lundi 4 janvier 2010

La chronique d'un voyageur autour du monde : Giovanni Francesco Gemelli Careri (fin XVIIe s.)

Le voyageur aventurier italien Giovanni Francesco Gemelli Careri (1651-1725) fut l'un des premiers à effectuer un tour du monde en empruntant les transports publics. Bien qu'il ait été suspecté d'être un espion du Vatican, il voyageait plus pour le plaisir que pour un quelconque profit. Il débuta son périple en 1693 par une visite de l'Égypte, de Constantinople et de la Terre Sainte, pour le terminer cinq années plus tard, en Amérique latine. Le récit de ce voyage - Giro del mondo - fut publié en 1699. La traduction française, par L.M.N., date de 1719.
Le texte ci-dessous est extrait de la première partie de l'ouvrage. Le chroniqueur semble bien embarrassé quand il s'agit de faire un choix face aux divers avis ayant trait à la construction et à la finalité des pyramides d'Égypte. Qui croire, entre autres références, de Diodore, Hérodote ou de Strabon ou encore des historiens arabes ? L'interrogation, on le constatera, ne dépasse pas le stade de l'indécision.


Les historiens et chronologistes arabes croient que ces pyramides [celles de Guizeh] ont été bâties par un roi d'Égypte nommé Saurid, trois cents ans avant le Déluge ; ils mêlent tant de fables dans leur rapport qu'ils obscurcissent jusqu'au peu de vérité qu'il pourrait y avoir. Ils écrivent que ce roi ayant eu une vision, dans laquelle la terre lui paraissait être renversée sens dessus dessous, les hommes étendus la face contre terre, et les étoiles tombées du firmament ; il s'en affligea beaucoup, mais ne le dit à personne ; après cela, il vit tomber les étoiles du ciel en forme d'oiseaux qui servaient de guides aux hommes pour les conduire entre deux grandes montagnes, par lesquelles ils étaient écrasés, et les étoiles s'obscurcissaient ; épouvanté de cette vision, il assembla 130 devins de toutes les provinces d'Égypte, parmi lesquels se trouva le fameux Aclimon auquel il raconta son songe. Ils jugèrent et prédirent qu'il viendrait un grand Déluge, par lequel le pays d'Égypte courait risque d'être submergé, et que cela arriverait dans peu d'années. Le roi, ayant entendu cela, fit bâtir ces pyramides, et faire quelques conduits souterrains pour détourner l'eau du Nil dans la province qu'on appelle Alfeida, mettant toujours dans ces pyramides ce qu'il avait de précieux. Quand elles furent achevées, il les fit couvrir d'une belle étoffe de soie, et y célébra une fête magnifique où tous ses sujets se trouvèrent. On conte plusieurs autres histoires ridicules : entre autres, les Coptes en ont une belle dans leurs livres ; ils disent que sous la Grande Pyramide, il y a cette inscription :
"Le roi Saurid a bâti les pyramides dans le temps, et les a finies en six ans. Quiconque viendra après lui et se croira aussi puissant qu'il l'a été, qu'il entreprenne de les détruire en six cents ans, quoiqu'il soit plus facile de détruire un bâtiment que de le construire. Il les a couvertes de soie ; qu'un autre tâche seulement de les couvrir de mousse !"
Quand le calife Al-Mamoun entra en Égypte, il eut la curiosité de savoir ce qu'il y avait de renfermé dans ces pyramides ; quoiqu'on lui représentât que la chose était impossible, cependant à force de vinaigre, de feu, et d'instruments trempés d'une manière particulière, il surmonta la difficulté. Effectivement, la porte que l'on voit dans la Grande Pyramide est son propre ouvrage. On trouva dans un mur très épais un trésor qui paya largement la dépense que l'on avait faite pour l'ouverture. On y trouva aussi un puits carré, et dans chaque côté du carré, autant de portes par où l'on entrait dans [de] certaines voûtes où il y avait plusieurs corps morts enveloppés dans de la toile. Sur le haut de la pyramide, était une pierre creuse dans laquelle il y avait la statue d'un homme, et dans cette statue, un corps qui portait une plaque d'or sur l'estomac, toute enrichie de pierreries, une épée d'une grande valeur, et sur la tête une escarboucle grosse comme un œuf. Il y avait au dessus de la pierre certains caractères que personne au monde ne sut expliquer. Ils ajoutent encore qu'après qu'Al-Mamoum eut fait faire cette ouverture, plusieurs y entrèrent et y moururent. Voilà tout ce que les auteurs arabes nous en ont conté.
Il est pourtant vrai que ces pyramides ont été bâties pour servir de tombeaux, comme Strabon et Diodore l'assurent ; on le voit par le sépulcre qui se trouve dans la plus grande, soit qu'il soit de Cheopos, selon Hérodote, ou de Chemis, selon Diodore. Quoique Aristote dise que les rois d'Égypte avaient entrepris de si grands bâtiments pour exercer leur tyrannie, et Pline, pour faire voir leur puissance et tenir leurs sujets occupés afin qu'ils ne songeassent point à la révolte, cependant le but a toujours été d'en faire des tombeaux et d'y conserver les corps pendant longtemps, d'autant plus que croyant que les âmes resteraient avec le corps aussi longtemps qu'ils se conserveraient entiers, non pas pour les animer, mais pour les garder comme leurs premières demeures, ils faisaient tous leurs efforts à chercher tout ce qui pouvait servir à les préserver de la corruption, en les embaumant et les mettant dans de si fameux bâtiments : ils n'ont pas tout-à-fait mal réussi dans leur dessein, puisque depuis deux et trois mille ans, on les trouve encore entiers et durs ; c'est ce qui a donné occasion à Platon, qui resta treize ans en Égypte, d'en tirer la conséquence de l'immortalité de l'âme.
Les rois firent construire des pyramides de la figure la plus durable, puisque le haut ne charge point le bas et que la pluie ne leur peut faire aucun tort, quoique quelques-uns disent que cette figure était pour représenter la figure de leurs Dieux. On croit aussi, avec quelque fondement, que les Égyptiens faisaient leurs observations astronomiques sur le haut de ces pyramides, et qu'ils établirent ainsi leur année caniculaire.
Les degrés de ces pyramides étant d'une pierre solide et bien polie, Diodore et Hérodote croient qu'on les a taillées dans les montagnes de l'Arabie, qui sont au dessus du Delta. De plus, Hérodote croit qu'on a levé ces grandes pierres à force de leviers de bois posés sur le premier degré pour les élever jusqu'au second. Diodore pourtant dit que, les machines n'étant pas encore inventées dans ce temps-là, on faisait une montagne de terre de la hauteur qu'il fallait ; qu'après y avoir conduit les pierres, on les roulait jusqu'au bâtiment ; mais il n'y a qu'une imagination grecque qui puisse goûter ces raisonnements.(*)

(*) le texte italien de cette dernière phrase est le suivant : "ciò che non può digerirli da chi non ha stomaco greco" (cela ne peut être digéré par qui n'a pas un estomac grec)

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