Le texte qui suit est extrait de son ouvrage, publié en 1866 : Les divinités égyptiennes : leur origine, leur culte et son expansion dans le monde, à propos de la collection archéologique de feu le docteur Ernest Godard.
La démonstration qu'il propose du talent des bâtisseurs égyptiens est à la fois très simple, presque simpliste, et imparable. Imaginons les pyramides entièrement démontées... Nous nous retrouvons face à une montagne de pierres inégales et difformes, avec lesquelles les architectes et ingénieurs égyptiens ont su ériger de réelles merveilles : des pyramides "entières et superbes". D'où cette conclusion surprenante dans son ingénuité : évidemment, les ingénieurs égyptiens n'étaient pas des imbéciles et des maladroits !
Deuxième démonstration : au nom de quel jugement "charitablement" porté, au nom de quel "vrai Dieu" pourrait-on s'arroger le droit de "travestir" la religion égyptienne ? Ses bases sont en réalité aussi solides que celles des pyramides. Prétendre le contraire serait faire preuve d'une grossière et condamnable calomnie.
De leur aspect imposant, de leur aplomb général, en qui se résument toutes les conditions de solidité et de bonne édification désirables, nous concluons, avec une grande justesse d'appréciation, que les ingénieurs qui érigèrent les pyramides en ont admirablement établi les fondations, qu'ils ont su proportionner l'assiette de ces fondations dans toutes leurs parties, au poids et au développement extérieurs des édifices qu'elles devaient porter ; et, bien que la forme donnée à ces édifices ne soit pas celle que nos inspirations artistiques eussent probablement imaginée, nous n'hésitons pas à déclarer que les constructeurs des pyramides furent, en somme, de prévoyants architectes et d'habiles ingénieurs.
Mais supposons qu'au lieu de vivre entières et superbes, ces pyramides, sans qu'il nous en soit d'ailleurs resté ni vue perspective d'ensemble, ni plan de détail, aient été, depuis longtemps, détruites de fond en comble et démontées pierre à pierre.
Ces pierres qui, pour être assemblées et former un tout harmonieux et solide, avaient dû nécessairement recevoir chacune une coupe particulière, vues maintenant à nu et isolément nous paraîtraient, cela est bien certain, toutes inégales et de formes bizarres.
De la difformité apparente de chacune de ces pierres, serions-nous raisonnablement fondés à conclure que l'édifice dont elles constituaient l'ensemble était difforme et mal solide, et que les ingénieurs qui les firent tailler étaient des imbéciles et des maladroits ?
Évidemment non.
Pourquoi donc alors, faisant litière des enseignements du passé, s'est-on plu à décréter, à la vue d'épaves religieuses qu'on a pris le plus grand soin de travestir et de ne pas comprendre, que la religion qui a laissé ces épaves derrière elle fut ridicule dans ses détails et ridicule encore dans son ensemble ; que ses propagateurs furent gens de mauvaise foi, et ses adeptes de pauvres diables si faibles d'esprit qu'ils acceptaient pour dieux des objets infimes qu'il était en leur pouvoir de détruire et de reconstituer facultativement ?
C'est bien là, en effet, sinon dans ses termes exprès, au moins dans son sens direct, le jugement charitablement porté, au nom du vrai Dieu et par ses ministres les plus autorisés (1), sur la religion égyptienne, aujourd'hui impuissante à se défendre, grâce, du reste, aux soins minutieusement pris de faire disparaître d'une ou d'autre manière les témoignages interprétatifs de ses saines doctrines et de sa sainteté.
Quant à moi, dès longtemps familiarisé par la rencontre journalière des plâtres grands et petits que l'on trouve couramment sous des appellations saintes, aux figures grotesques employées comme enseignement religieux, du jour où les circonstances m'ont invité à l'étude des figurines égyptiennes, envisageant sans trop d'horreur ces revenants du pays des Pharaons, je n'ai cessé d'interroger leur physionomie impassible qu'à l'instant où j'y ai lu une confidence digne de cette sagesse égyptienne si justement et si universellement vantée, confidence qui m'a convaincu que la religion de la vallée du Nil, dont les figurines, dites divinités égyptiennes, furent non l'objet, mais l'expression, avait, comme les pyramides d'Égypte, une base bien étudiée et solidement établie ; base, d'ailleurs, conséquente avec l'édifice qu'elle devait porter et, dans toutes ses parties, harmoniée avec son poids et ses développements ; que chacune de ces figurines était à l'ensemble de la religion égyptienne comme chaque pierre d'une pyramide démantelée serait à l'ensemble de l'édifice ; qu'il ne fallait, pour enlever à ces objets leur aspect difforme ou ridicule que les comprendre et les savoir mettre à la place pour laquelle chacun d'eux avait été préparé ; et, de cette conviction désormais bien acquise, j'ai pu conclure de la manière la plus sensée et la plus absolue que le ridicule jeté, à l'occasion des figurines, sur la religion égyptienne, ne pouvait être qu'une grossière calomnie éclose sous la cendre des livres sacrés de Thèbes et de Memphis, cendre sans cesse renouvelée et réchauffée au feu des incendies successifs où se sont abîmées les bibliothèques de l'antique Égypte.
(1) "Mais, dans le temps de Moïse, ces nations s'étaient perverties. Le vrai Dieu n'était plus connu en Égypte comme le Dieu de tous les peuples de l'Univers, mais comme le Dieu des Hébreux. On adorait jusqu'aux bêtes et jusqu'aux reptiles. Tout était dieu excepté Dieu même ; et le monde que Dieu avait fait pour manifester sa puissance, semblait être devenu un temple d'idoles. Le genre humain s'égara jusqu'à adorer ses vices et ses passions; et il ne faut pas s'en étonner. Il n'y avait point de puissance plus inévitable ni plus tyrannique que la leur. L'homme, accoutumé à croire divin tout ce qui était puissant, comme il se sentait entraîné au vice par une force inévitable, crut aisément que cette force était hors de lui et s'en fit bientôt un dieu." (Bossuet, Discours sur l'Histoire universelle, IIe partie, chap. III)
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