mercredi 20 janvier 2010

Les constructions "les plus colossales que l'orgueil de l'homme ait jamais élevées" (Renouard de Bussière - XIXe s. - à propos des pyramides de Guizeh)

Le vicomte Marie-Théodore Renouard de Bussière (1802-1865) fut secrétaire d'ambassade, et maire de Reichshoffen de 1840 à 1843.
Dans ses Lettres sur l'Orient, écrites pendant les années 1827 et 1828, tome second, Paris 1829, ce voyageur ethnologue relate sa visite aux pyramides de Guizeh en soulignant le "sentiment profond de vénération" que lui inspirent ces monuments de l'antiquité.
Quelques observations techniques retiennent plus particulièrement son attention :
- les surfaces des pyramides étaient "recrépies" au mortier (il n'est pas question de pierres de revêtement) ;
- le couloir ascendant de la Grande Pyramide "obstrué de sable et de décombres" ;
- l'espace occupé par les aménagements intérieurs de cette pyramide (couloirs, chambres) est "imperceptible" comparé au volume global du monument.


Ce portrait de Renouard de Bussière est reproduit
avec l'aimable autorisation de la mairie de Reichshoffen

Notre troisième course a été la plus intéressante. Nous avons été voir les fameuses pyramides de Djizeh (ou Gizeh). (...) Ce petit voyage devait nous prendre quelques jours (...).
En arrivant à leur base, (...) je fus plus étonné que jamais de leur immensité. La journée finissait ; le soleil allait disparaître derrière les collines de sable et dorait de ses derniers rayons ces gigantesques monuments. Je restai immobile, et frappé d'un respect religieux, je n'osais avancer, craignant de troubler le majestueux silence qui régnait dans la nature. Ces constructions merveilleuses, dont les fondateurs même sont presque oubliés, qui ont survécu à la mémoire de ceux qu'elles devaient immortaliser, et que quarante siècles ont respectées, m'inspiraient un sentiment profond de vénération.
En tournant autour de l'édifice principal, auquel on donne le nom de pyramide de Chéops, nous fîmes lever deux hyènes, qui s'enfuirent précipitamment à notre approche. Nous nous hâtâmes d'allumer un grand feu pour cuire notre repas et éloigner de semblables visites. Nous passâmes la nuit couchés sur le sable et nous étions sur pied longtemps avant le lever du soleil. Des bédouins qui nous avaient vus arriver la veille, vinrent pour nous servir de guides. Nous montâmes d'abord extérieurement jusqu'au sommet de la plus grande pyramide. Dans l'origine cela eût été impossible ; car, à en juger par la seconde, leurs surfaces étaient unies et couvertes d'un recrépissage. Le mortier est tombé aujourd'hui, et les pierres de taille qui ont servi à la construction forment des marches, au nombre de deux cent neuf. Ces pierres, vues de loin, se perdent dans l'immensité de l'édifice ; mais, lorsqu'on en approche, ce sont des quartiers de rochers : chaque gradin a deux ou trois pieds d'élévation ; on ne le franchit qu'en s'appuyant sur les mains, et vous concevez qu'escaladant de la sorte un des monuments les plus élevés du monde, on arrive au faîte accablé de fatigue. Nous montâmes par l'angle du nord-est, qui est le mieux conservé. Rien n'est plus triste et plus imposant à la fois que la vue que l'on découvre du haut de la pyramide : excepté un fleuve solitaire, une étroite vallée de verdure et quelques villages, tout est sable, tout est mort. Des constructions élevées par la main de l'homme coupent seules cette effrayante uniformité, et leurs masses énormes sont plus étonnantes que l'immensité silencieuse du désert lui-même. Auprès de nous, nous apercevions les deux autres pyramides de Djizeh et le sphinx colossal ; les pyramides de Sakarah (ou Saqqarah) se dessinaient à l'horizon.(1)
Je ne saurais vous rendre compte de l'impression que j'ai éprouvée en voyant ces constructions, les plus colossales que l'orgueil de l'homme ait jamais élevées ; je ne pouvais me l'expliquer à moi-même. Une foule de réflexions se succédaient rapidement dans mon esprit. Un peuple puissant s'est anéanti, me disais-je ; tout a disparu, les tombeaux seuls sont restés ! des milliers de générations se sont succédé ; une innombrable quantité de sages et de héros ont vécu et ont été oubliés, depuis que le monde étonné a vu pour la première fois ces gigantesques édifices. Les hommes célèbres qui sont venus en Égypte, s'en sont approchés avec respect. L'armée française poussa, il y a peu d'années, un cri de joie lorsqu'elle les aperçut, et son général lui dit : "Soldats ! du haut de ces monuments, quarante siècles vous contemplent."

