Soucieux d'"accomplir jusqu'au bout [son] devoir de touriste, sans enthousiasme, mais sans déshonorer la France par [sa] faiblesse", Victor Fournel (1829-1894) présente, dans son récit de voyage D'Alexandrie au Caire (1899), comme un véritable exploit le fait de grimper au sommet de la Grande Pyramide et surtout de pénétrer dans ses "entrailles", puis de se coucher, selon un rituel de circonstance, dans le sarcophage de la Chambre du Roi.
J'ai retenu de cet ouvrage ces quelques extraits qui comportent une longue citation où l'historien 'Abl-al-Latîf relate la manière dont les pyramides furent délestées de leur revêtement.
Nous voici donc au pied de ces monuments fameux que notre époque, comme l'antiquité, compte encore au nombre des merveilles du monde et dont la masse indestructible, après soixante siècles, défie toujours les outrages du temps. Les trois pyramides de Ghiseh, celle de Chéops surtout, sont démesurées, puisque la tour de Babel s'est écroulée depuis des milliers d'années, les plus prodigieuses des œuvres humaines, et il est douteux que la science moderne, avec toutes ses ressources et tous ses progrès, en concentrant tous ses efforts, en appelant à son aide la vapeur et toutes ces merveilleuses machines qui représentent le génie de l'homme accumulé depuis la Création jusqu'à nos jours, fût capable d'en produire de pareilles.
Le problème de leur construction comme celui de leur destination ne sera sans doute jamais expliqué. Elles n'étaient possibles, d'ailleurs, qu'en un temps et un pays où le souverain pouvait disposer de son peuple comme d'un instrument docile à ses caprices, quels qu'ils fussent, et l'appliquer tout entier à faire ce qu'il avait rêvé.
(...) Qu'on nous permette de le dire sans détour, la première impression qu'on éprouve, ou du moins que nous ayons éprouvée, est celle d'un certain désappointement. On n'est pas accablé, comme on s'y attendait. Malgré le rapprochement de quelques masures, d'une auberge et de la belle maison du khédive, bâties à quelques pas de là et qui paraîtraient fournir un point de comparaison, l'énormité de ces masses de pierre n'apparaît pas tout d'abord dans ses écrasantes proportions. Peut-être ce phénomène, qui se produit assez fréquemment d'ailleurs devant les statues ou les édifices colossaux, tient-il autant à la forme pyramidale qu'à l'immense étendue où se prolonge à l'infini la plaine de sable dont elles gardent l'entrée. C'est de loin qu'il faut les voir et qu'elles produisent le plus d'effet. Quoi qu'il en soit, cette première impression ne dure pas, soit qu'on entreprenne de longer un des flancs de la grande pyramide, soit qu'on regarde simplement les touristes qui l'escaladent et qui s'agitent à son sommet. La base est enterrée de plusieurs mètres : les flancs et le sommet de la pyramide ont été dépouillés de leur revêtement de granit, et ainsi l'élévation se trouve réduite par en haut comme par en bas ; néanmoins elle dépasse encore de plus de trente pieds le double de la hauteur des tours de Notre-Dame.
(...) On a calculé qu'avec les pierres de la seule pyramide de Chéops, qui forment une masse de 2,5 millions de mètres cubes, on pourrait bâtir un mur haut de six pieds et long de mille lieues. Le sujet se prêterait également à beaucoup d'autres calculs semblables, aussi effrayants pour l'imagination. Un récit de l'historien arabe Abdallatif est peut-être plus propre encore à donner une idée accablante de ce que sont les pyramides. Il raconte que le sultan Mélik-al-Aziz-Othman-ben-Yousouf, s'étant laissé persuader par quelques courtisans de les démolir, résolut de commencer par la pyramide rouge, la plus petite des trois. C'est celle de Mycerinus, qui atteint à peine le tiers de la première :"Le sultan, dit Abdallatif, y envoya donc des sapeurs, des mineurs et des carriers, sous la conduite de quelques-uns de ses principaux officiers et des premiers émirs de sa cour, et leur donna ordre de la détruire. Pour exécuter les ordres dont ils étaient chargés, ils établirent leur camp près de la pyramide ; ils y ramassèrent de tous côtés un grand nombre de travailleurs, et les entretinrent à grands frais. Ils y demeurèrent ainsi huit mois entiers, occupés avec tout le monde à l'exécution de la commission dont ils étaient chargés, enlevant chaque jour, après d'être donné bien du mal et après avoir épuisé toutes leurs forces, une ou deux pierres. Les uns les poussaient d'en haut avec des coins et des leviers, tandis que d'autres travailleurs les tiraient d'en bas avec des cordes et des câbles. Quand une de ces pierres venait enfin à tomber, elle produisait un bruit épouvantable, qui retentissait à un grand éloignement et qui ébranlait la terre et faisait trembler les montagnes. Dans sa chute elle s'enfonçait dans le sable ; il fallait derechef employer de grands moyens pour l'en retirer ; après quoi l'on y pratiquait des entailles pour y faire entrer des coins. On faisait aussi éclater des pierres en plusieurs morceaux, puis on transportait chaque morceau sur un chariot pour le traîner au pied de la montagne qui est à peu de distance, où on le jetait.
