Le philosophe naturaliste français Jean-Baptiste Robinet (1735-1820), Censeur royal, est l'auteur d'un étrange ouvrage intitulé Lettres secrètes de M. de Voltaire, publié en 1765. Son De la nature, publié en 1761, fut condamné, pour ses idées progressistes, par la Congrégation de la Foi (Saint-Office).
Dans son Dictionnaire universel des sciences morale, économique, politique et diplomatique, ou Bibliothèque de l'homme d'État et du citoyen, tome 17 (1780), s'interroge sur la finalité des pyramides, en jugeant comme "vraisemblable" l'hypothèse qu'elles servaient de sépulture aux pharaons. Puis, dans un long développement bâti à partir d'une cascade d'arguments, il définit les pyramides comme les "bibles de l'Égypte", ces monuments étant, avant l'apparition de l'écriture, destinés à la mémorisation des sciences, des arts et des connaissances de l'ancienne Égypte.
Les trois plus remarquables [pyramides] sont environ à quatre lieues du Caire : la principale fut élevée par Chéops, dont on croit encore apercevoir le tombeau, qui a la forme d'un autel. Elle est placée dans le désert d'Afrique, sur un rocher dont la solidité est proportionnée à la masse dont il est chargé. L'aire de la base a quatre-vingt mille deux cent vingt-neuf pieds en carré, et sa hauteur perpendiculaire est de quatre cent vingt-un pieds. Nous avons des édifices modernes beaucoup plus élevés. La seconde, égale en hauteur à la première, est placée dans la même plaine. Le côté septentrional est entier. On y voit deux palais d'une architecture régulière, qu'on soupçonne avoir été la demeure des anciens Rois. La troisième, quoiqu'inférieure aux deux autres en grandeur, les surpasse par la beauté du marbre et de l'architecture. Les Égyptiens confondaient le gigantesque avec le sublime, et tout ce qui était singulier leur paraissait une richesse de l'art. On ignore quels motifs déterminèrent à construire ces monstrueux monuments, dont on n'aperçoit point l'utilité et qui paraissent n'avoir été enfantés que dans le délire de leurs auteurs, qui mesuraient leur gloire à la grandeur des édifices qu'ils élevaient. Les uns pensent que les Rois se proposèrent d'élever un rempart contre la rébellion. D'autres prétendent sans fondement que c'était pour observer les astres, comme si une plaine découverte ou le sommet d'une montagne n'étaient pas aussi favorables qu'une tour à ces observations. Il est vraisemblable qu'elles servaient de sépulture aux Rois. La théologie égyptienne appuie cette opinion. Elle enseignait que les âmes restaient unies au corps jusqu'au moment de sa dissolution, et c'était pour la prévenir qu'ils le dérobaient à l'action destructive de l'air, en le déposant sous une masse impénétrable.
On a hasardé de vaines conjectures pour découvrir par quel mécanisme on a pu élever ces lourdes masses. On ne peut les contempler sans convenir que l'art du levier et des poulies fut porté à un haut degré de perfection, dans les temps les plus reculés.
(...) Les villes dont elle [l'Égypte] était embellie supposent l'art de tailler la pierre et de mouler l'argile, puisqu'elle manquait de bois de construction ; ainsi l'architecture dut y prendre de prompts accroissements. L'on y admirait des temples, des obélisques, des pyramides et des palais dans un temps où le reste des hommes n'avait encore que des antres pour demeures. La solidité de leurs édifices, la hauteur de leurs pyramides supposent de grandes connaissances dans les arts mécaniques.
(...) Le temps qui efface les défauts des grands hommes et qui relève leurs qualités augmenta le respect que les Égyptiens portaient à la mémoire de leurs fondateurs, et ils en firent des dieux. Le premier de ces dieux inventa les arts de nécessité. Le second fixa les événements par des symboles. Le troisième substitua au symbole l'hiéroglyphe plus commode, et s'il m'était permis de pousser la conjecture plus loin, je ferais entrevoir le motif qui détermina les Égyptiens à construire leurs pyramides ; et pour venger ces peuples des reproches qu'on leur a faits, je représenterais ces masses énormes dont on a tant blâmé la vanité, la pesanteur, les dépenses et l'inutilité, comme les monuments destinés à la conservation des sciences, des arts et de toutes les connaissances utiles de la nation égyptienne.
