mardi 24 novembre 2009

Conversation et civilités autour d'un sarcophage


Les mœurs politiques de Napoléon 1er sont bien connues. On connaît peut-être moins ses "déclarations de principe" à l'égard de l'Islam. À une époque où il n'était encore que Bonaparte, il s'en est exprimé avec des hauts dignitaires de cette religion, sans se priver d'ailleurs d'égratigner au passage le pape de Rome et les "insulaires d'Albion". On retrouvera ses propos dans les extraits ci-dessous, publiés dans une Réimpression de l'Ancien Moniteur, depuis la réunion des États-Généraux jusqu'au Consulat (1789), sous le titre : Entrevue de Bonaparte, membre de l'Institut national, général en chef de l'armée d'Orient, et de plusieurs muftis et imans (*), dans l'intérieur de la grande pyramide, dite pyramide de Chéops.Certes, ce texte n'a aucun lien direct avec le thème majeur de ce blog : la construction des pyramides de Guizeh.
La scène se situe néanmoins au cœur même de la Grande Pyramide. Si le futur empereur donne à l'entretien une certaine élévation, il semble bien que la question des trésors le titille quand même quelque peu. Et l'on ne sera pas sans remarquer ce conseil de Bonaparte à ses interlocuteurs égyptiens : il vaut son pesant d'humour, examiné rétrospectivement (tant pis pour le contresens historique !) et surtout dans le contexte actuel, pour le moins délicat :"Soyez amis des Francs !"

Autres temps, autres mœurs...

Cejourd'hui 25 thermidor de l'an VI de la République française une et indivisible, répondant au 28 de la lune de Muharem, l'an de l'hégire 1213, le général en chef, accompagné de plusieurs officiers de l'état-major de l'armée el de plusieurs membres de l'Institut national, s'est transporté à la grande pyramide, dite de Chéops, dans l'intérieur de laquelle il était attendu par plusieurs muftis et imans, chargés de lui en montrer la construction intérieure. À neuf heures du matin il est arrivé, avec sa suite, sur la croupe des montagnes de Gizeh, au nord-ouest de Memphis. Après avoir visité les cinq pyramides intérieures, il s'est arrêté avec une attention particulière à la pyramide de Chéops, dont les membres de l'Institut ont à l'instant déterminé, par des mesures trigonométriques, la hauteur perpendiculaire.
Cette hauteur s'est trouvée être d'environ 155 mètres (près de 405 pieds), ce qui est près du double de celle des monuments les plus élevés de l'Europe (1).
Le général et sa suite ayant pénétré dans l'intérieur de la pyramide ont trouvé d'abord un canal de 100 pieds de long et de 3 pieds de large, qui les a conduits, par une pente rapide, vers les salles qui servaient de tombeau au Pharaon qui érigea ce monument. Un second canal fort dégradé et remontant vers le sommet de la pyramide les a menés successivement sur deux plates-formes, et de là à une galerie voûtée de la longueur de 118 pieds, aboutissant au vestibule du tombeau. C'est une salle voûtée d'environ 17 pieds de long sur 15 de large, dans un des murs de laquelle on remarque la place d'une momie, qu'on croit avoir été l'épouse du Pharaon.
On voit dans celle salle la trace des fouilles faites avec violence par les ordres d'un calife arabe qui fit ouvrir la pyramide et qui croyait que ces lieux recélaient un trésor. L'effet des mêmes tentatives se remarque dans une seconde salle, perpendiculaire à la première, et plus haute de 100 pieds, où l'on croit qu'était le corps de Pharaon.
Cette dernière salle, à laquelle le général est enfin parvenu, est à voûte plate, et longue de 32 pieds sur 16 de large, et 19 de haut. On ignore ce que les Arabes spoliateurs découvrirent dans ce sanctuaire de la pyramide ; le général n'y a trouvé qu'une caisse de granit d'environ 8 pieds de long sur 4 d'épaisseur, qui renfermait sans doute la momie d'un Pharaon. Il s'est assis sur le bloc de granit, a fait asseoir à ses côtés les muftis et imans, Suleiman, Ibrahim et Muhamed, et il a eu avec eux, en présence de sa suite, la conversation suivante :
Bonaparte : Dieu est grand et ses œuvres sont merveilleuses. Voici un grand ouvrage de main d'hommes ! Quel était le but de celui qui fit construire cette pyramide ?

