jeudi 5 novembre 2009

"La visite de l'intérieur de la pyramide de Khéops n'offre presque rien d'intéressant au simple touriste" (Karl Baedeker - XIXe s.)

Je ne sais si tourisme et connaissances archéologiques font bon ménage.
D'un côté, technique commerciale des tour opérateurs oblige, il faut proposer un maximum de visites en un minimum de temps. Donc, faire vite ! Et l'on se retrouve ainsi embringué dans la cohue des touristes de passage et autres chasseurs d'images.
De l'autre, l'acquis des connaissances repose sur une lente et obstinée recherche d'indices, d'arguments, de certitudes : faire parler des pierres, agencées par la main de l'homme il y a quelque quarante-cinq siècles de cela, est un art qui se moque du temps...
Dans son ouvrage Égypte et Soudan : manuel du voyageur, le libraire et écrivain allemand, créateur des célèbres guides touristiques qui porteront son nom, Karl Baedeker (1801-1859) montre la voie de ce qu'est ou devrait être un guide touristique qui se respecte et respecte surtout ses lecteurs-utilisateurs, en leur proposant de la bonne information, suffisamment détaillée pour répondre à toutes les curiosités, sans être pour autant trop "technique". Ce faisant, le rédacteur d'une telle prose, destinée à guider le lecteur lambda ou oméga, est tributaire des connaissances - ou des tâtonnements - de son époque, notamment comme ici en matière d'archéologie.
C'est bien ce qui apparaît dans ce manuel de Karl Baedeker, où l'auteur s'ingénie à aller à l'essentiel du "mode d'emploi" des pyramides, en s'inspirant de l'état de la recherche archéologique au début du XIXe siècle. C'est ainsi qu'il prend nettement position pour la théorie de l'accrétion, égratignant au passage le brave Hérodote, affublé d'un zéro pointé pour son "récit erroné" concernant la chambre souterraine prétendument entourée d'un "canal dérivé du Nil".
Quant aux touristes, qu'ils se contentent d'une bonne grimpette sportive au sommet de Khéops. Pour le reste, à commencer par les entrailles de la pyramides, circulez ! Y'a rien à voir !

 

Karl Baedeker (Wikimedia commons)

Les pyramides de Gîzé font partie des plus anciennes constructions du monde et excitent encore aujourd'hui, par leurs masses colossales, la même admiration qu'elles éveillaient déjà chez les voyageurs grecs et romains de l'antiquité. On s'étonne autant du génie et des connaissances techniques des Égyptiens, qui se révèlent dans ces constructions, que de la puissance des rois qui devaient disposer de milliers de sujets pour pouvoir ériger de pareils monuments funéraires. On peut se rendre compte de l'énorme somme de travail qu'elles représentent si l'on considère que, d'après le calcul de Petrie, il a fallu pour la construction de la pyramide de Khéops à peu près 2 300 000 pierres d'env. 40 pieds cubes (1 m.c. 10) chacune, qui, taillées en partie sur la rive E. du Nil, devaient être transportées au delà du fleuve et par la plaine amenées jusqu'au plateau du désert.
Quant à la construction des pyramides, Hérodote, qui voyagea en Égypte vers 450 av. J.-C., nous en a donné une description généralement exacte. [suit une citation du texte d'Hérodote, livre II]
Dans les derniers temps, la question de la construction des pyramides et de la façon dont il faut comprendre le récit d'Hérodote, a été vivement discutée. On se demande en premier lieu : comment Khéops, lorsqu'il se choisit en montant sur le trône une place de 54 300 m. carrés à peu près pour son monument funéraire, pouvait-il savoir qu'il aurait un règne d'une longueur
assez exceptionnelle pour lui permettre d'achever son plan gigantesque ? Si l'un des rois constructeurs des grandes pyramides était mort dans la 2e ou 3e années de son règne, comment aurait-il été possible au fils ou au successeur, même le plus pieux, d'achever un pareil projet, tout en songeant à s'ériger son propre monument ? Et pourquoi tant d'autres rois rois n'ont-ils pas eu, eux aussi, le courage de se promettre un règne de trente ans et de commencer une construction pareille, dont le plan était si vite conçu et sanctionné sans doute avec empressement ? C'est ce que Lepsius, Erbkam et Ebers ont cherché à expliquer. D'après eux, chaque roi commençait la construction de sa pyramide en même temps qu'il prenait le sceptre en main ; il la bâtissait d'abord petite, pour s'assurer une tombe complète, même s'il n'avait que peu d'années à régner. Mais il l'agrandissait par des revêtements successifs à mesure que son règne se prolongeait, jusqu'à ce qu'il se crût près de sa fin. S'il mourait pendant la construction, on n'achevait que le revêtement extérieur, de sorte qu'à la fin le monument funéraire était toujours en relation avec la longueur de la vie du roi. Si les autres circonstances déterminantes étaient restées les mêmes au cours des siècles, on pourrait calculer d'après les différentes couches des pyramides, le nombre des années du règne de chacun des rois qui les bâtirent, comme on reconnaît l'âge des arbres aux anneaux de leur aubier. 

Cette théorie de la construction des pyramides par couches successives a été combattue surtout par Petrie (ainsi que par Maspero), qui cherche à démontrer que le premier fondement des pyramides supposait, dans ses grandes lignes, les proportions que montrent ces édifices achevés. Toutefois Borchardt a récemment prouvé que l'hypothèse de Lepsius, sur l'agrandissement progressif des pyramides, était juste en somme et qu'il suffisait de la modifier sur certains points. D'après lui, les constructeurs des pyramides tracèrent d'abord le plan de leurs tombeaux dans de modestes proportions. On se borna fréquemment à l'exécution de ce premier projet aux petites dimensions ; mais souvent aussi des rois, dont le règne dura plus longtemps ou qui disposèrent de plus grandes ressources, le développèrent, soit en agrandissant l'édifice par des revêtements sans changer les couloirs ni les chambres (par ex. à la pyramide à degrés de Sakkâra), soit en transformant le premier plan tout entier, y compris les chambres, etc., en un autre plus vaste (par ex. à la troisième pyramide de Gîzé). Parfois même on procéda encore à un second agrandissement du projet primitif (par ex. à la grande pyramide de Gîzé).
À une époque déjà reculée, peut-être sous la XXe dyn., qui vit aussi le pillage des tombes royales de Thèbes, ou peut-être encore plus tôt, les pyramides ont été profanées par des voleurs. On chercha à forcer l'entrée des chambres intérieures et l'on se fraya à grande peine des passages à travers ces masses de pierre, pour parvenir à de prétendus trésors. Ce travail de mineur occasionna beaucoup de ravages à l'intérieur des couloirs et des chambres. On les répara env. sous la XXVe ou la XXVIe dyn., où les pyramides furent remises en bon état. Mais déjà au temps des Perses, elles semblent avoir été violées encore une fois, et plus tard, sous la domination romaine et sous celle des Arabes, on s'efforça de pénétrer dans les pyramides, pour atteindre les trésors qu'on y supposait cachés.
(...) La visite de l'intérieur de la pyramide [de Khéops], qui n'offre presque rien d'intéressant au simple touriste, est également fatigante ; il ne faut l'entreprendre qu'après s'être bien reposé de l'ascension. On ne saurait la recommander aux dames seules, ni aux personnes souffrantes ou à tempérament sanguin et nerveux. En effet, il faut continuellement ramper et grimper dans des couloirs sombres, qui n'ont par places, surtout au commencement, pas plus de 1 m. de hauteur sur 1 m. 30 de largeur, de sorte qu'il faut se baiser jusqu'à terre. (...)
On remarquera, dans la grande galerie, la jointure des pierres et le poli du fin calcaire du Mokattam ; c'est un chef-d'œuvre de l'art du tailleur de pierres, dont l'écrivain arabe 'Abdellatîf a raison de dire qu'on ne saurait glisser dans les joints ni une aiguille ni même un cheveu. (...) Les entailles dans les murs ont peut-être servi à hisser plus facilement le sarcophage. Des creux irrégulièrement pratiqués dans le sol poli le rendent aujourd'hui moins glissant. (...) Toute la chambre [funéraire] est revêtue de granit et le plafond est formé de neuf énormes dalles, longues de 5 m. 64, qui sont allégées par 5 pièces de décharge ménagées au-dessus d'elles dans la maçonnerie et qu'on atteint de la salle au moyen d'échelles.
En réalité, la pièce de décharge supérieure était déjà bien suffisante pour empêcher le plafond de s'écrouler sous la pression de la maçonnerie. Les anciens architectes se sont trompés ici dans leurs calculs statiques.
(...) Chose curieuse, la chambre du roi ne se trouve pas dans l'axe de la pyramide ; son côté N. est même à 4 m. 95 au S. de l'axe. Les deux conduits d'aérage, dont on aperçoit les orifices à 0 m. 90 au-dessus du sol de la chambre, y ont été placés peut-être par des motifs religieux ; ils sont hauts de 0 m. 15 sur 0 m. 20 de large ; celui du N. est long de 71 m. et celui du S. de 53 m. 20. Ils vont en s'élargissant d'une façon insignifiante vers l'extérieur.
(...) Hérodote rapporte que la chambre souterraine du tombeau de Khéops était entourée d'un canal dérivé du Nil ; ce récit est erroné, car la chambre se trouve au-dessus du niveau le plus élevé du Nil, et des recherches ont démontré qu'aucun couloir ne conduisait du fleuve en ce lieu.
De l'extrémité inférieure de la grande galerie, un couloir grossièrement travaillé et découvert en 1763 par Davison, s'enfonce dans le sol inférieur. Caviglia trouva son débouché dans le couloir qui mène à la chambre souterraine. Selon toute apparence, il a été percé plus tard dans la maçonnerie et n'a pas été établi dès l'origine.

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