vendredi 22 janvier 2010

"La Grande Pyramide a pu être bâtie autour de deux collines rocheuses" (Richard Pococke - XVIIIe s.)

Portrait de R. Pococke, par Jean-Étienne Liotard (Wikimedia commons)
Le voyageur cartographe Richard Pococke (1704-1765) est l'auteur de l'une des premières cartes modernes de la Vallée des Rois.
Le texte ci-dessous est extrait de son ouvrage A Description of the East and Some other Countries, vol. I: Observations on Egypt, W. Boyer, Londres, 1743, la traduction en français étant celle d'une "Société de gens de lettres".
Le texte anglais a été repris par John Pinkerton, sous le titre "Travels in Egypt", dans A general collection of the best ans most interesting voyages and travels in all parts of the world, Londres, 1814.
J'ai cru bon apporter quelques remarques à la traduction française, en relevant certaines imprécisions, à la lumière du texte original dont j'ai fait figurer des extraits dans les notes.
Pour aider à mieux suivre la description topographique proposée par Pococke du site de Guizeh, j'ai reproduit ci-dessous une copie d'écran de Google Earth.


On prétend que les pyramides étaient revêtues d'une espèce de pierre dure ou de marbre, qu'on tirait des montagnes de l'Arabie, et dont il y a des carrières près de la mer Rouge ; et si cela est, il doit en avoir beaucoup coûté pour transporter les matériaux jusque dans cet endroit.
Hérodote observe qu'ils firent une chaussée de pierre de cinq stades de long, de cinquante pieds de large, et dans quelques endroits, de quatre pieds de hauteur (1); mais je crois qu'il se trompe quant à ce dernier article, à moins qu'il n'y eût un pont sur le chemin (2); et il ajoute qu'elle était toute faite de pierres de taille, gravées de diverses figures d'animaux, ce qu'il regarde comme un ouvrage peu inférieur à celui des pyramides. On conduisait vraisemblablement ces pierres par le canal qui est environ deux milles au nord des pyramides, et ensuite le reste du chemin, par cette chaussée extraordinaire ; car il y a encore aujourd'hui en cet endroit une chaussée de pierre d'environ mille verges (yards) de long, sur vingt pieds de large ; et comme cette longueur s'accorde avec celle d'Hérodote, il y a lieu de croire que c'est la même chaussée, encore qu'on ait pu changer une partie des matériaux, le tout étant aujourd'hui en pierres de taille. Elle est soutenue de chaque côté par des éperons (buttresses) semi-circulaires, d'environ 14 pieds de diamètre, et espacés de 30 pieds. Ces éperons sont au nombre de 60 (3), à commencer du nord ; à 60 pieds au-delà, elle décline un peu vers le couchant, après quoi vient un pont d'environ 12 arches, chacune de 20 pieds d'ouverture, dont les pieds droits ont douze pieds d'épaisseur. (4)
Cent verges plus haut, il y a un autre pont, au-delà duquel la chaussée s'étend environ 100 verges au midi, jusqu'à un mille des pyramides, où le terrain est plus élevé. Le terrain sur lequel la chaussée est bâtie étant fort bas et inondé pendant une grande partie de l'année, il y a lieu de croire que c'est la raison pour laquelle on l'a construite et qu'on a continué de l'entretenir. Vis-à-vis, si je ne me trompe, il y a une rampe douce, pour monter les pierres. La montagne (hill) qui est à l'orient, du côté du nord, est très escarpée, et l'on y monte avec difficulté par un chemin qui conduit vis-à-vis la grande pyramide qui est dans l'angle nord-est de la montagne. Hérodote dit qu'elle fut bâtie par Chéops, roi d'Égypte ; Diodore l'appelle Chemnis ou Chembes.
(...) On y monte [sur la Grande Pyramide] par l'angle qui est au nord-est, pour aller en droite ligne ; et lorsque les marches sont hautes, ou qu'il s'en trouve quelqu'une de rompue, on est obligé de chercher celles qui sont entières, ou d'en rompre quelqu'une pour rendre la montée plus aisée. (5)
On croit que cette pyramide, de même que les autres, était revêtue par dehors d'une pierre plus fine, et l'on se fonde sur ce que l'on a trouvé du mortier auquel il y avait non seulement des pierres attachées, mais encore quelques morceaux de marbre blanc, qui sont restés à ce qu'ils croient en arrachant les pierres, pour les employer ailleurs.
C'est ce qu'Hérodote paraît donner à entendre, lorsqu'il dit que l'on bâtit d'abord cette pyramide en forme de degrés ; que quand on avait fait la première marche, on mettait dessus des petites machines pour monter les pierres, pour la revêtir, et ainsi de l'une à l'autre, ce qui devait exiger un travail considérable. Ainsi, dit-il, on fit premièrement le haut de la pyramide, après ce qui suit, et enfin le plus bas de l'édifice.