Après être restés longtemps campés en cet endroit et avoir consommé tous leurs moyens pécuniaires, comme leurs peines et leurs fatigues allaient toujours en croissant, que leur résolution, au contraire, s'affaiblissait de jour en jour et que leurs forces étaient épuisées, ils furent contraints de renoncer honteusement à leur entreprise. Cela se passait en l'année 593 (1196). Aujourd'hui, quand on considère les pierres provenues de la démolition, on se persuade que la pyramide a été détruite jusqu'aux fondements ; mais si, au contraire, on porte les regards sur la pyramide, on s'imagine qu'elle n'a éprouvé aucune dégradation, et que, d'un côté seulement, il y a une partie du revêtement qui s'est détachée."
(...) Le Sphinx, on le sait maintenant par une inscription qui figure au musée de Boulak, est plus vieux que les pyramides d'un nombre de siècles assez considérable pour qu'il eût déjà besoin d'être réparé pendant que l'on construisait la plus ancienne de celles-ci.
(...) Celui qui le premier osa pénétrer ainsi, par ces couloirs étroits et obscurs, dans les entrailles de la pyramide, s'enfonçant comme un reptile à travers cette nuit soixante fois séculaire, suivant à tâtons, écrasé par la masse horrible qui pesait sur lui et sans pouvoir aspirer une bouffée d'air pur, l'interminable sentier sépulcral, sans savoir s'il ne marchait pas droit à un abîme et s'il retrouverait jamais son chemin vers la lumière du jour, celui-là, plus encore que le navigateur d'Horace, dut avoir le cœur bardé d'une triple cuirasse d'airain.
J'ai retenu de cet ouvrage ces quelques extraits qui comportent une longue citation où l'historien 'Abl-al-Latîf relate la manière dont les pyramides furent délestées de leur revêtement.
On remarquera que Victor Fournel qualifie de pyramide "rouge" celle de Mykérinos, alors que cette appellation est aujourd'hui réservée à celle de Snéfrou (Dahchour).
Illustration extraite de l'ouvrage de Victor Fournel
Le problème de leur construction comme celui de leur destination ne sera sans doute jamais expliqué. Elles n'étaient possibles, d'ailleurs, qu'en un temps et un pays où le souverain pouvait disposer de son peuple comme d'un instrument docile à ses caprices, quels qu'ils fussent, et l'appliquer tout entier à faire ce qu'il avait rêvé.
(...) Qu'on nous permette de le dire sans détour, la première impression qu'on éprouve, ou du moins que nous ayons éprouvée, est celle d'un certain désappointement. On n'est pas accablé, comme on s'y attendait. Malgré le rapprochement de quelques masures, d'une auberge et de la belle maison du khédive, bâties à quelques pas de là et qui paraîtraient fournir un point de comparaison, l'énormité de ces masses de pierre n'apparaît pas tout d'abord dans ses écrasantes proportions. Peut-être ce phénomène, qui se produit assez fréquemment d'ailleurs devant les statues ou les édifices colossaux, tient-il autant à la forme pyramidale qu'à l'immense étendue où se prolonge à l'infini la plaine de sable dont elles gardent l'entrée. C'est de loin qu'il faut les voir et qu'elles produisent le plus d'effet. Quoi qu'il en soit, cette première impression ne dure pas, soit qu'on entreprenne de longer un des flancs de la grande pyramide, soit qu'on regarde simplement les touristes qui l'escaladent et qui s'agitent à son sommet. La base est enterrée de plusieurs mètres : les flancs et le sommet de la pyramide ont été dépouillés de leur revêtement de granit, et ainsi l'élévation se trouve réduite par en haut comme par en bas ; néanmoins elle dépasse encore de plus de trente pieds le double de la hauteur des tours de Notre-Dame.
(...) On a calculé qu'avec les pierres de la seule pyramide de Chéops, qui forment une masse de 2,5 millions de mètres cubes, on pourrait bâtir un mur haut de six pieds et long de mille lieues. Le sujet se prêterait également à beaucoup d'autres calculs semblables, aussi effrayants pour l'imagination. Un récit de l'historien arabe Abdallatif est peut-être plus propre encore à donner une idée accablante de ce que sont les pyramides. Il raconte que le sultan Mélik-al-Aziz-Othman-ben-Yousouf, s'étant laissé persuader par quelques courtisans de les démolir, résolut de commencer par la pyramide rouge, la plus petite des trois. C'est celle de Mycerinus, qui atteint à peine le tiers de la première :"Le sultan, dit Abdallatif, y envoya donc des sapeurs, des mineurs et des carriers, sous la conduite de quelques-uns de ses principaux officiers et des premiers émirs de sa cour, et leur donna ordre de la détruire. Pour exécuter les ordres dont ils étaient chargés, ils établirent leur camp près de la pyramide ; ils y ramassèrent de tous côtés un grand nombre de travailleurs, et les entretinrent à grands frais. Ils y demeurèrent ainsi huit mois entiers, occupés avec tout le monde à l'exécution de la commission dont ils étaient chargés, enlevant chaque jour, après d'être donné bien du mal et après avoir épuisé toutes leurs forces, une ou deux pierres. Les uns les poussaient d'en haut avec des coins et des leviers, tandis que d'autres travailleurs les tiraient d'en bas avec des cordes et des câbles. Quand une de ces pierres venait enfin à tomber, elle produisait un bruit épouvantable, qui retentissait à un grand éloignement et qui ébranlait la terre et faisait trembler les montagnes. Dans sa chute elle s'enfonçait dans le sable ; il fallait derechef employer de grands moyens pour l'en retirer ; après quoi l'on y pratiquait des entailles pour y faire entrer des coins. On faisait aussi éclater des pierres en plusieurs morceaux, puis on transportait chaque morceau sur un chariot pour le traîner au pied de la montagne qui est à peu de distance, où on le jetait.
Après être restés longtemps campés en cet endroit et avoir consommé tous leurs moyens pécuniaires, comme leurs peines et leurs fatigues allaient toujours en croissant, que leur résolution, au contraire, s'affaiblissait de jour en jour et que leurs forces étaient épuisées, ils furent contraints de renoncer honteusement à leur entreprise. Cela se passait en l'année 593 (1196). Aujourd'hui, quand on considère les pierres provenues de la démolition, on se persuade que la pyramide a été détruite jusqu'aux fondements ; mais si, au contraire, on porte les regards sur la pyramide, on s'imagine qu'elle n'a éprouvé aucune dégradation, et que, d'un côté seulement, il y a une partie du revêtement qui s'est détachée."
(...) Le Sphinx, on le sait maintenant par une inscription qui figure au musée de Boulak, est plus vieux que les pyramides d'un nombre de siècles assez considérable pour qu'il eût déjà besoin d'être réparé pendant que l'on construisait la plus ancienne de celles-ci.
(...) Celui qui le premier osa pénétrer ainsi, par ces couloirs étroits et obscurs, dans les entrailles de la pyramide, s'enfonçant comme un reptile à travers cette nuit soixante fois séculaire, suivant à tâtons, écrasé par la masse horrible qui pesait sur lui et sans pouvoir aspirer une bouffée d'air pur, l'interminable sentier sépulcral, sans savoir s'il ne marchait pas droit à un abîme et s'il retrouverait jamais son chemin vers la lumière du jour, celui-là, plus encore que le navigateur d'Horace, dut avoir le cœur bardé d'une triple cuirasse d'airain.
2 commentaires:
je pense qu'il y a une erreur de frappe sur les 25 millions de mètres cubes 2,5 millions suffiront
Bien vu et merci. J'ai apporté la rectification.
L'"erreur de frappe" est dans le texte original... mais j'aurai quelque peine à signaler la coquille à l'éditeur !
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