Dans son récit Voyage du Luxor en Égypte, entrepris par ordre du Roi, pour transporter, de Thèbes à Paris, l'un des obélisques de Sésostris, édité en 1835, Raymond Jean-Baptiste de Verninac Saint-Maur (1794-1873), capitaine de corvette, commandant de l'expédition, témoigne de sa perplexité face aux "merveilles du monde" que sont les pyramides. Il ressent, certes, une admiration froide, fruit de la réflexion plutôt que d'une quelconque émotion.
Mais, quoique faisant partie des "pauvres marins" qui sont "inhabiles à juger, selon certaines règles routinières, de l'architecture, de la sculpture et de la peinture", il émet quand même quelque avis non pas sur la finalité des pyramides (il s'agit bien de tombeaux), mais sur certains détails de leur construction, du genre :"le nom des rois qui élevèrent les pyramides est aussi incertain que la date et la durée de leur construction". Et de se demander même : les pyramides ne seraient-elles pas antérieures à l'apparition de l'écriture ? On notera également une intéressante comparaison entre l'architecture grecque et celle des Égyptiens.
La construction de ces monuments [les pyramides de Guizeh], destinés à la sépulture de Chéops, de son frère et de sa fille, coûta, selon Hérodote, cent ans de misère à l'Égypte. S'il entrait dans notre plan de critiquer cet historien, nous observerions qu'il n'est pas croyable que Chéphren, qui ne monta sur le trône qu'à la mort de son frère Chéops, dont le règne avait été de cinquante ans, en ait lui-même régné cinquante-six, et que l'invraisemblance de ce premier point jette beaucoup de doute sur tout le reste. Diodore de Sicile diffère d'Hérodote, et est lui-même contredit par d'autres auteurs. De ces opinions diverses il faut conclure que le nom des rois qui élevèrent les pyramides est aussi incertain que la date et la durée de leur construction. Il n'en est pas de même de leur usage ; toute l'antiquité est d'accord qu'elles furent bâties par l'orgueil pour servir de tombeaux. Ce n'est que dans les temps modernes qu'il a pu venir dans l'esprit de quelques philosophes, plus raisonneurs que judicieux, de leur donner un autre but.
La disposition intérieure de celle qui est ouverte, le grand sarcophage qu'elle renferme, ne permettent pas de douter un instant de leur destination. Mais quoi qu'il en soit de leur usage et de leur origine, l'aspect de ces monuments, dont la masse inébranlable a défié le temps et les hommes, que l'antiquité plaça au nombre des merveilles du monde, devant qui tant de voyageurs ont été saisis d'un frisson involontaire, ne nous toucha que faiblement. On peut même dire que leur effet diminue à mesure qu'on en approche, et qu'il est bien moindre à huit pas qu'à trois lieues de distance. Mais si l'on parcourt la série des siècles et des peuples qu'ils ont vus disparaître ; si, dans ces jalons des plus vieilles époques, on aperçoit les témoins et les produits d'une civilisation antérieure à toute histoire connue ; si dans les plaines qui les environnent, on voit les lieux où l'imagination riante des Grecs plaça les Champs-Élysées, et dans les canaux qui les entourent, le fleuve qu'il fallait traverser pour arriver au séjour du repos éternel, l'esprit s'ébranle au souvenir de tant de générations éteintes, et l'âme, émue de retrouver le berceau des idées religieuses de la Grèce, s'afflige que cette fable consolante ne soit pas une réalité. C'est donc à la réflexion que les pyramides doivent leur effet prodigieux, et non à cet immense volume de pierres dont l'entassement ayant exigé, dans une longue suite d'années, le concours de toute une nation, n'inspire que du mépris pour des monuments ruineux et inutiles au bonheur des peuples.
La plus élevée des pyramides a environ six cents pieds au-dessus de sa base. On pénètre dans son intérieur par un canal, ouvert à cent pieds du sol, mais qui dans des temps plus reculés, lorsque le sable ne s'était point encore amoncelé contre les faces de la pyramide, pouvait être au tiers de la hauteur totale. Ce conduit tortueux, qui descend d'abord pour remonter ensuite, mène à deux salles d'inégale grandeur : dans la plus vaste est un beau sarcophage dont le couvercle a été brisé. Ni les parois de la salle, ni le sarcophage ne portent d'inscription ; ce qui est d'autant plus étonnant que les Égyptiens, jaloux de faire passer leur histoire à la postérité, en ont couvert tous leurs autres monuments, particulièrement les tombeaux. Cette observation ferait croire que les pyramides datent d'une époque antérieure à l'écriture ; car, comment allier autrement l'orgueil qui les bâtit, et la modestie qui renonce à y graver son nom ?
