mardi 31 mai 2011

Les pyramides d’Égypte : des “monuments qui semblent l’image de l’éternité sur la terre” (Amboise Firmin-Didot -XVIIIe-XIXe s.)


Des Notes d'un voyage fait dans le Levant en 1816 et 1817, de l’imprimeur, éditeur, helléniste et collectionneur d'art français Ambroise Firmin Didot (1790-1876), j’ai retenu le court extrait qui suit.
Ce texte, à l’instar de nombreux autres récits de voyageurs, souligne le contraste, la disproportion entre le gigantisme des pyramides et les “forces de l’homme” dans lesquelles ces monuments ont trouvé leur origine. Étrange paradoxe en effet que celui d’une construction dont le résultat est voué à traverser les siècles, et l’acteur, lié à sa condition éphémère, fût-il pharaon.



“Le 8, à la pointe du jour, je sortis de ma chambre, et le soleil levant me fit apercevoir les pyramides de Gyzé, l'une des sept merveilles de l'antiquité et la seule qui subsiste encore en entier. Leur aspect, auquel les Turcs et les Arabes restaient dans une indifférence stupide, me causa une vive émotion, et je restai longtemps frappé d'une sorte d'étonnement en me voyant enfin parvenu auprès de ces monuments qui semblent l'image de l'éternité sur la terre, puisque ces édifices gigantesques, dont l'origine se perd dans la nuit des temps, doivent survivre encore pendant bien des siècles à tous les monuments que l'on construit de nos jours, et à ceux aussi éphémères que la postérité élèvera sur leurs ruines.
À mesure que nous avancions, en naviguant sur le Nil, phénomène de la bonté de la nature, des
idées mêlés de tristesse me faisaient comparer la magnificence de ces tombeaux d'un seul homme à la misère de ces humbles huttes de terre qui apparaissaient à peine au-dessus du sol, et qui contiennent cependant des familles entières : jamais l'étrange disproportion qui existe dans la condition des hommes ne fut marquée d'une manière plus affligeante. Ces idées m'occupaient tout entier, et, s'il faut l'avouer, elles m'avaient encore plus frappé que les pyramides ; car à la distance d'où ces monuments de la forme la plus simple se montraient à mes regards dans d'immenses plaines, n’apercevant entre eux et moi aucun point de comparaison qui m'aidât à juger de leurs proportions, et la transparence de l'air ne leur donnant point cette teinte bleuâtre que prennent dans nos climats les objets éloignés, je ne pouvais me former une juste idée de leurs vastes proportions. (...)
Environ à un quart de lieue des pyramides, nous fûmes obligés de faire le reste du chemin à pied, ou montés sur des ânes. À mesure que nous approchions, nous voyions encore s'accroître ces énormes monuments, qu'à chaque instant depuis plusieurs heures nous nous croyions sur le point d'atteindre.

1890 (auteur inconnu)
Arrivés à leur base, nous commençâmes à les gravir, afin de parvenir à l'entrée des chambres souterraines, où l'on ne pénètre qu'avec assez de peine, et quelquefois même en rampant. C'est alors que les proportions étonnantes de ces singulières constructions font réfléchir qu'elles ne sont point en rapport avec les forces de l'homme ; et, en traversant les longues galeries qui y conduisent, on ne peut s'empêcher de songer avec un étonnement mêlé de terreur à ces énormes masses de pierres qui sont suspendues sur la tête.
Dans la chambre sépulcrale toute de granit, et dont les blocs sont si bien joints qu'on ne peut apercevoir l'endroit où ils s'unissent entre eux, on voit encore le sarcophage de celui dont l'orgueil croyait, en traversant les âges, trouver dans ce tombeau un asile inviolable et aussi éternel que le temps. Vain espoir ! Ses ossements ont disparu ; et, sans Hérodote, son nom même resterait éternellement inconnu.
Nous parvînmes ensuite au sommet de cette montagne de pierres qui suffiraient pour construire une ville toute entière (1); et, malgré l'ardeur du soleil, nous nous reposâmes quelque temps sur la plate-forme en suivant des yeux le cours du Nil qui serpente au milieu des sables qu'il fertilise. À nos pieds nous apercevions la tête du Sphinx, quelques petites pyramides et des débris épars de temples et d'édifices ; dans le lointain, on distinguait les nombreuses pyramides de Saccarah.
Quelques-unes des dames nous accompagnèrent dans la promenade pénible et sombre de l'intérieur de ce monument, et eurent même le courage de monter jusqu'au sommet, quoique les pierres qui forment les assises de la pyramide, dépouillée maintenant de son revêtement, aient souvent plus de quatre pieds de hauteur ; mais l'usage général aux dames de l'Orient de porter des espèces de pantalons, leur permettait de s'exposer à de telles enjambées. Après être descendus du côté qui est le moins endommagé, nous nous rendîmes auprès du Sphinx dont les formes colossales, quoique défigurées par le temps, ont cependant un caractère de noblesse très remarquable.
M. Salt (*) fit monter un Arabe sur la deuxième pyramide ; vers son sommet, une partie du revêtement existe encore : le morceau qu'il en rapporta était d'une pierre calcaire extrêmement blanche, mais n'était point du marbre comme on l'avait cru jusqu'alors, et comme on l'a répété dans bien des livres. On nous fit voir les travaux que quelques bataillons français avaient commencés pour ouvrir la petite pyramide de Mycérinus : mais, quoique peut-être dix fois moins grande que les deux autres, elle lassa bientôt leur courage.”

(1) On a trouvé, sur l'exemplaire du Voyage de Volney que Napoléon Bonaparte avait emporté à Sainte-Hélène, cette note curieuse, écrite de sa main : “La roche sur laquelle est assise cette pyramide est à 130 pieds au-dessus du Nil, 134 pieds au-dessus du chapiteau de la colonne de Mékias [**], 143 pieds au-dessus de la mer Rouge, vives eaux, 173 au-dessus de la Méditerranée. Sur le plateau ou base de la pyramide tronquée, on est élevé de 551 pieds 9 pouces ⅒ au-dessus de la vallée du Nil, 594 pieds 9 ponces au-dessus de la mer Méditerranée, 564 pieds 9 pouces au-dessus de la mer Rouge. Cette pyramide a 1,128,000 toises cubes, (...), ou des pierres pour faire une muraille de 4 toises de haut et une de large pendant 563 lieues, ou de quoi ceindre l'Égypte del Barathron à Sienne, à la mer Rouge ; et de Suez à Rafia, en Syrie.”
Par un calcul de M. Charles Dupin, il résulte que, pour élever la masse de pierres qui forme ce monument, il a fallu cent mille ouvriers employés pendant vingt ans ; et si aujourd'hui il fallait extraire les pierres des carrières, et les placer de manière à former cette pyramide, l'action des machines à vapeur mises actuellement en activité dans l'Angleterre, manœuvrées par 36.000 ouvriers, ferait ce même travail en dix-huit heures.

Source : Gallica

(*) Voir Pyramidales : ICI
[**] Le Nilomètre