Suleiman :  C'était un puissant roi d'Égypte dont on croit que le nom était Chéops. Il voulait empêcher que des sacrilèges ne vinssent troubler le repos de sa cendre.

Bonaparte : Le grand Cyrus se fit enterrer en plein air, pour que son corps retournât aux éléments. Penses-tu qu'il ne fit pas mieux ? Le penses-tu ?

Suleiman (s'inclinant) : Gloire à Dieu à qui toute gloire est due !

Bonaparte : Honneur à Allah ! Quel est le calife qui a fait ouvrir cette pyramide et troubler la cendre des morts ?


Muhamed : On croit que c'est le commandeur des croyants Mahmoud, qui régnait, il y a plusieurs siècles, à Bagdad ; d'autres dirent le renommé Aaron Raschild (Dieu lui fasse paix !), qui croyait y trouver des trésors ; mais quand on fut entré par ses ordres dans cette salle, la tradition porte qu'on n'y trouva que des momies, et sur le mur cette inscription en lettres d'or : L'impie commettra l'iniquité sans fruit, mais non sans remords.

Bonaparte : Le pain dérobé par le méchant remplit sa bouche de gravier.

Muhamed (s'inclinant) : C'est le propos de la sagesse. 

Bonaparte : Gloire à Allah ! Il n'y a point d'autre Dieu que Dieu ; Mahomet est son prophète et je suis de ses amis.

Suleiman : Salut de paix sur l'envoyé de Dieu ! Salut aussi sur toi, invincible général, favori de Mohamed !

Bonaparte : Mufti, je te remercie. Le divin Coran fait les délices de mon esprit et l'attention de mes yeux. J'aime le prophète et je compte, avant qu'il soit peu, aller voir et honorer son tombeau dans la ville sacrée. Mais ma mission est auparavant d'exterminer les Mameloucks.

Ibrahim : Que les anges de la victoire balayent ta poussière sur ton chemin, et le couvrent de leurs ailes ! Le Mamelouck a mérité la mort.

Bonaparte : Il a été frappé et livré aux anges noirs Moukir et Quarkir. Dieu de qui tout dépend a ordonné que sa domination fût détruite.

Suleiman : Il étendit la main de la rapine sur les terres, les moissons, les chevaux de l'Égypte.

Bonaparte : Et sur les esclaves les plus belles, très saint mufti. Allah a desséché sa main. Si l'Égypte est sa ferme, qu'il montre le bail que Dieu lui a fait ; mais Dieu est juste et miséricordieux pour le peuple.

Ibrahim : Ô le plus vaillant entre les enfants d'Issa [Jésus]! Allah t'a fait suivre de l'ange exterminateur, pour délivrer sa terre d'Égypte.

Bonaparte : Cette terre était livrée à vingt-quatre oppresseurs rebelles au grand sultan notre allié (que Dieu l'entoure de gloire !), et à dix mille esclaves venus du Canada et de la Géorgie. Adriel, ange de la mort, a soufflé sur eux ; nous sommes venus, et ils ont disparu.

Muhamed : Noble successeur de Scander [Alexandre], honneur à tes armes invincibles, et à la foudre inattendue qui sort du milieu de tes guerriers à cheval.

Bonaparte : Crois-tu que cette foudre soit une œuvre des enfants des hommes ? Le crois-tu ? Allah l'a fait mettre en mes mains par le génie de la guerre.

Ibrahim : Nous reconnaissons, à tes œuvres, Allah qui t'envoie. Serais-tu vainqueur si Allah ne l'avait permis ? Le Delta et tous les pays voisins retentissent de tes miracles.

Bonaparte : Un char céleste montera par mes ordres jusqu'au séjour des nuées ; et la foudre descendra vers la terre le long d'un fil de métal, dès que je l'aurai commandé.

Suleiman : Et le grand serpent, sorti du pied de la colonne de Pompée, le jour de ton entrée triomphante à Scandérich [Alexandrie], et qui est resté desséché sur le soc de la colonne, n'est-ce pas encore un prodige opéré par ta main ?

Bonaparte : Lumières des fidèles, vous êtes destinés à voir encore de plus grandes merveilles, car les jours de la régénération sont venus.

