de petites pyramides, aux environs des trois grandes ? Il leur accorde même une hauteur de 20 à 30 mètres. Idem pour les caractéristiques de la pyramide de Mykérinos : de qui, de quel guide mal inspiré tient-il qu’elle enferme “une douzaine de chambres disposées sans grande symétrie” ? Ou bien alors, il faudrait se mettre d’accord sur ce que l’on appelle “pyramides” et “chambres”...


Au cours de sa relation de voyage, Raoul Lacour épingle Fialin de Persigny pour sa théorie sur la lutte contre l’invasion des sables (sur cet auteur : la note de Pyramidales). Il rend hommage à son imagination, mais se demande “si cet honorable homme d'État (est) jamais venu en Égypte”.
Si Fialin de Persigny a pu prendre connaissance des écrits de Lacour (ils étaient contemporains), peut-être était-il en droit de lui retourner le compliment...

“Aussitôt qu'on débouche des rues étroites du Caire, qu'on entre dans la plaine qui l'entoure, ou que, du sommet de la citadelle ou d'un minaret, on domine les toits plats de la ville, l'œil se porte immédiatement sur la chaîne des Pyramides ; il est attiré par ces masses anguleuses, ces montagnes qu'on sait et qu'on sent factices. Un beau matin, nous nous décidons à aller les voir de plus près ; mais voulant faire une visite un peu complète aux principales antiquités voisines du Caire, nous tournons au sud et prenons le chemin de Memphis. (...)
Après le Nil, nous traversons le chemin de fer. Le chemin de fer ! Quand on va voir les pyramides et qu'on a la tête pleine des noms des Sekeneferke, Choufou, Menkera et autres pharaons des premières dynasties, il y a là le contraste, l'antithèse que présente si souvent la terre d’Egypte et sur laquelle nous ne nous appesantirons pas. Tant d'autres déjà l'ont fait. (...)

“Le plus ancien monument de l'Égypte”
Le désert commence ici, et nos ânes, dont les sabots enfoncent dans le sable, sont les premiers à s'en apercevoir. Nous piquons droit sur la pyramide (de Saqqarah), mais, chose bizarre, quoique bien éclairée par la lune, elle ne paraît pas grandir à notre approche, nous écraser de sa masse. “Mais elle est en briques !” nous écrions-nous ; on l'eût dit alors.
De plus près pourtant, ce que nous prenions pour des briques, se trouve être des blocs calcaires de 2 et 3 mètres de long sur 40 ou 50 centimètres de haut. Quant aux cinq degrés qui la composent, excepté le degré inférieur que nous touchons du doigt et que nous sommes bien forcés d'avouer être très haut, ils nous paraissent fort petits. Ces illusions d'optique, cette difficulté de se rendre compte de la grandeur et des distances tenait d'abord à la lumière de la lune, dont l'éclairage produit toujours cet effet-là, et puis à l'absence totale de points de comparaison.
Cette pyramide, est très probablement le plus ancien monument de l'Egypte et peut-être du monde : elle a été bâtie, pour lui servir de tombeau, par le pharaon Kekéou, de la deuxième dynastie, quatre mille sept cents ans avant Jésus-Christ. L'intérieur est, dit-on, curieux, mais nous n'avons pas le temps de le visiter. (...)

Les restes parfaitement reconnaissables d’un grand plan incliné
Remontant en selle, nous nous hâtons de gagner les grandes pyramides de Gizeh, les plus septentrionales de toutes, au pied desquelles nous devons coucher. La lune dans son plein nous éclaire parfaitement et sous un ciel si pur nous permet de distinguer les détails presque aussi bien qu'en plein jour. (...)
Nous jetons en passant, et sans plus nous déranger, un coup d'œil aux pyramides d'Abou-Cir et aux restes parfaitement reconnaissables du grand plan incliné qui servait à élever les pierres de ces immenses constructions. (...)
Les trois pyramides étaient en face de nous. Nous gravissons l'espèce de promontoire sur lequel elles sont posées et, quoique nous soyons en plein jour, le même effet qu'à Sakkharah se produit ici ; de près, elles nous paraissaient moindres que de loin. Ce n'était que par le raisonnement que nous parvenions à leur rendre leurs vraies dimensions.
Pourtant les détails étaient plus nets. La première paraît visiblement tronquée ; la dernière, au contraire, est complète, et de plus, toute la partie supérieure est encore couverte de son revêtement en grès bien poli ; les deux autres avaient des revêtements analogues qui ont été démolis pour construire le Caire. La troisième pyramide est de beaucoup la plus petite ; elle semble, comme disent les Arabes, être la fille des deux autres.
Outre ces trois grandes, il y en a, aux environs, une foule de petites, toutes fort détériorées qui n'atteignent pas plus de 20 ou 30 mètres d'élévation.

Une expression majestueuse, mais douce
Nous commençons par jeter un coup d'oeil sur un temple récemment déblayé par M. Mariette :
un vrai trou que les sables ne vont pas tarder à recombler. Ce qu'il y a de curieux c'est que ce temple n'a aucun hiéroglyphe, aucune représentation ; de grands blocs rectangulaires, polis, de
granit ou d'albâtre, posés d'équerre forment toute son architecture, pilastres et plafonds. Il date de la même époque que les pyramides.
Tout à côté est le sphinx dont la tête et le cou sortent seuls des sables. C'est un rocher calcaire, une partie de la montagne, que l'on a taillé et laissé en place. Je ne sais pourquoi les Arabes lui ont donné le nom de “Père de l'épouvante”. Il n'a d'effrayant que ses proportions colossales (9 mètres de haut du menton au front) ; son expression est majestueuse, mais douce ; les absurdes mutilations des Arabes, qui lui ont cassé le nez et martelé la joue, n'ont pas pu imprimer à sa physionomie un caractère féroce. Il reste impassible, couvert de sa coiffure pharaonique, qui ressemble tant au couffieh actuel, ses yeux dirigés sur la vallée et ses larges oreilles ouvertes à tous les bruits du désert. Moyennant quelques piastres, un Arabe grimpe jusqu'au sommet de la tête et de là paraît bien petit. 