(...) Hérodote parle des appartements souterrains qu'on avait pratiqués sous la pyramide, et dit que le tombeau était dans une île qu'on avait pratiquée au moyen d'un canal tiré du Nil, ce qui donne lieu de croire que les puits dont je parlerai conduisaient à ce tombeau, et que celui qui voit dans la grande salle était destiné pour quelqu'autre personne de la famille royale.
On doit regarder comme une chose extraordinaire qu'on ait pu découvrir l'entrée qui conduit dans la pyramide. On prétend que ce fut une entreprise du Calife Mahomet qui vivait l'an 827 de l'ère chrétienne (6); mais il y a toute apparence que ce prince avait lu dans les anciens auteurs tout ce qui concerne ces édifices extraordinaires qui servaient de sépulcres aux rois d'Égypte, et comme le rapporte Strabon, il y avait au milieu des pyramides une pierre qui en fermait l'entrée. (7) Il n'est pas même probable qu'ils l'aient d'abord trouvée ; ils commencèrent à chercher le milieu, et creusèrent ensuite dessous, tout le bas étant couvert de pierres et de décombres. Peut-être aussi sondèrent-ils le milieu de la pyramide, ou le percèrent-ils dans différents endroits avec des outils.
(...) La seconde pyramide est entourée au nord et au couchant d'un fossé taillé dans le roc, qui a environ 90 pieds de large et 30 de profondeur. On a aussi taillé dans le roc des petits appartements, dont quelques-uns sont doubles. Au dessus des portes, environ à dix pieds de terre, on a pratiqué des trous dans le roc, lesquels étaient probablement destinés pour un portique qui était devant ces appartements.On a pratiqué de pareils trous dix pieds plus haut pour d'autres appartements, qui avaient un portique comme ceux du dessous. (8)
On dit que cette pyramide fut construite par Cephrenes, frère de Chéops. Thévenot assure qu'elle a 631 pieds [trente et un pieds "français"] en carré ; Hérodote donne à entendre qu'elle occupait le même espace de terrain, mais qu'elle était plus basse de 40 pieds. Il dit aussi qu'elle n'avait point de voûte sous terre, et que le Nil ne l'entourait point, mais que dans la suite on en fit une île par le moyen d'un canal, où le corps de Chéops était inhumé. Il y a donc apparence qu'on pratiqua un passage dans le rocher, lequel conduisait à un appartement, pratiqué de même dans le rocher, dans lequel l'île dont parle Hérodote se trouvait. (9)
(...) Diodore dit qu'on avait pratiqué des marches à côté de cette pyramide [la seconde], qui étaient sans doute dans le milieu, en laissant un vide dans cet endroit, ou en partageant une marche en deux, comme on le pratiquait dans les anciens théâtres.
(...) Près de l'angle de la pyramide, qui est au sud-est, on a pratiqué dans le rocher des grottes ornées de hiéroglyphes, et à l'orient, on trouve les débris de quelques murailles, qui peuvent être celles d'un temple, que certain auteur place devant la seconde pyramide ; il y en d'autres, vis-à-vis de la 3e, qui paraissent être les ruines d'un temple.
Directement en face de la seconde pyramide, environ un quart de mille vers l'orient, on trouve le fameux Sphinx, lequel est éloigné d'environ un demi-quart de mille de l'endroit que le Nil inonde, le terrain où il est étant plus bas que celui où sont bâties les pyramides. Il est sur le grand chemin qui conduit à ces bâtiments magnifiques, l'autre dont j'ai parlé ayant été probablement pratiqué pour conduire les pierres à la grande. Le rocher paraît avoir été taillé autour du Sphinx, et les pierres ont servi à construire les pyramides, la figure étant d'une seule pièce ; ce que quelques-uns ont pris pour les joints n'étant que les veines du rocher. (10)
(...) Le grand chemin qui mène à la seconde pyramide commence, comme je l'ai observé, au Sphinx, où il tourne à la droite et à la gauche, pour aller joindre deux chemins qui viennent du couchant. Ce que j'ai pris pour le fondement d'une muraille peut être les débris de celle du nord. Le chemin qui mène au midi consiste dans une chaussée de pierre, de 11 pas de largeur, laquelle conduit au temple qui est vis-à-vis de la troisième pyramide qu'on dit avoir été bâtie par Mycerinus.
(...) Je ne puis passer ici sous silence une conjecture, que d'autres ont avancée comme moi, et qui fera disparaître le merveilleux qu'on trouve dans la construction de ces pyramides ; et c'est qu'ils ont pu bâtir autour d'une montagne, lorsque l'idée leur vint de construire une pyramide, et cela une fois admis, la grande a pu être bâtie autour de deux montagnes. L'entrée subsiste encore aujourd'hui sur le sommet de l'une, et la grande chambre dans laquelle est le tombeau, sur celui de l'autre. À l'égard du passage et de la chambre qui est dessous, on peut l'avoir pratiqué dans le côté de la montagne, mais à quelque distance de sa surface extérieure, et la chose paraîtra vraisemblable si l'on suppose (...) que les pyramides doivent leur origine à la coutume qu'on avait de revêtir les montagnes. (11)

(1) Erreur manifeste de traduction. Voici le texte anglais : Herodotus observes that they made a causey of stone five furlongs in length, fifty feet broad, and in some parts forty feet high. Il faut donc lire : "quarante pieds de hauteur".
(2) Texte anglais : unless any bridge of that heighth in the way may justify our author's expression ("à moins qu'un pont de cette hauteur sur le chemin puisse justifier l'expression de notre auteur").
(3) Erreur de traduction : le texte anglais mentionne fifty-one (51).
(4) Texte anglais : then there is a bridge of about twelve arches, twenty feet wide, built on piers that are ten feet wide
(5) Ce n'est pas exactement ce qu'affirme l'auteur. En anglais : they are obliged to look for a convenient place to ascend, where the steps are entire, or a high step is a little mouldered away, so as to make the ascent more easy ("On est obligé de chercher un endroit commode pour monter, là où les marches sont entières, ou bien une haute marche légèrement dégradée, pour rendre l'ascension plus facile"). Ce n'est donc pas le voyageur qui entreprend de "rompre" les blocs de pierre !
(6) Imprécision de cette affirmation : l'histoire de l'Islam ne fait mention d'aucun calife de ce nom pour cette période.
(7) Texte anglais : a stone that might be taken out to open a way to the passage that led to the tombs ("une pierre qui pouvait être enlevée pour ouvrir le passage conduisant aux tombes").
(8) Le texte anglais est plus détaillé : Over the doors, about ten feet from the ground, are holes cut in the rock as to let in the ends of stones, which I suppose were for the cover of a portico, being laid on pillars that might be before these apartments. Ten feet higher, are holes cut in like manner in the rock ; so that they might have designed to make other apartments over these, cut likewise out of the rock, and to have a gallery before them as below. Noter le mot "gallery", traduit par "portique".
(9) Ce paragraphe est quelque peu obscur, d'autant plus que la traduction est incomplète. L'auteur, à l'évidence, attribue à la seconde pyramide certaines caractéristiques de la première pyramide. Le texte original est le suivant : It is said this pyramid was built by Cephrenes, the brother of Cheops. Thevenot affirms that it is six hundred and thirty-one French feet square, and Herodotus seems to say that it stood on as much ground as the other, but that it was forty feet lower ; he says also that it had not buildings under ground as the first, nor a channel to it from the Nile, but that an island was made within it by means of an aqueduct, in which lay the body of Cheops ; so that it is probable a passage was hewn, through the rock to an apartment cut likewise out of the solid rock, in which this island might be contrived, according to the account that Herodotus had.
(10) Texte original en anglais de cet important paragraphe : Directly in the front of the second pyramid, about a quarter of a mile to the east of it, is the famous sphynx, about half a quarter of a mile from the water when the Nile overflows, being on much lower ground than the pyramids. Here seems to have been the grand way up to these magnificent structures ; the other I mentioned having been probably made for the conveniency of carrying the stone up to the great pyramid. The rock seems to have been dug away all round the sphynx for a great way, and the stone was doubtless employed in building the pyramids, the sphynx being cut out of the solid rock ; for what has been taken by some to be joinings of the stone, is only veins in the rock.
(11) I cannot but mention a conjecture that has also been made by others, which will make the labour that was bestowed on the pyramids much less than is imagined ; and that is that they might take the avantage of building round a hill when they begun a pyramid ; and if this is probable, the great pyramid might be built about two rocky hills ; the present entrance probably on the top of one, and the grand room which has the tomb in it on the top of the other ; and the passage and room under might be cut out on the side of the hill, though at some distance from the outside of it ; which is the more probable, if we suppose, as I shall after observe, that the first invention of pyramids might be owing to the casing of some hills with stones.
On notera le mot "hill", traduit ici par "montagne", qui signifie plutôt "colline". On notera également la préposition "about" (two rocky hills), traduite par "autour de", compte tenu du contexte : l'auteur avait utilisé précédemment "round".

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