Ibrahim : La divine unité te regarde d'un œil de prédilection, adorateur d'Issa, et te rend le soutien des enfants du prophète.

Bonaparte : Mahomet n'a-t-il pas dit : Tout homme qui adore Dieu, et qui fait de bonnes œuvres, quelle que soit sa religion, sera sauvé ?

Suleiman , Muhamed, Ibrahim (ensemble en s'inclinant) : Il l'a dit.

Bonaparte : Et si j'ai tempéré par ordre d'en haut l'orgueil du vicaire d'Issa [le pape de Rome], en diminuant ses possessions terrestres, pour lui amasser des trésors célestes, dîtes, n'était-ce pas pour rendre gloire à Dieu dont la miséricorde est infinie ?

Mumamed (d'un air interdit) : Le mufti de Rome était riche et puissant ; mais nous ne sommes que de pauvres muftis.

Bonaparte : Je le sais. Soyez sans crainte ; vous avez été pesés dans la balance de Baltazar, et vous avez été trouvés légers. Cette pyramide ne renfermait donc aucun trésor qui vous fût connu ?

Suleiman (les mains sur l'estomac) : Aucun, seigneur. Nous le jurons par la cité sainte de la Mecque.

Bonaparte : Malheur et trois fois malheur à ceux qui recherchent les richesses périssables et qui convoitent l'or et l'argent semblables à la boue !

Suleiman : Tu as épargné le vicaire d'Issa et tu l'as traité avec clémence el bonté.

Bonaparte : C'est un vieillard que j'honore (que Dieu accomplisse ses devoirs, quand ils seront réglés par la raison el la vérité !) ; mais il a eu le tort de condamner au feu éternel tous les musulmans, et Allah défend à tous l'intolérance.

Ibrahim : Gloire à Allah et à son prophète, qui l'a envoyé au milieu de nous pour réchauffer la foi des faibles, et rouvrir aux fidèles les portes du septième ciel !

Bonaparte : Vous l'avez dit, très zélés muftis ; soyez fidèles à Allah, le souverain maître des sept cieux merveilleux, à Mahomet son vizir, qui parcourait tous ces cieux dans une nuit. Soyez amis des Francs, et Allah, Mahomet et les Francs vous récompenseront.

Ibrahim : Que le prophète lui-même te fasse asseoir à sa gauche, le jour de la résurrection, après le troisième son de la trompette.

Bonaparte : Que celui-là écoute, qui a des oreilles pour entendre. L'heure de la résurrection politique est arrivée pour tous les peuples qui gémissaient sous l'oppression. Muftis, imans, mullahs, derviches, kalenders, instruisez le peuple d'Égypte. Encouragez-le à se joindre à nous pour achever d'anéantir les beys et les Mameloucks. Favorisez le commerce des Francs dans vos contrées, et leurs entreprises, pour parvenir d'ici à l'ancien pays de Brama. Offrez-leur des entrepôts dans vos ports, et éloignez de vous les insulaires d'Albion, maudits entre les enfanta d'Issa ; telle est la volonté de Mahomet. Les trésors, l'industrie et l'amitié des Francs seront votre partage, en attendant que vous montiez au septième ciel, et qu'assis aux côtés des houris aux yeux noirs, toujours jeunes et toujours pucelles, vous vous reposiez à l'ombre du laba, dont les branches offriront d'elles-mêmes aux vrais musulmans tout ce qu'ils pourront désirer.


(*) erreur terminologique courante, jusqu'à nos jours : imân, en arabe, signifie "foi" ; ici, le terme exact serait imâms ("ceux qui se tiennent devant, sous-entendu durant la prière rituelle).
(1) Cette assertion n'est pas exacte. La flèche de Strasbourg, qui est le monument de l'Europe le plus élevé, a 428 pieds 4 pouces, ou à peu près 138 mètres de hauteur, y compris la croix. Saint-Pierre de Rome, au-dessus de la croix, a 421 pieds d'élévation, ou à peu près 118 mètres. On voit donc qu'il n'y a que 17 mètres de différence entre la pyramide de Chéops et la flèche de Strasbourg.  (Note du rédacteur)
Illustrations : Wikimedia commons.

Aucun commentaire: