François de Sales, Marie, Joseph, comte d'Estourmel, né à Paris en 1783, mort dans cette même ville le 13 décembre 1852, est un homme politique de la Manche.
Il est en outre connu comme voyageur, artiste et écrivain. De à à travers l'Asie Mineure, la Grèce, la Syrie et l'Égypte, en compagnie de l'artiste suisse Wolfensberger.
Ce périple inspirera son Journal d'un voyage en Orient, publié en 1844. Suivent quelques extraits du tome 2.
L'auteur y consigne quelques remarques d'ordre technique sur la pyramide de Khéops (on notera que, selon lui, les "conduits" de la Chambre du Roi étaient destinés à l'approvisionnement en nourriture des courtisans du pharaon défunt, enfermés avec lui), après avoir pris la précaution d'affirmer que "Tout est doute et mystère" dès qu'il s'agit des pyramides.
"J'avais devant moi la seule des sept merveilles de l'ancien monde qu'il ait été donné aux hommes de nos jours de contempler, car les six autres ont disparu, et la place même des trois que je suis allé chercher à Rhodes, à Halicarnasse et à Éphèse est ignorée.
(...) Je ne m'étendrai point sur l'historique des pyramides. Ici tout est doute et mystère. Ce qu'Hérodote et, après lui, Diodore regardent comme le plus probable, c'est que, environ mille ans avant notre ère, le roi Chéops ou Chemnis, puis son frère, puis son fils, élevèrent ces monuments immenses. Manéthon les attribue aux rois de la quatrième dynastie, cinquante et un siècles avant Jésus-Christ. Depuis, chaque savant a eu son système ; les uns voient dans la grande pyramide la sépulture d'Osiris ; les autres un observatoire astronomique. Enfin, ce que remarque Diodore que, de son temps, ni les historiens, ni les Égyptiens eux-mêmes n'étaient d'accord sur leur origine et leur but, est également vrai aujourd'hui, et dix-huit siècles de plus n'ont rien éclairci. Je ne répèterai donc point ce que tout le monde a lu, pas même l'anecdote scandaleuse de la fille de Chéops. Je m'assis sur les débris de la chaussée, en gros blocs, qui jadis servait d'avenue à la nécropole, et je contemplai en silence ce prodigieux spectacle. Je croyais toucher à la grande pyramide quand j'en étais encore à un quart d'heure de marche.
À ma droite, le sphinx à demi ensablé, déployant sa longue croupe, élevait de trente pieds sa tête mutilée avec une grâce et une majesté dont les efforts du temps et du vandalisme n'ont pu effacer le sentiment. Le rocher calcaire dans lequel il a été taillé est le même qui sert de fondation et probablement de noyau aux pyramides. La pierre, tout usée qu'elle est, laisse encore deviner les contours que la main de l'artiste lui avait imprimés, et la couche de couleur imitant le porphyre dont elle était revêtue. Quelques doctes ont cru que ce sphinx était l'œuvre et peut-être le portrait d'un Tothmosis, pharaon de la dix-huitième dynastie, le même dont Joseph fut ministre. Quoi qu'il en soit, ce colosse symbolique, énigme personnifiée, sentinelle avancée des tombeaux, semble placé là pour exprimer le mystère dont le trépas enveloppe ses secrets et le doute qui s'élève dans l'âme du mourant à l'approche de son heure suprême ; car tout a sa signification dans les monuments allégoriques de la vieille Égypte.
(...) J'entrepris l'ascension de la grande pyramide, mais, au bout de quelques assises, l'assistance même qu'on me prodiguait sans que je pusse m'en défendre, me dégoûta de ma tentative. Je craignais que mes acolytes ne me lâchassent, et la roideur des marches, si l'on peut appeler ainsi des blocs de deux à trois pieds de hauteur, m'effrayait ; à mes côtés, Démétrius, pour m'encourager, me racontait je ne sais quelle histoire ridicule d'un tonneau que des Anglais avaient hissé dernièrement au haut de la pyramide, pour se donner le plaisir de l'en faire descendre en roulant. Il admirait beaucoup cette invention. "Remarquez bien, seigneur comte, répétait-il, un tonneau vide ! Les milords avaient commencé par le boire sur la plate-forme."
Je revins sur mes pas, réservant ma curiosité pour l'intérieur du monument. Après les préparatifs nécessaires, nous nous élevâmes par une rampe formée de débris accumulés, jusqu'à l'entrée placée vers le milieu de la face septentrionale. Là, nous nous enfonçâmes en nous courbant dans les entrailles de la pyramide par un couloir de trois pieds en carré, revêtu de marbre blanc. Nous descendîmes d'abord une pente assez rapide ; puis nous grimpâmes sur des blocs très glissants et nous passâmes par une ouverture qui me parut pratiquée à coups de pioche ; ensuite je continuai à monter peu à peu et moins péniblement, la voie étant devenue plus spacieuse. Vers le milieu du trajet un pas difficile m'arrêta. Il fallut écarter les jambes et placer alternativement les pieds dans des trous entaillés dans l'épaisseur des deux murs parallèles ; enfin, en nous aidant des genoux, des pieds et des mains, et à la sueur de nos fronts, nous parvînmes à une salle de seize pas de long sur huit de large. Les murs très enfumés demandent à être examinés de près pour reconnaître la beauté du granit rose dont ils sont entièrement revêtus ainsi que le plafond. Vers le bout de la salle, un sépulcre vide atteste le néant de l'orgueil du pharaon qui, pendant vingt années, au dire d'Hérodote, fatigua tant de milliers d'hommes à lui préparer une sépulture ; il paraît qu'il trouvait encore des courtisans pour habiter avec lui dans ce palais de la mort, et un canal étroit, dont on nous fit remarquer l'orifice, servait, dit-on, à introduire les vivres qu'on leur faisait passer du dehors.
Le savant Maillet, qui a écrit sur les pyramides un Mémoire auquel il ne reste rien à ajouter, et que Savary a inséré en entier dans ses Lettres, pense que ces malheureux avaient emporté leur bière avec eux, et qu'ils se rendirent successivement les devoirs funéraires. Diodore affirme au contraire que cette tombe, que Chemnis s'était préparée à si grands frais, ne reçut point sa momie. Le fait est, ainsi que je l'ai dit en commençant, qu'on ignore également et l'historique de ces monuments lors de leur origine, et l'époque où les califes en violèrent l'entrée.
Quelque vive que fût ma curiosité, il m'eût été impossible de prolonger mes recherches, car la chaleur était suffocante et l'absence d'air extérieur la rendait tellement intolérable que nous fûmes bientôt forcés à la retraite. Telle est la salle dont quelques érudits ont voulu faire un cabinet d'étude, un laboratoire scientifique, sans s'inquiéter seulement s'il était possible d'y respirer et d'y vivre ; en nous en retournant, nous vîmes la pièce, moins grande que l'autre, à laquelle on donne le nom de Chambre de la Reine. Démétrius à chaque moment nous régalait de quelques traits d'érudition. Il ne cessait de se récrier sur les rapports surprenants qu'il trouvait entre les pyramides et les catacombes de Rome, où, remarquait-il, il faut également allumer des torches en plein jour pour se diriger.
(...) Je dois avouer qu'à cette première visite les pyramides ne remplirent pas toute mon attente. Cette merveille du monde me semblait basse et écrasée quand je la comparais aux clochers dentelés et à jour dont le moyen âge a couvert l'Europe. Je pensais, avec un sentiment d'orgueil pour nos ancêtres, que la puissance architecturale des Égyptiens et des Romains n'avait pas été jusqu'à concevoir la cathédrale gothique perçant les nuages de ses flèches et Michel-Ange posant dans les airs le plus magnifique des dômes.
(...) Je fis le tour de ces grands monuments à travers les débris qui les environnent, et je m'avançai jusqu'à la quatrième pyramide qui est très basse comparativement aux trois premières, et derrière laquelle on en trouve encore deux qu'on n'aperçoit point du Kaire ni de la plaine de Djizé ; l'une est presque renversée, et j'ai lu que, lors de notre expédition, on entreprit de la faire démolir par les soldats pour étudier sa construction. L'autre se compose de plusieurs étages superposés en retrait, comme celle que j'ai vue à Sakara. En me livrant à ces explorations, seul dans le silence de la nuit et du désert, je me demandais pourquoi partout, en Orient comme en Italie, les monuments que la destruction a le plus respectés sont toujours des sépultures.(...) Ces pyramides que j'ai devant moi ont fatigué le temps, et dans les catacombes chrétiennes comme dans celles de Thèbes et de Beni-Hassan, les flancs des rochers sont restés des gardiens fidèles de tout ce que la main de l'homme y a peint et gravé. Chose singulière, que de tant de palais et de temples élevés sous le paganisme aux puissances de la terre et du ciel, ceux dédiés à la Mort aient survécu aux autres, comme si la durée semblait attribuée de préférence à ce qui touche au trépas et à la douleur, ainsi que l'a exprimé si mélancoliquement Pétrarque, ou comme s'il était donné à la tombe d'être encore la plus sûre de toutes les habitations provisoires de l'homme, cette tombe d'où nous sortirons un jour revêtus d'une vie nouvelle, et qui conserve religieusement le dépôt qui lui a été confié dans le temps pour le rendre à l'éternité.
(...) Nous discutâmes sur les procédés employés par l'architecte pour compléter la construction de ces merveilles de l'art ; question qui, il y a tant de siècles, intriguait déjà Hérodote. Il paraît naturel de croire que les assises, disposées en forme de gradins, servaient, au fur et à mesure qu'elles étaient placées, d'échafaudage aux ouvriers pour continuer l'édifice, et que, lorsqu'on fut parvenu au sommet, on donna la dernière main à l'œuvre, soit en abattant l'angle saillant de chacune des marches de l'escalier, soit plutôt en remplissant, par des marbres taillés en prisme, les intervalles des degrés. C'est cette dernière opération sur laquelle nous ne nous sommes pas trouvés suffisamment éclairés, bien que l'explication telle que je viens de la donner paraisse la plus probable. Tous ces marbres auront été depuis arrachés et dispersés ; une portion est sans doute enterrée sous le sable ; beaucoup auront servi à l'ornement des cimetières turcs où la plupart des plaques de marbre blanc qui s'y trouvent employées en grand nombre ont été taillées aux dépens des monuments antiques. Ce qu'il y a de certain, c'est que les dégradations extérieures faites à main d'hommes aux pyramides sont telles qu'on comprend, en les voyant, la contradiction des différents systèmes ; car, de même que le Parthénon et le Colisée, ces gigantesques constructions, après avoir épuisé des carrières pour leur achèvement, sont devenues des carrières elles-mêmes, et l'on a peine à s'y reconnaître. Nous descendîmes assez facilement de la pyramide en sautant à pieds joints d'assise en assise. Je ne tentai point de rentrer dans l'intérieur où, à ma première visite, j'avais été au moment d'étouffer. J'ai déjà remarqué quelle singulière illusion se sont faite les gens qui ont écrit et prouvé que la salle sépulcrale était un laboratoire astronomique. Je ne pourrais certainement y rester une demi-heure sans m'évanouir ; il est vrai que je ne suis pas astronome. Les savants sont drôles quelquefois ; parmi les raisons concluantes apportées par plusieurs d'entre eux pour établir que la chambre du roi était une sépulture, il n'est pas fait mention de la présence du sarcophage qu'on y a trouvé ; cette preuve leur aura paru trop vulgaire, et ce n'est pas la seule fois que j'ai vu des antiquaires montrer de l'esprit là où il ne fallait que des yeux.
C'est Belzoni qui, le premier, a reconnu les conduits de la seconde pyramide, dont l'accès est fort difficile. Assez près, vers le nord, nous nous introduisîmes en rampant dans un tombeau, de la découverte duquel je fus redevable à une indication que m'avait laissée M. Wilkinson. Des sujets empruntés aux arts et métiers y sont représentés, et les voyageurs qui se trouvent empêchés de parcourir la Haute-Égypte doivent examiner avec une attention particulière ces peintures qui leur donneront une idée de celles des hypogées de Thèbes et de Beni-Hassan. On y reconnaît le laboureur, le moissonneur, le menuisier, les danseurs, les pasteurs qui chassent devant eux des antilopes à coups de courbache, ce fouet flexible fait en peau d'hippopotame et qui est encore en usage aujourd'hui. Plusieurs chambres sont entièrement ensablées. Nous explorâmes d'autres tombeaux dans les environs ; la plupart ont été transformés en étables, et l'on y arrive par une large et profonde allée creusée à pic et qui longe les faces septentrionale et occidentale de la seconde pyramide. Le rocher porte souvent l'empreinte de caractères hiéroglyphiques. Dans un souterrain enfumé, un long cadre sculpté en creux renferme treize figures relevées en bosse, et sur un mur de refend une peinture représente des sacrificateurs montant à un temple, et d'autres occupés à dépouiller de leur cuir des bœufs renversés et les pieds liés. M. Prokesch trouva des cartouches qu'il fit copier par un jeune dessinateur qu'il avait amené de Vienne.
Les illustrations de cette note sont extraites de l'ouvrage.
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