(...) Le génie rare, capable de réduire à un nombre borné l'infinie variété des sons d'une langue, de leur donner des signes, de fixer pour lui-même la valeur de ces signes, et d'en rendre aux autres l'intelligence commune et familière, ne s'étant point rencontré parmi les Égyptiens, dans la circonstance où il leur aurait été le plus utile ; ces peuples pressés entre l'inconvénient et la nécessité d'attacher la mémoire des faits à des monuments, ne durent naturellement penser qu'à en construire d'assez solides pour résister éternellement aux plus grandes révolutions. Tout semble concourir à fortifier cette opinion : l'usage antérieur de confier à la pierre et au relief l'histoire des connaissances et des transactions ; les figures symboliques qui subsistent encore au milieu des plus anciennes ruines du monde, celles de Persépolis où elles représentent les principes du gouvernement ecclésiastique et civil ; les colonnes sur lesquelles Theut grava les premiers caractères hiéroglyphiques ; la forme des nouvelles pyramides sur lesquelles on se proposa, si ma conjecture est vraie, de fixer l'état des sciences et des arts dans l'Égypte ; leurs angles propres à marquer les points cardinaux du monde et qu'on a employés à cet usage ; la dureté de leurs matériaux qui n'ont pu se tailler au marteau, mais qu'il a fallu couper à la scie ; la distance des carrières d'où ils ont été tirés, aux lieux où ils ont été mis en œuvre ; la prodigieuse solidité des édifices qu'on en a construits ; leur simplicité dans laquelle on voit que la seule chose qu'on se soit proposée, c'est d'avoir beaucoup de solidité et de surface ; le choix de la figure pyramidale ou d'un corps qui a une base immense et qui se termine en pointe ; le rapport de la base à la hauteur ; les frais immenses de la construction ; la multitude d'hommes et la durée du temps que ce travail a consommés ; la similitude et le nombre de ces édifices ; les machines dont ils supposent l'invention ; un goût décidé pour les choses utiles, qui se reconnaît à chaque pas qu'on fait en Égypte ; l'inutilité prétendue de toutes ces pyramides comparées avec la haute sagesse des peuples.
Photo : Jon Bodsworth
Tout bon esprit qui pèsera ces circonstances ne doutera pas un moment que ces monuments n'aient été construits pour être couverts un jour de la science politique, civile et religieuse de la contrée ; que cette ressource ne soit la seule qui ait pu s'offrir à la pensée, chez des peuples qui n'avaient point encore d'écriture, et qui avaient vu leurs premiers édifices renversés ; qu'il ne faille regarder les pyramides comme les bibles de l'Égypte, dont les temps et les révolutions avaient peut-être détruit les caractères plusieurs siècles avant l'invention de l'écriture ; que c'est la raison pour laquelle cet événement ne nous a point été transmis ; en un mot, que ces masses, loin d'éterniser l'orgueil ou la stupidité de ces peuples, sont des monuments de leur prudence et du prix inestimable qu'ils attachaient à la conservation de leurs connaissances. Et la preuve qu'ils ne se sont point trompés dans leur raisonnement, c'est que leur ouvrage a résisté, pendant une suite innombrable de siècles, à l'action destructive des éléments qu'ils avaient prévue ; et qu'il n'a été endommagé que par la barbarie des hommes contre laquelle les sages Égyptiens ou n'ont point pensé à prendre des précautions, ou ont senti l'impossibilité d'en prendre de bonnes. Tel est notre sentiment sur la construction des pyramides de l'Égypte ; il serait bien étonnant que dans le grand nombre de ceux qui ont écrit de ces édifices, personne n'eût rencontré une conjecture qui se présente si naturellement.
(...) On conjecture avantageusement de l'astronomie pratique des Égyptiens par la position de leurs pyramides, dont les faces sont tournées avec beaucoup de précision vers les quatre points cardinaux. Une situation si exacte ne pouvant être l'effet du hasard, il faut en conclure qu'ils eurent de bonnes méthodes pour trouver la ligne méridienne ; et les adroits observateurs savent que cela est plus difficile qu'on ne pense vulgairement (...). Proclus a dit que ces pyramides servirent autrefois d'observatoire aux prêtres égyptiens. Cela n'est guère probable, ou bien ce n'aurait pas été sans raison qu'il y aurait eu, comme on le dit, en Égypte des collèges de prêtres préposés à l'étude du ciel, et qu'ils auraient été assez nombreux pour fournir un observateur à chaque jour. Car c'est presque tout ce qu'aurait pu faire celui dont le tour serait venu, que de monter à son observatoire, d'y observer, et d'en descendre dans la journée.
(...) La vraie Élévation ne consiste pas à délirer, ou à faire ce qu'une imagination déréglée, ou une erreur populaire, représentent comme grand et magnifique. Elle ne consiste pas à tenter des choses difficiles, par l'attrait même de la difficulté. Elle ne se sent pas excitée par l'idée du merveilleux, et par le plaisir de surmonter l'impossible, comme l'histoire l'a remarqué de Néron, à qui tout ce qui était sans apparence se montrait sous l'idée de grandeur.
Elle ne s'attache qu'à ce qui est possible, utile au public, d'une longue durée, et qui étant comparé avec la dépense, la surpasse infiniment par le fruit.
Son objet n'eût point été, ou les pyramides d'Égypte, si souvent et si imprudemment vantées, ou les obélisques taillés avec tant de dépense et de travail dans des carrières de marbre, pour n'être ensuite d'aucun usage pour le public. Un tombeau d'une énorme structure, telles que le sont les pyramides et une pierre d'une hauteur extraordinaire qui ne sert à rien, tels que sont les obélisques, [n'a] rien de grand pour un esprit élevé ; et il ne trouve que de la bassesse dans tous les ouvrages dont le faste et l'inutilité sont la fin.
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