vendredi 6 novembre 2009

"Les Égyptiens n'eurent jamais la pensée de bâtir pour plaire à la vue, mais pour l'éternité" (Pietro della Valle, XVIe-XVIIe s.)


Au cours de son voyage qui le conduisit, en "pèlerin", jusqu'à Jérusalem, l'aventurier-poète-musicien Pietro della Valle (1586-1652) fit une halte en Égypte en 1615, durant laquelle il visita les pyramides de Guizeh. Il raconta son périple dans un ouvrage publié en 1645 et traduit en français sous le titre Voyages de Pietro della Valle, gentilhomme romain, dans la Turquie, l'Égypte, la Palestine, la Perse, les Indes Orientales et autres lieux. Pour les extraits, reproduits ci-dessous, j'ai rétabli l'orthographe actuelle.
Pietro della Valle fait plusieurs fois référence à Belon, dont le Voyage au Levant a été brièvement présenté dans ce blog.
On remarquera, dans les extraits retenus, les comparaisons que l'auteur fait entre les monuments égyptiens et ceux de son pays natal. Tout en manifestant une certaine nostalgie pour la splendeur des monuments romains, il reconnaît que les bâtisseurs égyptiens étaient "ingénieux" et qu'en tout premier lieu, les pyramides créent l'étonnement.
À noter également, dans la description que fait Pietro della Valle de la Chambre du Roi, la mention d'un mystérieux "grand pilier d'une seule pièce". Qu'est-il advenu de cet élément du "sépulcre" ?




"Mais il est temps, ce me semble que je vous entretienne des pyramides que je fus voir le 8 décembre : elles sont bâties, comme je vous ai dit, sur le bord occidental du Nil, mais éloignées du fleuve environ de douze milles, au milieu d'une campagne fort stérile, unie et sablonneuse. Diodore Sicilien les met à quinze milles de Memphis, et à cinq et demi environ du Nil ; peut-être de quelques-uns de ses canaux qui coulaient pour lors, parce qu'anciennement, c'était un lac qui les environnait, que le Roi Myri avait fait faire. Aujourd'hui néanmoins, il ne s'y voit plus d'eau, et les choses ont été rétablies dans leur premier état.
Pour y aller du Caire, on passe le Nil au-dessus des ruines de l'ancien Caire, et toujours du côté de l'Occident. Nous le passâmes deux fois dans une barque ; la première, le plus petit bras qui forme l'île et de là par l'île nous traversâmes le fleuve et d'autres petits ruisseaux, que nous trouvâmes ensuite sur la rive occidentale ; mais ils ne nous firent pas beaucoup de peine, parce qu'ils ne coulent que dans le temps des inondations. Il y en a néanmoins un plus grand que les autres, qui est, je crois, toujours plein d'eau, et qui pourrait être celui que Diodore décrit n'être pas éloigné des pyramides. Mais je me persuade, avec Belon, que toutes ces petites rivières ont donné occasion aux anciens Égyptiens d'inventer les fables des fleuves d'enfer ; non seulement de celui de Lethé, comme il dit, mais aussi du Cocyte, et de ces étangs que Caron faisait traverser aux âmes, après qu'elles sont séparées des corps, pour les mettre en possession du rang qu'elles devaient tenir, conformément à ce que dit Diodore Sicilien, que j'ai déjà cité et qui a écrit le plus exactement des curiosités de ce pays (...).
Les premières pyramides donc, qui sont ces trois grandes desquelles Belon fait mention, sont à douze milles du fleuve, et ce sont celles-là mêmes que nous découvrîmes, avec une infinité d'autres, en venant du Caire, de la beauté desquelles, surtout des plus grandes, il me suffira de vous dire que Belon en a parlé trop succinctement, et que c'est à juste titre qu'elles passent pour une des sept Merveilles du monde ; et puisque je le dis, moi qui viens d'Italie et de Rome, vous devez être persuadé de cette vérité. Je vous avoue néanmoins que l'on n'y remarque aucune gentillesse d'architecture, ni ces galanteries de pièces de relief, non plus que ces beaux caprices, et les autres ornements dont nous avons accoutumé d'enrichir nos bâtiments, ni moins encore ces édifices que nous élevons dans les nues, comme nos dômes, qui doivent leur beauté à notre adresse, parce que les Égyptiens n'eurent jamais la pensée de bâtir pour plaire à la vue, mais pour l'éternité. En effet, il y apparence que cela ne manquera jamais, et pour y réussir, ils ne pouvaient rien entreprendre de mieux que cette forme solide de pyramides qui est un corps carré, fait de très grandes pierres de marbre, qui va toujours en diminuant par le haut, suivant laquelle proportion, et sa vaste étendue, n'est pas selon moi fort élevé.
Étant donc composé de matière solide, comme est le marbre fin, sans que le fondement soit surchargé, et la pyramide étant remplie par-dedans, à proportion qu'elle s'élève en pointe, il est impossible qu'elle ne résiste très facilement à toutes les influences du Ciel, aussi bien qu'aux tremblements de terre, n'ayant pas moins la solidité d'une montagne naturelle. D'abord cela paraît peu de chose, et d'assembler tant de marbre dans une campagne sablonneuse, où il ne s'y en trouve pas, ce n'est point une entreprise dont le succès soit impossible, vu que l'Égypte en a des montagnes qui ne sont pas fort éloignées, d'où il est très facile de le transporter sur le Nil ; et du Nil jusques-là il n'y a pas loin, à joindre que le chemin est fort uni, de sorte que d'en former simplement des pyramides d'une juste figure, qui ne paraissant guère plus élevées que le dôme de St-Pierre de Rome, n'est pas un si grand ouvrage. 

Je vous avoue que je n'ai eu ni le loisir ni la patience de les mesurer, mais à les voir et par ce que j'en ai entendu de divers curieux qui s'en sont donné la peine, je crois que les dimensions que Belon en a prises sont très conformes à la vérité : savoir que chaque face de ces pyramides a par le pied trois cent cinquante pas de longueur, d'un angle à un autre, et de hauteur environ deux cent cinquante degrés, qu'il est impossible de pouvoir compter, parce qu'il y en a de rompus en plusieurs endroits, et chaque marche peut être large de plus de demi pied, et haute un peu moins d'un pied. De sorte que par la description que je vous en fais, elles ne sont point d'abord si merveilleuses. Je vous assure aussi qu'elles ne firent point sur moi d'autre impression. Néanmoins quand on s'en approche de près, et que l'on considère plus attentivement la prodigieuse grandeur des pierres, beaucoup plus hautes que les architraves du Portique de la Rotonde, et que celles du Colisée, que quelques autres que j'aie vues, et que l'on fait réflexion comment elles ont été portées avec tant de facilité, jusque sur la cime de ces montagnes artificielles, soit par le moyen des câbles, ou des grues, et de plus, qu'elles aient été posées de niveau chacune à sa place, avec tant d'adresse et de jugement, on commence à connaître l'artifice, et on est contraint d'avouer que ces hommes étaient ingénieux, et qu'ils savaient beaucoup. Mais quand on est parvenu jusqu'au milieu, et que l'on y considère la porte taillée, avec une justesse incomparable, dans une épaisseur de pierres si prodigieuses, lesquelles quoique d'une grandeur démesurée, sont posées en voûte, dans un ordre admirable d'architecture, il faut convenir qu'il y a du bon, parce que si nous admirons à Rome la porte de la Rotonde pour sa grandeur, dont les jambages avec l'architrave sont d'une seule pièce, selon quelques-uns, les sept ou huit pierres de cette pyramide nous doivent bien surprendre davantage, chacune desquelles est peut-être plus grande dans toutes ses dimensions que la porte de la Rotonde n'est large ; parce qu'étant élevées à cette hauteur et jointes parfaitement ensemble dans le plus bel ordre qui se puisse dire, elles servent de voûte à une petite porte.
Mais il y a à s'étonner davantage en entrant dedans et cheminant par la route dont Belon fait mention, qui conduit jusqu'au centre de la pyramide, où reposent les corps, et qui est presque faite comme un puits, non pas à plomb, mais penchant et si rapide qu'il est comme impossible d'y cheminer.
Mais je crois que cela s'est fait à dessein, parce qu'en effet, ils ne voulaient pas que personne y allât troubler le repos des défunts par une vaine curiosité. La porte même, quand on y avait enseveli quelqu'un, se fermait de la même grande pierre, avec tant de soin que par dehors, on ne pouvait s'apercevoir si elle avait été remuée, en sorte que comme tout le reste de la pyramide était solide, souvent, après avoir été longtemps à chercher cette entrée, on ne la pouvait trouver sans en rompre quelque chose. (...)