Étant retournés à la base de la pyramide, nous approchâmes de l'issue qui mène à son intérieur ; les bédouins s'y précipitèrent pour nous montrer le chemin : chacun de nous portait un flambeau allumé. La base du monument est en grande partie ensablée, de sorte que l'entrée, jadis élevée au-dessus du sol, est aujourd'hui à son niveau. Cette entrée, masquée autrefois, comme celles de tous les tombeaux égyptiens, a été découverte, grâce, sans doute, à quelque indice extérieur : originairement le revêtement général de l'édifice la cachait.
On descend d'abord une rampe en granit noir, qui se dirige vers le centre et la base de l'édifice, et dans laquelle sont soixante petites entailles qui remplissent l'office de marches. Arrivés au bas de cet escalier, nous trouvâmes deux grands blocs de granit, auprès desquels commence une galerie ascendante, extrêmement raide. Nous y montâmes péniblement au moyen d'entailles pratiquées dans une rampe très difficile et très étroite. Ce corridor, qui d'abord est assez haut, s'abaisse insensiblement : il est obstrué de sable et de décombres ; on n'y avance plus qu'en se courbant beaucoup. Nos flambeaux réveillaient une quantité de chauves-souris, qui voltigeaient autour de nous et dont les ailes venaient nous frapper au visage.
Au milieu de cette galerie est une espèce de palier ; on y voit un trou très profond, auquel on donne le nom de puits. Le couloir se divise alors en deux branches, dont l'une continue à suivre sa première direction, et dont la seconde est horizontale : nous prîmes la dernière et arrivâmes bientôt à une petite salle, à laquelle on donne le nom de chambre de la reine. Elle ne contient aucun ornement, aucune inscription, et a dix-huit pieds deux pouces de long, sur quinze pieds et neuf pouces de large ; son plafond a la forme d'un toit. Retournant sur nos pas et arrivés au puits, nous recommençâmes à monter la galerie principale ; elle se dirige vers le centre de l'édifice : large à sa base de six pieds six pouces, elle se rétrécit en s'élevant et a environ cinquante pieds de hauteur. On monte en suivant de petits parapets construits le long des parois du couloir. Après avoir marché de cette façon l'espace de cent quatre-vingts pieds, on entre dans le second palier, qui jadis était fermé par des blocs de granit ; il mène à la chambre dite du roi. Cette pièce, longue de seize pieds, large de trente-deux et haute de dix-huit, et dans laquelle on entre par l'un des angles, est entièrement revêtue de granit noir ; elle renferme un sarcophage ouvert qui à sept pieds de long sur trois de large, et est d'un seul morceau de granit. Du reste, il n'y a aucun ornement dans la salle : le tombeau est vide et cassé en plusieurs parties ; le couvercle a disparu. Nous sortîmes très fatigués de la pyramide : la chaleur et la poussière qui y règnent, rendent impossible un long séjour dans son intérieur.

(...) Ces monuments, dans la construction desquels il semble que l'homme ait voulu rivaliser avec la nature, sont bâtis presque en masses ; car l'espace qu'occupent les corridors et les deux chambres est à peu près imperceptible, lorsqu'on le compare à l'énormité de l'ensemble. On nomme encore aujourd'hui, conformément au récit d'Hérodote, la grande pyramide de Djizeh, tombeau de Chéops. La seconde porte le nom de Céphrènes, frère et successeur de ce prince. La troisième, enfin, est regardée comme la pyramide de la fille de Chéops. Le même historien raconte que cent mille hommes furent occupés, pendant vingt-ans, à bâtir la grande pyramide.
La pierre dont on s'est servi pour ces constructions est calcaire, très dure et difficile à travailler. Leur hauteur a été pendant fort longtemps un objet de discussion, et on n'est pas encore d'accord sur ce point : les auteurs varient dans leurs indications ; cependant aujourd'hui on estime généralement que les proportions de l'ingénieur Grosbert, auteur du plan en relief de la plaine de Djizeh, sont les plus exactes. Il donne au tombeau de Chéops 448 pieds de hauteur perpendiculaire, sur 728 de base ; à celui de Céphrènes 398 pieds d'élévation et 655 de base ; enfin, d'après lui, la pyramide de la fille de Chéops aurait une base de 280 pieds et 162 d'élévation. Le sommet de la seconde est encore couvert d'un enduit très dur, formé de gypse, de cailloux et de sable : ce mortier paraît indestructible.

(1) On en découvre onze à la fois, ce qui prouve bien que ces pyramides étaient de simples lieux de sépulture, et non pas des observatoires, comme on l'a prétendu pendant longtemps ; pourquoi en réunir onze au même endroit, tandis que la chaîne de Mokattam en présentait de plus élevés ? (note de l'auteur)

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