“Une suite rectiligne de débris, qui pourraient bien être les vestiges d'un des grands plans inclinés dont parle Hérodote”
Nous avons hâte de faire l'ascension de la pyramide. Arrivés à l'angle nord-est, nous nous trouvons en face du gigantesque escalier formé par les assises mêmes du monument, rapide à donner le vertige, et dont chaque marche a de 40 à 60 centimètres de haut ; mais pourtant, de ce point-ci, du pied même, par suite de la perspective, la pointe perd de son importance relative et le monument paraît moins aigu que d'un peu plus loin. (...)
Nous sommes sur la pyramide, tombeau de Choufou ou Chéops, la plus septentrionale de toutes, et, malgré la pyramide de Chafra qui nous masque un peu la vue au sud-ouest, nous pouvons saisir tout l'ensemble des ruines. Nous voyons les quatre petites pyramides bien rangées devant la grande, orientées comme toutes les autres, suivant les quatre points cardinaux, les tombeaux disposés dans un ordre symétrique, le sphinx, lui aussi, orienté de l'est à l'ouest ; nous croyons même reconnaître une suite rectiligne de débris, qui pourraient bien être les vestiges d'un des grands plans inclinés dont parle Hérodote.
Nous voyons bien d'autres choses encore ; mais, à cette inspection des lieux, nous ne comprenons pas comment on a pensé que toute la suite des pyramides, depuis celle de Meidoun jusqu'à celles de Gizeh, étaient des montagnes artificielles destinées à remplacer la chaîne libyque qui n'existe plus ici, et à arrêter l'invasion des sables. Cette théorie, trouvée par M. Fialin de Persigny, fait honneur à l'imagination de son auteur, mais n'admet pas la discussion sur les lieux, et nous nous demandions si cet honorable homme d'Etat était jamais venu en Egypte. (...)

“Une douzaine de chambres disposées sans grande symétrie”
Nous voulons pénétrer au centre de la pyramide, mais la visite de l'intérieur est peut-être plus fatigante que l'ascension. L'entrée des galeries est un simple trou pratiqué à 20 mètres environ au-dessus du sol, au milieu de la face nord. Il faut se laisser glisser dans des couloirs fort raides dont les parois sont polies outre- mesure, trop bas pour se tenir autrement que ployé, où l'air est vicié et la chaleur étouffante ; il faut s'arc-bouter à droite et à gauche, s'appuyer sur les Arabes et tenir sa bougie comme l'on peut. On descend d'abord pour remonter ensuite et aboutir finalement, après 80 mètres de cette marche gênante, à une chambre dite de la reine, où il n'y a rien du tout. Revenant sur ses pas et remontant un autre couloir plus élevé, heureusement, on arrive à la chambre du roi. Ici il y a un sarcophage, mais rien dedans.
Les parois de la salle sont faites de blocs de granit ; mais la fumée qui les recouvre est telle qu'on s’en aperçoit peu. Nos Arabes, au milieu de ce tombeau, trouvent original d'entonner le chant de l’abeille et d'imiter les contorsions des almées.
Éclairés par les lueurs rouges des torches, ils sont effrayants avec leurs grands corps basanés et leurs yeux brillants. Leurs voix ont un caractère sauvage qui ne rappelle en rien l'accompagnement langoureux d'une danse voluptueuse.
Nous ressortons de la pyramide de Choufou. Puis, pendant que nous y sommes, nous pénétrons dans celle de Chefren ou Chafra. L'entrée est toujours sur la face nord. Dans celle-ci, il ne se trouve qu'une seule salle très grande jonchée de débris et sur les murs de laquelle nous lisons en grosses lettres : “Scoperta di Belzoni, 1816”.
L'extérieur de cette deuxième pyramide, dont les dimensions sont à peu de chose près, les mêmes que celles de la première, est peut-être plus curieux. Nous avons déjà dit que la partie supérieure était encore recouverte du revêtement poli qui jadis existait sur le tout et sur toutes les pyramides ; de plus, tout autour de la base, le roc a été creusé de manière à former une sorte de fossé d'une cinquantaine de mètres de large sur sept ou huit de profondeur. Les talus sont très ruinés aujourd'hui, excepté du côté ouest. Dans les parois à pic de ce fossé sont creusées de petites tombes, dont l'une présente cette particularité remarquable, que son plafond imite un plafond en troncs de palmiers.
La troisième grande pyramide, celle de Menkera ou Mycerinus, n'a que soixante-dix mètres de hauteur verticale ; elle se trouve au sud-ouest des deux autres, à peu de chose près, sur le prolongement de la ligne qui joint les deux premières.
Son revêtement était jadis tout entier en granit ; il en reste peu de chose aujourd'hui. L'intérieur est très compliqué et offre à l'archéologue une douzaine de chambres disposées sans grande symétrie. Il a un avantage marqué sur les deux autres intérieurs, c'est que, la pyramide étant moins grande, les couloirs sont moins longs. Devant sa face sud sont trois ou quatre autres petites pyramides rangées en front de bataille.”
Source : Gallica