[Pietro della Valle décrit ensuite la Grande Galerie en ces termes :] nous prîmes un autre chemin fort rapide, qui conduit plus haut, où il fallut grimper de nouveau ; il est précisément fait comme un de nos escaliers voûtés. Sa voûte néanmoins n'est pas ronde, mais plutôt elle se termine en angle et est faite dans l'épaisseur de cette pyramide, par le moyen des pierres extrêmement grandes et très égales à plusieurs étages les unes sur les autres dans l'ordre de l'Architecture, en sorte que celles qui sont dessus ont plus de saillie que celles de dessous ; et ainsi allant toujours en s'étrécissant petit à petit, elles forment ce vide dont j'ai parlé, et le chemin dont il est question maintenant. Je vous assure que pour y monter, il n'y a point de degrés, et qu'un manchot y serait bien empêché. On s'y rend par le moyen de quelques pierres qui avancent de côté et d'autre, qui seraient inutiles sans l'usage de la main et sans mettre les pieds dans des trous qui doivent leur existence à beaucoup de prudents curieux qui y ont travaillé. Avec tout cela, il faut être bien alerte parce que ces saillies de pierres qui servent de degrés sont éloignées de six palmes les unes des autres, et les trous qui ne le sont pas moins engagent les pèlerins à ouvrir furieusement les jambes de sorte que pour s'en rendre maître, il n'y a pas peu à travailler ; d'où on peut penser, ou que les Anciens ont voulu par ce moyen rendre cette route difficile, ou qu'ils étaient d'une plus haute taille que les Égyptiens d'aujourd'hui, s'il est vrai que pour se rendre cette montée plus facile, ils en aient ainsi disposé les degrés. J'y montai néanmoins, l'observai exactement et avec plaisir ; et en effet, après l'ordre qu'ils ont gardé en la disposition de ces grosses masses de pierres, il ne se peut rien voir de mieux.
Du haut de cet escalier on entre dans la chambre du sépulcre, qui est longue de quarante pieds ou environ, sur vingt et un de large. Sept pierres la couvrent toute, chacune desquelles posée en largeur est appuyée de côté et d'autre, et le reste se soutient en l'air, en forme d'une voûte fort unie, comme de nos planchers.
Le sépulcre qui est bâti au bout de cette chambre est situé de travers et séparé de la masse. L'on y voit aussi un grand pilier, gros extrêmement, d'une seule pièce de cette pierre d'Égypte que Belon en plusieurs endroits appelle Thébaïque, de laquelle j'ai éprouvé la dureté par les coups de marteau que j'y donnai, sans en avoir jamais pu détacher seulement un éclat ; et ce qui m'agréa davantage, c'est qu'elle rendait un son comme une cloche, mais si doux et si éclatant que si j'eusse fait cette expérience dans un lieu découvert, on l'aurait sans doute entendu de bien loin. Au reste, le sépulcre n'a point de couvercle ; je ne sais s'il a été rompu, ou s'il en a jamais eu, parce que le Roi, à ce que dit le peuple de ce quartier ignorant et grossier qui a fait bâtir cette pyramide, n'y a jamais été enseveli, et que pour cela elle est demeurée ouverte, la porte même ne se trouvant plus, à la différence des autres pyramides voisines qui sont toutes fermées. Quoiqu'il en foit, le sépulcre a été fabriqué au centre de cette pyramide en travaillant à sa construction, parce qu'il n'est pas croyable qu'il y ait été transporté depuis, vu l'entrée qui est si étroite, et plusieurs autres difficultés.
Je n'eus pas moins de plaisir à voir la pyramide par dehors, parce que je montai jusques sur la cime, d'où on découvre la mer et l'Égypte, avec beaucoup de pays qui l'environne qui fait le plus bel aspect qui se puisse dire. Sur le plus haut de la pyramide, du côté qui envisage l'Italie, je gravai mon nom et celui de la personne du monde que j'honore davantage (...)."


Illustrations extraites de l'article "The Strange Pilgrimage of Pietro Della Valle", du Professeur Stephen Bertman, publié dans la Biblical Archaelogy Review. Elles sont reproduites ici avec l'aimable autorisation du Professeur S. Bertman, auquel j'exprime à nouveau ma gratitude.

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