Dans la salle la plus petite on trouve l'entrée d'un conduit, rempli de décombres, qui sans doute devait aboutir à d'autres chambres, contenant peut-être d'autres cercueils. S'il en était ainsi, les pyramides ne seraient pas le mausolée d'un seul, mais de vastes nécropoles de rois et de princes, où les corps, à l'abri des injures de l'homme, attendaient une seconde vie. En reprenant le canal par lequel on est venu, on marche quelques instants sur les bords d'un puits très profond, et on sort de la pyramide. Les yeux sont éblouis de retrouver la lumière, et les poumons, fatigués de l'air méphitique de l'intérieur, se dilatent et reçoivent avec délices un air plus propre à la vie.
Mais, quoique faisant partie des "pauvres marins" qui sont "inhabiles à juger, selon certaines règles routinières, de l'architecture, de la sculpture et de la peinture", il émet quand même quelque avis non pas sur la finalité des pyramides (il s'agit bien de tombeaux), mais sur certains détails de leur construction, du genre :"le nom des rois qui élevèrent les pyramides est aussi incertain que la date et la durée de leur construction". Et de se demander même : les pyramides ne seraient-elles pas antérieures à l'apparition de l'écriture ? On notera également une intéressante comparaison entre l'architecture grecque et celle des Égyptiens.
L'obélisque descendu de sa base et embarqué pour la France
(Wikimedia commons)
La construction de ces monuments [les pyramides de Guizeh], destinés à la sépulture de Chéops, de son frère et de sa fille, coûta, selon Hérodote, cent ans de misère à l'Égypte. S'il entrait dans notre plan de critiquer cet historien, nous observerions qu'il n'est pas croyable que Chéphren, qui ne monta sur le trône qu'à la mort de son frère Chéops, dont le règne avait été de cinquante ans, en ait lui-même régné cinquante-six, et que l'invraisemblance de ce premier point jette beaucoup de doute sur tout le reste. Diodore de Sicile diffère d'Hérodote, et est lui-même contredit par d'autres auteurs. De ces opinions diverses il faut conclure que le nom des rois qui élevèrent les pyramides est aussi incertain que la date et la durée de leur construction. Il n'en est pas de même de leur usage ; toute l'antiquité est d'accord qu'elles furent bâties par l'orgueil pour servir de tombeaux. Ce n'est que dans les temps modernes qu'il a pu venir dans l'esprit de quelques philosophes, plus raisonneurs que judicieux, de leur donner un autre but.
La disposition intérieure de celle qui est ouverte, le grand sarcophage qu'elle renferme, ne permettent pas de douter un instant de leur destination. Mais quoi qu'il en soit de leur usage et de leur origine, l'aspect de ces monuments, dont la masse inébranlable a défié le temps et les hommes, que l'antiquité plaça au nombre des merveilles du monde, devant qui tant de voyageurs ont été saisis d'un frisson involontaire, ne nous toucha que faiblement. On peut même dire que leur effet diminue à mesure qu'on en approche, et qu'il est bien moindre à huit pas qu'à trois lieues de distance. Mais si l'on parcourt la série des siècles et des peuples qu'ils ont vus disparaître ; si, dans ces jalons des plus vieilles époques, on aperçoit les témoins et les produits d'une civilisation antérieure à toute histoire connue ; si dans les plaines qui les environnent, on voit les lieux où l'imagination riante des Grecs plaça les Champs-Élysées, et dans les canaux qui les entourent, le fleuve qu'il fallait traverser pour arriver au séjour du repos éternel, l'esprit s'ébranle au souvenir de tant de générations éteintes, et l'âme, émue de retrouver le berceau des idées religieuses de la Grèce, s'afflige que cette fable consolante ne soit pas une réalité. C'est donc à la réflexion que les pyramides doivent leur effet prodigieux, et non à cet immense volume de pierres dont l'entassement ayant exigé, dans une longue suite d'années, le concours de toute une nation, n'inspire que du mépris pour des monuments ruineux et inutiles au bonheur des peuples.
La plus élevée des pyramides a environ six cents pieds au-dessus de sa base. On pénètre dans son intérieur par un canal, ouvert à cent pieds du sol, mais qui dans des temps plus reculés, lorsque le sable ne s'était point encore amoncelé contre les faces de la pyramide, pouvait être au tiers de la hauteur totale. Ce conduit tortueux, qui descend d'abord pour remonter ensuite, mène à deux salles d'inégale grandeur : dans la plus vaste est un beau sarcophage dont le couvercle a été brisé. Ni les parois de la salle, ni le sarcophage ne portent d'inscription ; ce qui est d'autant plus étonnant que les Égyptiens, jaloux de faire passer leur histoire à la postérité, en ont couvert tous leurs autres monuments, particulièrement les tombeaux. Cette observation ferait croire que les pyramides datent d'une époque antérieure à l'écriture ; car, comment allier autrement l'orgueil qui les bâtit, et la modestie qui renonce à y graver son nom ?
Dans la salle la plus petite on trouve l'entrée d'un conduit, rempli de décombres, qui sans doute devait aboutir à d'autres chambres, contenant peut-être d'autres cercueils. S'il en était ainsi, les pyramides ne seraient pas le mausolée d'un seul, mais de vastes nécropoles de rois et de princes, où les corps, à l'abri des injures de l'homme, attendaient une seconde vie. En reprenant le canal par lequel on est venu, on marche quelques instants sur les bords d'un puits très profond, et on sort de la pyramide. Les yeux sont éblouis de retrouver la lumière, et les poumons, fatigués de l'air méphitique de l'intérieur, se dilatent et reçoivent avec délices un air plus propre à la vie.
Au-dessus du niveau actuel du terrain, plus de deux cents assises de grandes pierres constituent la pyramide. Placées en retraite les unes sur les autres, elles forment autant d'énormes gradins qu'il faut escalader pour arriver au sommet. Ce sommet, qu'on croirait de loin se terminer en pointe aiguë, offre une surface de neuf cents pieds carrés. De là, la vue, franchissant des campagnes fertiles, s'étend sur le désert d'Arabie, plonge au nord dans le Delta, mesure au sud, par les pyramides de Sakkarah et de Daschour, la distance qui la sépare du Faioum, et se perd à l'ouest dans les déserts de la Libye, séjour des mauvais génies et de la mort.
(...) De tous les voyageurs qui ont parcouru l'Égypte et visité ses monuments, il en est peu dont l'opinion donne à l'architecture grecque la prééminence sur celle des Égyptiens. On ne peut refuser à la première le goût, l'élégance et la légèreté ; mais on n'y trouve pas cette majesté, cette solidité rassurante, cette grandeur merveilleuse, que le peuple d'Égypte imprima à tous ses ouvrages, et que n'a pu atteindre aucune autre nation. Malgré cet accord unanime de ceux qui ont vu, pourquoi encore tant de doutes défavorables aux constructions égyptiennes ? On vous dit : Inhabiles à juger des formes, vous vous êtes laissé séduire, écraser par les masses, seul mérite des Égyptiens. S'il en était ainsi, pourquoi nous, pauvres marins, qui, en effet, sommes inhabiles à juger, selon certaines règles routinières, de l'architecture, de la sculpture et de la peinture, n'avons-nous pas été écrasés par les masses qui s'élèvent aux plaines de Gizèh ? Pourquoi les pyramides nous ont-elles laissés froids ? Pourquoi n'avons-nous eu pour ces montagnes de fabrique humaine qu'un méprisant dédain ? Pourquoi avons-nous conservé devant leur orgueilleuse cime l'esprit assez sain pour n'y voir que l'immense piédestal sur lequel est assis le génie du despotisme, qui depuis soixante siècles étend ses ailes dévorantes sur l'Égypte ? Pourquoi même, parmi les monuments anciens de l'Italie et de la Grèce, nous est-il resté assez de calme pour analyser le plaisir porté à l'esprit par les yeux, tandis qu'à la vue du temple de Denderah, un trouble inconnu s'est emparé de nous, a renversé notre imagination, et saisi si fortement notre âme, qu'il a fallu sortir du temple et en détourner les regards, pour retrouver la faculté de penser, anéantie comme en un cauchemar?
C'est que les masses, quelque grandes et quelque régulières qu'elles soient, ne suffisent pas pour émouvoir. Dans celles de la nature, il faut, comme aux Alpes, des pitons élancés, des roches suspendues, des abîmes sans fond, pour toucher le spectateur, et le ravir à lui-même par un jeu d'accidents qui ne manquent jamais leur effet. Dans celles qu'a bâties l'homme, il faut qu'à la grandeur, à la régularité, se joigne aussi le jeu des accidents d'une autre espèce : c'est ce jeu que les Égyptiens seuls ont connu. Combinant l'effet de l'architecture, de la sculpture et de la peinture dans une idée morale, celle d'agir sur l'esprit des peuples, déjà préparés par l'éducation aux impressions profondes, ils avaient plus qu'atteint leur but ; aussi pendant quatre mille ans rien ne change dans leurs coutumes civiles et religieuses, et ils seraient encore ce que les avaient faits leurs prêtres, s'ils avaient su demeurer inconnus au reste de la terre, et éviter la conquête et la persécution. En visitant les monuments d'Athènes et de Rome, on ne peut s'empêcher de s'écrier : C'est beau ! C'est admirable ! Mais en pénétrant jusqu'à ceux de l'Égypte, le premier sentiment est de ne pouvoir parler.
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