mercredi 19 janvier 2011

Dassault Systèmes, ou l’art de conjuguer la Grande Pyramide au futur antérieur


"Kheops Révélé" à la Géode (illustration Dassault Systèmes)
Au sein de la société Dassault Systèmes, spécialiste et leader mondial des univers virtuels 3D au service des entreprises de toutes tailles et de tous secteurs industriels, le programme Passion for Innovation, lancé en 2005, tient un rôle de fer de lance. En termes de prospection et de soutien technique, il a été conçu comme un vivier et un laboratoire d’idées nouvelles pour l’application de la 3D, autant auprès de particuliers que d’institutions ou organisations sans but lucratif.
Le programme a accompagné ou accompagne actuellement des réalisations ou projets aussi divers que ceux du navigateur Michel Desjoyeaux (Conception et fabrication en un temps record du nouveau monocoque 60' Foncia et visite virtuelle pour tous en ligne), de Georges Mougin (les icebergs, comme réservoirs d’eau potable : une idée iconoclaste et décalée menée à bout dans le monde virtuel), etc., et, bien entendu, de l’architecte Jean-Pierre Houdin (Kheops Révélé).
L’on sait par ailleurs que l’équipe de Passion for Innovation, dans le domaine de l’égyptologie et via ce même programme, s’est engagée aux côtés de Peter Der Manuelian (the Giza Archives Project) et de Shaun Whitehead (robot Djedi). 
Dans l’art de rapprocher la plus haute antiquité de l’Égypte et les techniques les plus avant-gardistes, l’univers virtuel de la 3D permettant de mieux appréhender notamment l’ingéniosité des bâtisseurs de pyramides, Dassault Systèmes a ainsi acquis une réelle expérience qui fait actuellement référence.
Pour nous permettre de mieux appréhender cette “passion”, cet engagement aux côtés de projets visant à une meilleure connaissance de la civilisation de l’Égypte antique, Mehdi Tayoubi, directeur de la stratégie interactive et du programme Passion for Innovation chez Dassault Systèmes, a eu l’amabilité de répondre aux questions de Pyramidales. Qu’il en soit ici à nouveau cordialement remercié.

Mehdi Tayoubi (Dassault Systèmes)
Pyramidales : Le projet Kheops Révélé, qui connaîtra semble-t-il prochainement de très importants et substantiels développements, a très rapidement été intégré dans la programmation de Passion for Innovation. Pourquoi cette passerelle, au demeurant insolite, entre une civilisation très ancienne et les techniques à la pointe du progrès que vous développez ? Comment l’Égypte est-elle venue à vous ?

Mehdi Tayoubi : “Nous avons créé en 2005 le programme Passion for Innovation pour mettre à la disposition de projets novateurs à la fois nos technologies et nos compétences dans le domaine des mondes virtuels, de la 3D et de la simulation.
Il se trouve que le premier projet qui ait été porté à notre connaissance fut celui de Jean-Pierre Houdin. Aussitôt après la présentation détaillée de sa théorie à Richard Breitner et à moi-même, nous avons réalisé que les Égyptiens de l’époque étaient des ingénieurs à part entière qui avaient dû, pour réussir l’exploit de la construction de la Grande Pyramide, organiser un véritable chantier industriel, avec le savoir-faire de l’époque, lequel n’a rien a envier aux chantiers de nos plus grands clients d’aujourd’hui dans tous les secteurs de l’industrie (automobile, aéronautique, biens de grande consommation…).
Nos clients utilisent quotidiennement les mondes virtuels pour concevoir en 3D, travailler en groupe, tester leurs produits, en faire l’expérience, concevoir et mettre en place tous les processus qui permettront de leur donner vie dans le monde réel. Toutes les vies possibles du produit sont ainsi anticipées dans le monde virtuel, avant la réalisation effective de ce même produit dans le monde réel.
De g. à dr. : Mehdi Tayoubi, Jean-Pierre Houdin, Richard Breitner

(Les lunettes du virtuel pour mieux appréhender le réel)
À l’instar des architectes, comme Franck Gehry, qui ont besoin de nos logiciels pour créer des bâtiments en rupture avec l’architecture traditionnelle et emprunter des processus et des méthodes issues du monde industriel, nous avons avec Jean-Pierre relevé le défi : nous pensions qu’il suffisait de considérer la pyramide comme un de nos chantiers industriels et d’utiliser nos outils pour simuler les étapes clefs de la théorie développée par Jean-Pierre pour en tester la cohérence et vérifier s’il nous était possible de reconstruire une pyramide identique.
Les mondes virtuels et la 3D sont des outils qui permettent le voyage dans le futur, puisqu’on anticipe les vies réelles des produits. Mais avec le projet Kheops Révélé, on constate qu’ils offrent également, via les méthodes de reverse engineering, la possibilité de remonter dans le temps et l’espace.
Ce qui nous a séduit dans la théorie de Jean-Pierre, c’était son caractère scientifique : si elle a démarré par une intuition, elle a par la suite été nourrie par une longue et tenace réflexion sur toutes les méthodes permettant de reconstruire la pyramide de A à Z. Les idées de Jean-Pierre ont été corroborées par des indices du terrain, trouvés a posteriori. Elles ont débouché sur une théorie que nous avions la capacité de simuler et de vérifier avec nos moyens à nous.
Pour dire les choses simplement et sans détour : si Jean-Pierre a raison et que les rampes internes sont toujours là, il est très simple d’en démontrer l’existence avec des procédés légers et non invasifs.”

Pyramidales : Le “virtuel”, qui est à la base des techniques de la simulation par la 3D, se limite-t-il à une mise en images, la plus neutre possible, de la “réalité” - par exemple ici : de nos connaissances actuelles en matière de techniques de construction des pyramides - ou bien interfère-t-il également, peu ou prou, dans l’interprétation, voire dans le développement de ces connaissances ? En d’autres termes : contentez-vous de traduire visuellement et objectivement - j’allais dire : “passivement” - des connaissances, ou bien proposez-vous de surcroît un regard prospectif ?

Mehdi Tayoubi : “Nous fournissons avant tout des solutions de modélisation et de simulation 3D permettant d’être le plus proche possible du réel. Quand vous concevez une voiture dans un monde virtuel et que vous réalisé un crash en test virtuel, il faut que ce crash en test numérique soit conforme à la réalité afin que les ingénieurs prennent les bonnes décisions en termes de conception. Les mêmes solutions permettent, par exemple, à des fabricants de couches pour bébé de simuler l’écoulement des fluides.
Nous avons donc traduit en termes mécaniques, physiques et de processus la théorie de Jean-Pierre. Le résultat visuel qu’ont fourni nos outils industriels a permis de valider et surtout d’affiner cette théorie.

Simulation des craquements de la Chambre du Roi (illustration Dassault Systèmes)
Un exemple concret est tout le travail mené autour des craquements de la Chambre du Roi. Beaucoup supposent ou prétendent que les Égyptiens ont posé le premier plafond et que celui-ci a immédiatement craqué. Cette hypothèse a ouvert la voie à de nombreuses conjectures (par exemple : existence d’une autre chambre sépulcrale que celle que nous connaissons...).
Après une année passée au contact virtuel des Égyptiens de l’Ancien Empire, nous étions amenés à constater avec émerveillement combien ils étaient ingénieux, organisés, ne laissant rien au hasard : construire une chambre avec un plafond plat, avec des poutres de 60 tonnes que l’on doit aller chercher à 900 km et qu’il va falloir hisser à plus de 43 mètres de hauteur, cela ne s’improvise pas. Il nous était donc impossible de croire à une erreur de la part des bâtisseurs égyptiens, même en présence des fissures du plafond de la Chambre du Roi !
Nous avons donc utilisé les logiciels de simulation par éléments finis pour reconstituer les craquements en y injectant différentes hypothèses jusqu’à trouver la combinaison permettant d’obtenir dans le monde virtuel des craquements identiques à ceux du “réel”.

Travailler en 3D permet de voir le monde et de le questionner différemment

La seule solution à laquelle nous sommes parvenus fut la suivante: les craquements ne se produisaient que lorsque la chambre était bel et bien terminée, avec l’ensemble de ses plafonds et la maçonnerie par-dessus. Les Égyptiens ont certes fait une erreur, mais extrêmement mineure. En tout cas, il n’avaient aucune raison de penser que la chambre pourrait s’écrouler, avec l’obligation pour eux d’en construire une autre. Leur chambre était presque parfaite !
Travailler en 3D permet de voir le monde et de le questionner différemment. Cela permet d’émettre de nouvelles hypothèses auxquelles nous n’aurions pas forcément pensé avant. Une fois que ces hypothèses sont émises, la simulation permet ensuite de travailler, d’affiner et d’élaborer de nouvelles théories avant de mettre en place des protocoles de validation dans le monde réel. Nous le constatons tous les jours, notamment avec le projet Giza3D : la mise en 3D des mastabas du site de Guizeh oblige nos amis égyptologues d’Harvard à se poser de nouvelles questions.”

Pyramidales : Lorsque votre programme Passion for Innovation accompagne un projet ou une réalisation, vous en devenez non seulement partenaire, mais aussi, plus ou moins explicitement, partie prenante. Votre conviction de la faisabilité d’un projet ou d’une théorie, nécessaire à la mise en route de toute votre logistique, laisse-t-elle toutefois quelque place au “conditionnel”, voire à l’incertitude ? Autrement dit : êtes-vous amené à devoir effectivement “prendre partie” ? Ou bien, pour le cas qui nous intéresse plus particulièrement ici, compte tenu des divergences que génère de manière récurrente l’égyptologie, et singulièrement la “pyramidologie”, tenez-vous à rester en dehors de la “bagarre” ?

Simulation de fonte d'un iceberg (Dassault Systèmes)"Notre monde a besoin d’innovations pour résoudre les grands défis auxquels il doit faire face" (Mehdi Tayoubi)
Mehdi Tayoubi : “Beaucoup des projets que nous soutenons peuvent paraître iconoclastes. Ce sont des projets en rupture, qui nous obligent à nous poser des questions différemment. La rupture dans le cas de Jean-Pierre et de son père était simple : “Au lieu de s’échiner à construire la totalité de la pyramide de l’extérieur, si on tentait de l’intérieur !”
Notre monde a besoin d’innovations pour résoudre les grands défis auxquels il doit faire face. Nous manquons cruellement d’ingénieurs et nous savons que dans beaucoup de domaines, il va falloir s’y prendre “différemment”. Il faut encourager les rencontres interdisciplinaires, combattre les a priori. Les mondes virtuels et leurs nouveaux outils permettent ces rencontres, ces collaborations et surtout permettent de réfléchir, d’élaborer de nouvelles idées sans toucher au monde réel. Les mondes virtuels ne sont pas une fin en soi, ils doivent être au service du réel, du progrès de la connaissance et du bien-être. Nous souhaitons à travers les projets que nous accompagnons donner le goût et la passion de l’innovation au plus grand nombre et susciter des vocations scientifiques.
Dans le cas de la théorie de Jean-Pierre, peu importe la polémique ! Ce qui compte ici, c’est le voyage, et non pas la destination. Réfléchir différemment à la problématique fait, quoi qu’il en soit, avancer la connaissance. Ce qui compte, c’est que, si l’on devait reconstruire une pyramide identique montant à 147 mètres, avec une chambre du roi surmontée de plafonds plats et avec les outils de l’époque, nous pourrions le faire… Il ne reste plus qu’à vérifier si les rampes intérieures sont là ou pas…
"Les mondes virtuels ne sont pas une fin en soi"
Les égyptologues de Harvard ont compris l’esprit dans lequel nous travaillons. Ils ont vu dans cette démarche et ses outils une nouvelle manière de faire avancer leur discipline et, dans les mondes virtuels, une manière de provoquer la rencontre de différentes spécialités scientifiques, de différentes audiences (recherche, monde académique, grand public…). Nous avons déjà équipé Harvard d’une salle de réalité virtuelle et Peter der Manuelian, devant ses élèves munis de lunettes 3D, donne des cours avec ces nouveaux outils qui permettent une expérience nouvelle des concepts enseignés.
C’est aussi ce que nous avons fait pour les publics scolaires à la Géode, transformée par notre équipe en salle de réalité virtuelle. Trois matinées par semaine, avec leurs enseignants, ils ont pu vivre des conférences interactives et se sensibiliser, à travers Kheops 3D, à l’architecture, à la mécanique, à l’histoire, aux nouvelles technologies. J’espère que cette expérience en 3D interactive, à travers l’histoire de Jean-Pierre, aura donné à certains le goût de la recherche et du défi.
C’est dans le même état d’esprit que nous soutenons l’université de Leeds et le docteur Zahi Hawass avec la mission Djedi. Le robot qui va explorer le conduit de la Chambre de la Reine doit fonctionner parfaitement : il a été conçu et simulé avec nos outils. Encore une fois, peu importe que ce robot trouve quelque chose ou pas ; l’essentiel est d’aller au bout de cette exploration et de baliser le terrain pour les chercheurs de demain qui continueront à travailler sur le plateau de Guizeh.
Il faut sortir des querelles de chapelle et aider les ingénieurs et chercheurs passionnés dans leur quête. Sur le plateau de Guizeh, nous soutenons aujourd’hui des spécialistes en robotique, des égyptologues et un architecte.


Pyramidales : Une consultation des programmes qu’accompagne ou a accompagnés Passion for Innovation fait apparaître des défis et des projets liés à l’actualité. Même le projet Velum romain (techniques utilisées par les Romains pour protéger les spectateurs des intempéries avec d'immenses rideaux sur leurs arènes) peut trouver une application moderne. Dans cet inventaire, Kheops Révélé semble faire figure d’exception. Mais si exception il y a, comment justifie-t-elle la “règle” de vos objectifs ?

Mehdi Tayoubi : “Une démarche scientifique, un spécialiste dans son domaine de compétences, passionné et réellement motivé,  prêt à relever les manches avec nos équipes pour faire progresser la connaissance : les exemples ne sont pas si nombreux de cumul de toutes ces caractéristiques. Quand nous croisons une personne qui rassemble tous ces atouts, noujs tentons d’aller jusqu’au bout avec elle, bien que notre équipe de Passion for Innovation soit relativement petite et qu’il nous faille parfois faire des arbitrages. 

"Une démarche scientifique"
Le succès de Kheops Révélé a suscité de nombreuses vocations en interne. Beaucoup de nos ingénieurs viennent aujourd’hui frapper à notre porte pour nous proposer leur aide, au-delà de leur mission officielle au sein de l’entreprise.
Nous sommes persuadés que ces nouvelles technologies peuvent révolutionner de nombreux secteurs au-delà de l’industrie. L’histoire en est un parmi d’autres.”

Pyramidales : La 3D représente actuellement le top de la technique pour simuler, en langage virtuel, une réalité. Est-on, êtes-vous en route vers une évolution de cette technique ? Ne pourrait-on pas, par exemple, espérer un multi-jumelage opérationnel entre la 3D et les techniques de prospection archéologique non invasive, de type radar, microgravimétrie ou autres ? On en est venu à “déshabiller” les passagers en partance dans les aéroports. Peut-on espérer pouvoir un jour “déshabiller” ainsi... mettons, pour prendre un exemple pas tout à fait au hasard : la grande Pyramide ?

Des techniques non invasives pour l'observation des monuments





Mehdi Tayoubi : “Les jumelages entre les données issues du monde réel et nos univers existent déjà. Les moyens d’acquisition de données du monde réel vers le monde virtuel sont nombreux (radars ; relevé de points de terrain, scanners, etc.).
Concernant le “déshabillage” de la pyramide, nous sommes bien entendu très preneurs de tous nouveaux types de données capturées sur place afin d’enrichir nos modèles numériques et les affiner. Nous avons réalisé un déshabillage théorique en simulant ce qu’une mission en thermographie infrarouge devrait voir si les rampes existent, mais il faut effectivement que des spécialistes en ce domaine fassent à présent des mesures dans le monde réel pour corroborer le modèle théorique.
Nous avons de nombreux partenariats dans ce domaine et, concernant le plateau de Guizeh, nous devrions en annoncer de nouveaux très prochainement.”

La 3D interactive (regarder différemment pour mieux voir)
Pyramidales : La mise en forme, par votre équipe de professionnels de la 3D, de la théorie développée par Jean-Pierre Houdin, est désormais habituée à passer la rampe du grand public. La technique que vous maîtrisez mieux que quiconque traduit ainsi, à des fins pédagogiques, cette théorie en l’accompagnant d’une touche “spectaculaire”. Mais cet “habillage” ne comporte-t-il pas certains risques d’incompréhension de la vraie portée scientifique de votre travail ? En grossissant le trait, comment ne pas travestir votre compétence première de “laboratoire d’essais” en une simple “entreprise de spectacles” ?

Mehdi Tayoubi : “Je distinguerais deux univers 3D autour de notre projets avec Jean-Pierre. Nous avons, dans un premier temps comme je le décrivais précédemment, utilisé nos outils de simulation industrielle et scientifique pour vérifier et affiner sa théorie. Une fois cette première phase terminée, nous avons travaillé autour des univers expérientiels comme ceux que l’on peut découvrir à la Géode afin de partager cette théorie avec le plus grand nombre et de faire de la 3D interactive un outil d’apprentissage, de partage et d’émotion.”

Traduction en anglais de cette interview, par Keith Payne : cliquer ICI

1 commentaire:

Kurt Burnum a dit…

I think that the internal ramp is defiantly there! Why they make everybody tip toe around it like it's only a possibility is nerve wracking!I can understand the preservation concept behind it because the last thing people want is a collapse. I just think that its time people who study the pyramids through Egyptology would come around to recognizing the truth!